22.1. Le villageois, le mendiant et l’aristocrate.

22.1.1. La figure idéalisée du villageois

- L’explication que nous proposons repose sur une hypothèse que l’on pourrait qualifier d’anthropologique. La rencontre « passionnelle », faite d’amour ou de haine, qui se produit entre un groupe social (l’aristocratie et les personnes qui s’en réclament) et l’instrument vielle à roue est due au fait que ce dernier, de par sa connotation sociale d’instrument villageois et certaines de ses caractéristiques propres, entre en résonance ou propose une figuration sonore pour un des mythes dominants de l’époque.

Le monde de l'aristocratie se nourrit à l'époque baroque du mythe de l'Arcadie, qui fut, depuis Virgile, l’objet de nombreuses évocations littéraires ou musicales. Il professe un culte de cette vie saine et libre de toutes contraintes que mèneraient ces bergers réinventés beaux, naïfs et purs, aimant la simplicité et la musique. On s’invente villageois, Apollon aurait pris la figure du berger et l'aristocrate se déguise.

De notre point de vue, cette mode témoigne et exprime à sa façon, et en tout cas pour certains, cette nostalgie pour le paradis perdu des origines qui est inscrite dans le psychisme de l'être humain 1 . Elle n’est pas seulement indice d'une vie superficielle consacrée à des «mondanités» ou à des marivaudages divers. Certes une mode reste une mode et la musique a toujours été l’objet d’un réemploi, pour désigner et renforcer un système de connivences culturelles entre personnes de la même classe sociale. De plus, utilisée à des fins mondaines, elle a toujours servi à « faire briller » les amateurs qui en jouent dans les salons (la jeune fille au piano, exhibée par des parents) ou les auditeurs qui se montrent au concert. On admettra volontiers que la vielle se soit faite parure ou accessoire de scène, mais il s’agit soit d’une perte de sens, soit, plus fréquemment à l’époque broque, d’un jeu convoquant le mythe sous la forme d’une représentation.

Mais à coup sûr ces aristocrates ne se laissent pas confondre avec des paysans. En représentation, ils s'identifient, mais avec le clin d'œil qui signifie que « je ne suis pas ce que je dis être » ou plutôt que « je le suis sans l'être » 1 . Le noble prenant l’apparence du villageois ne doit pas plus être confondu avec ce qu'il est censé vouloir montrer, qu'Apollon avec le berger dont il prend la figure. La mise en scène du mythe passe par l’identification en clin d’œil avec cet être pur, naïf et libre, vivant sans contrainte ni règle morale que le mythe arcadien a promu comme modèle.

- Remarquons, en vis à vis, qu’à l'époque baroque, la vielle à roue est (secondairement) un instrument présent dans les campagnes, utilisé lors de vraies fêtes villageoises organisées par de véritables paysans.

- Il vient qu'en première analyse, il est parfaitement logique que l'aristocratie ait capté l'instrument vielle à roue pour en faire un emblème de cette idéalisation du villageois dont elle se nourrit. Mais ce terme d'emblème est peut-être trop statique ; nous lui préférons celui d'objet-vecteur qui marque mieux que la vielle est investie comme une modalité mise au service de la poursuite de cette quête du paradis perdu que représente l'Arcadie. Il en a été de même pour la musette quelques décennies auparavant, et cette adoption avait été plutôt bien tolérée.

Oui, mais… Pourquoi justement a-t-il fallu attendre le siècle de Louis XV pour que l'aristocratie découvre la vielle à roue, alors que sous Louis XIV la musette était déjà appréciée 2 ? Pourquoi l'adoption en fut-elle si difficile et provoqua-t-elle autant de textes polémiques face à des déclarations enflammées sous forme de panégyriques outranciers ? Comme le déclarait D'Aquin 3 : «La Vielle sera toujours parmi nous un sujet de dispute», ce que confirme, avec modération, Boüin dans la méthode qu'il consacre à celle-ci : «quoique la vielle ne soit pas un de ces instruments qui soit du goût de tout le monde» 4 .

Notes
1.

Voir chapitre 1 : Le Champêtre et l’Arcadien.

1.

Voir chapitre 1, section 1.7 : L’identification en clin d’œil.

2.

Des joueurs de musette étaient musiciens du roi et faisaient partie de La bande de la grande écurie.

3.

D'AQUIN de CHATEAU-LYON, Pierre Louis, Siècle littéraire de Louis XV ou lettre sur les hommes célèbres, Amsterdam, Duchesne, 1753, 1754.

4.

BOÜIN, La vielleuse habile ou nouvelle méthode courte, très facile et très sure pour apprendre à jouer de la vielle. Œuvre III°, Paris, 1761, p.13.