22.6.2. Le répertoire champêtre ou arcadien.

Il faut considérer, pour ce qui est de la vielle, que ce répertoire est le plus fondamental mais aussi le plus important au plan quantitatif. Il est construit à partir d’une musique villageoise (réelle ou inventée) mais suppose la baroquisation du texte musical. Celle-ci est constituée à partir de techniques ou procédés permettant de réaliser, dans l’écriture comme dans le toucher de l’instrument, ces transformations qui changeront la nature de la mélodie, la faisant basculer du rustique (telle que le villageois la joue ou telle qu’il est censé la jouer) vers le champêtre (musique villageoise transcendée parce que revisitée par les dieux ou par la mythologie arcadienne).

Les compositeurs comme les interprètes se doivent de baroquiser, quel que soit, du reste, l’instrument qui délivre la mélodie. La présence deparures baroques, de broderies, d’entrelacs, de chatoiements et autres brillances qui captent l'oreille ne constitue ni un simple enrichissement ni une valeur ajoutée. Ce « supplément » n’en est pas un, il permet une mutation qualitative radicale de la mélodie, puisqu’elle lui permet, répétons-le, de devenir champêtre ou arcadienne et non plus rustique, aristocratique et non plus paysanne. La baroquisation manifeste un traitement souvent subtil du texte musical, entre convocation et révocation, affirmation et dénégation, admiration et mépris, ce qui incarne l’identification en clin d’œil au villageois dont l’aristocrate est l’auteur.

A notre sens, l’agrémentation est le principal outil de la baroquisation, mais d’autres techniques sont utilisées : l’enflement, l’inégalisation, le jeu louré, les fusées, les batteries, les doubles et les triples, les canons, les variations dans le tempo, la vélocité…

Les œuvres du répertoire champêtre peuvent être théoriquement classées en deux catégories selon leur manière d’exprimer le mythe de l’Arcadie.

a). Un répertoire théorique dont le paradigme serait l’air tendre et que l’on pourrait aussi qualifier d’introverti, contient des pièces plutôt lentes, le plus souvent désignées comme airs tendresmusettes, pastorales, brunettes, chansonnettes, mais aussi sarabandes, parfois allemandes. Dans ce répertoire vient se loger de la nostalgie, une expression quelque peu mélancolique de la recherche du paradis perdu.

b). Un répertoire théorique dont le paradigme serait l’air gai ou la danse vive des Suites françaises , et que l’on pourrait qualifier aussi d’extraverti, est un répertoire joyeux ; dans le cas le plus extrême il est convoqué dans le cadre de la reproduction factice d’une fête villageoise 1 . Ces tentatives sont théâtrales, elles donnent à voir et à entendre une représentation de l’atmosphère arcadienne. Elles permettent ce que nous avons nommé identification en clin d’œil 2 . Il s’agit bien d’une mise en scène et d’un jeu théâtral avec des aristocrates déguisés en bergers arcadiens, donc d’un amusement et cette dimension ludique est dominante. Comme le feraient des enfants, des aristocrates jouent à être ce qu’ils ne sont pas ; mais, de cette manière et dans la sphère du jeu, ils le deviennent, alors que dans la réalité, ils demeurent évidemment inchangés 3 .

Ces deux formes de répertoire sont théoriques. Une pièce musicale réelle peut clairement appartenir à l’un ou l’autre. Mais ce ne sera pas toujours le cas ; il peut y avoir recouvrement : on observera en effet qu’une pièce gaie peut masquer une composante mélancolique ou nostalgique sous-jacente. De notre point de vue, c’est assez fréquemment le cas dans les pièces dites galantes, dont les compositeurs éprouvent le besoin très affirmé, peut-être trop affirmé, de les déclarer sans importance en les appelant badineries, babioles, divertissements ou gentillesses…

Les œuvres champêtres peuvent aussi se distribuer le long d’un axe allant de la simplicité à la complexité.

a). Du côté de la simplicité on trouvera un répertoire champêtre encore très proche du rustique et qui conviendra aux débutants, fréquemment des duos sans basse continue.

Un répertoire de cette nature est souvent joint aux méthodes écrites pour vielle (à l’exception majeure de Dupuits). On peut le comprendre ; la vielle est un instrument facile d'accès quand il s'agit de jouer des pièces élémentaires, mais, en revanche, si celles-ci comportent des difficultés techniques importantes, la vielle peine à les surmonter ; elle est en effet loin de montrer l'aisance, que les autres dessus sauront afficher face à une partition complexe. On pourrait donc penser que les auteurs de traités « ciblent » souvent, sans l'avouer, une clientèle attirée par la facilité, ayant envie de prendre du plaisir musical sans trop de contraintes d'apprentissage, à partir d'airs aisés à interpréter et souvent déjà connus voire mémorisés. Cela correspond, probablement partiellement, aux schémas culturels qui ont cours dans la société baroque, chez certains aristocrates. Une musique plus complexe n'intéresserait que peu cette clientèle de joueurs à compétence limitée, bien que, par principe et par vocation missionnaire, ceux qui écrivent les traités de vielle se doivent de ne pas la rejeter totalement, même si, sauf exception, ils n'en font que peu état.

b) Du côté de la complexité on trouvera un répertoire beaucoup plus sophistiqué. Eloigné du rustique, il suppose compétence technique, vélocité dans les pièces rapides, agrémentation foisonnante et très différenciée dans les pièces lentes. Il s’agit fréquemment de pièces avec basse continue.

En somme, le compositeur comme l’interprète donne naissance à une musique qui devrait convenir au « villageois idéalisé » du mythe arcadien. Certains musiciens, plus proches (par goût ou obligation) du villageois réel tel qu’on se le représente, recueilleront, composeront et interprèteront des pièces musicales proches du rustique. D’autres seront plus sensibles à l’idéalisation du villageois et composeront ou interprèteront en multipliant les procédés de la baroquisation.

