22.5. Qui sont les joueurs de vielle ?

Transformer la lutherie, agir sur les différentes spécificités de l’instrument, modifier les réglages, sont des conditions nécessaires pour que la vielle réalise sa mutation. Conditions nécessaires mais non suffisantes. Il faut bien évidemment que la musique produite par l’instrument soit à la hauteur des ambitions qu’on lui prête, ce qui relève de l’interprète comme du compositeur.

Deux catégories sociales participent à la mutation de la vielle à roue 3 . Ce sont d’abord les aristocrates, qui ne sont pas nécessairement de bons musiciens au regard de nos critères, ensuite les virtuoses qui combinent talent et travail acharné pour jouer un répertoire d’une grande difficulté.

Ce sont des aristocrates qui ont imposé la vielle dans le milieu des « personnes de qualité » en en jouant eux-mêmes bien ou mal, c’est selon. Sous l’ancien régime, il est admis que le « sang bleu » donne aux aristocrates une supériorité innée dans la pratique des différentes activités dignes d’être exercées par les nobles. C’est ainsi qu’ils auraient, de naissance, le pouvoir de transcender l’instrument de musique qu’ils « touchent » en l’anoblissant par cet adoubement, ce qui aurait pour résultat de lui faire produire des sons naturellement harmonieux. Ici la valeur de l’interprète découle de son identité nobiliaire et non pas d’une compétence acquise ; il joue par nature « selon le goût » qui, dans cette perspective, pourrait bien être une qualité liée à la noblesse, donc héréditaire. Ainsi certains personnages auraient-ils la possibilité de se dispenser de l’apprentissage auquel devraient se résoudre les individus de moindre condition. On remarquera que les thèses de Rousseau renforcent paradoxalement ce point de vue : il y a ceux qui possèdent sensibilité et génie, ce qui constitue le goût, et ceux qui en sont dépourvus. Bien sûr, pour cet auteur, c’est une affaire de personne et non pas d’appartenance à l’aristocratie, mais il n’en reste pas moins que les considérations préromantiques de Rousseau renforcent l’idée d’un facteur inné, mais alors non héréditaire, qui a préséance sur la compétence acquise par le travail.

Mettons-nous quelques instants à la place du compositeur. Il écrit pour un certain public aristocratique (une certaine clientèle au sens moderne du mot), souvent par l'intermédiaire personnalisé d'un individu particulier a qui l'œuvre est dédicacée (et dont il est le client au sens romain du terme). C’est donc, au moins partiellement, le type d'interprète visé par le compositeur qui déterminera les caractéristiques de la pièce musicale composée. Si la compétence de la personne à qui l’œuvre est dédicacée est seulement modeste, l’oeuvre devra être d’abord facile et pourtant intéressante, ne renvoyant surtout pas à l’idée que l’interprète désigné est un débutant.

Mais à côté de ces aristocrates qui constituent le corps des interprètes d’un premier type, il existe les bourgeois virtuoses, interprètes d’un deuxième type, qui réussissent à exécuter sur la vielle des œuvres d’une extrême difficulté, grâce à ce travail considérable qui permet l’épanouissement de dispositions personnelles. Ils connaissent à la perfection les règles de leur métier et ceux qui les entendent témoignent souvent qu’ils parviennent à transcender la valeur musicale de la vielle et à la rendre capable d’exécuter, avec goût et sensibilité, les morceaux les plus ardus. Ces interprètes de haut niveau sont, pour citer Bourdieu, « fils de leurs œuvres », tirant leur prestige de ce qu’ils réalisent et non, comme les membres de l’aristocratie, d’une identité fondée sur la « noblesse culturelle ». « L’illustre Danguy » est le plus connu de ces virtuoses ; sont aussi cités fréquemment Charles Bâton et Ravet.

C’est dans le répertoire qu’il nous faut déchiffrer les conséquences possibles de cette dualité.

Notes
3.

Voir chapitre 9 : Les joueurs de vielle.