Le débat qui fonde le baroque est entre la simplicité et la complexité. Il ne faut pas oublier que la musique champêtre a pour mission essentielle de permettre l’identification en clin d’œil de l'aristocrate au berger idéalisé, en recréant un climat évocateur du mythe arcadien, avec, pour ce qui nous concerne, la vielle à roue comme possible objet-vecteur. Il n’est donc pas étonnant que les qualités demandées à la musique champêtre (ou à la musique française) soient la sensibilité, la tendresse, l’expression simple et naturelle et non l’exploit technique. Est violemment critiquée toute musique accumulant des traits supposant une extrême vélocité, sont condamnés les « bizarreries » et les effets de toutes sortes relevant de la pure virtuosité … Et pourtant il existe aussi des pièces complexes dans la musique champêtre.

Il nous semble que la complexité est attaquée lorsqu’elle traduit la volonté du musicien, qu’il soit compositeur ou interprète, de « s’exhiber », de se donner en spectacle pour le plaisir, sans plus être au service de la musique. En revanche, la complexité est de mise, même dans la musique champêtre, si elle est au service de ce qu’elle veut dépeindre, si elle est seulement là pour renforcer l’ambiance générée par cette esthétique musicale.

En somme, le complexe est là pour servir le simple… Ce paradoxe est au coeur de la période baroque. Que la même œuvre musicale puisse alors relever et de la simplicité villageoise et du foisonnement des richesses baroques ne devrait pas nous étonner. Reprenant les analyses de Dominique Fernandez 1 , nous avons rappelé ailleurs que cette coexistence reflétait une problématique propre à l'église catholique de l'époque 2 . Parlant des monuments baroques, cet auteur considère que Rome, dans son combat contre la pensée de Luther et de Calvin, table sur le vertige, la stupeur et le ravissement des foules devant le déploiement et la surabondance baroques, les foisonnements et les débauches de stucs et de marbre caractérisant l'architecture et l'art monumental. Ainsi le catholicisme, pour célébrer la pauvreté évangélique, est-il conduit à la présenter sous la forme d’un étalage de richesses et de complexités comme la musique baroque se doit de célébrer la simplicité et la naïveté prêtées au villageois dans le luxe et la sophistication de la baroquisation.

c) Mais il existe aussi un répertoire « malléable ». S’il existe des pièces champêtres difficiles à jouer telles qu’elles sont écrites et réservées à des interprètes de haut niveau, la réciproque n’est pas obligatoirement exacte. Les ambiguïtés que nous avons rencontrées dans le classement des pièces écrites « dans le goût de vielle » 1 , ainsi que notre travail sur le répertoire attribué à Danguy le virtuose 2 , nous ont conduit à penser qu’il y a des oeuvres dont l’écriture est simple, mais que l’on doit considérer comme des « objets malléables » ; elles pourraient servir « à tout ce qu’on veut » comme l’écrit joliment Rousseau à propos de la musique française 3 . Autrement dit, le joueur disposera d’une grande liberté. S’il est d’un niveau médiocre, il jouera ce qui est écrit sans enrichissement (en restant proche du rustique) ; s’il est excellent, il fera surgir de la partition malléable, une nouvelle forme née d’une baroquisation sophistiquée. Ces œuvres sont donc mobiles : sur l’axe allant de la simplicité à la complexité, elles se déplacent au gré de l’interprétation.

Rappelons qu’il y a trois agents de transformation à la disposition d e l’interprète pour remodeler la partition écrite. Il y a d’abord l’emploi d’un système complexe et très différencié d’agréments, souvent masqué par l’indication passe partout de la croix (+) ; il y a ensuite les variations dans le tempo et notamment l’exécution très rapide d’un certain nombre de pièces ; y a enfin l’activation du chevalet mobile par le coup de poignet, qui marque fortement l’articulation.

Notes
1.

Voir chapitre 4 : La vielle paysanne à l’orée du baroque et l’entrée en Arcadie.

2.

Voir chapitre1, section 1.7. : L’identification en clin d’œil.

3.

Nous faisons ici allusion au concept d’objet transitionnel formalisé par Winnicott commeun objet trouvé-créé paradoxal. Esquissons un exemple. Un enfant joue à être berger et garde un troupeau de cailloux devenus, pour l’occasion, des moutons. Passe un adulte qui demande « tu joues avec des cailloux » ? Du point de vue de l’enfant, l’adulte n’a rien compris puisque ce sont des moutons. Mais l’adulte aurait pu, après avoir observé l’enfant, lui dire qu’il s’agit de moutons blonds, bouclés et qui bêlent un peu fort. Si l’enfant intègre l’adulte à son jeu, ces remarques lui semblent naturelles ; mais dans le cas contraire l’enfant pourrait bien penser : « il est fou celui-là qui ne voit pas que ce sont des cailloux ». L’enfant « trouve » des cailloux, il « crée » des moutons, ce sont alors « des cailloux-mouton », c’est à dire un trouvé-créé ; ces deux caractéristiques sont, dans le jeu, indissociables. L’aristocrate-arcadien est comme cet enfant-berger et la musique qui l’intéresse est une forme de caillou-mouton.

1.

FERNANDEZ, Dominique, Le banquet des anges. L'Europe baroque de Rome à Prague, Paris, Plon, 1984.

2.

FUSTIER Paul, Vielle à roue et célébration baroque, L'effet trompe- l'œil dans l'art et la psychanalyse, (sous la direction de R. Kaës), Paris, Dunod, 1988, p.163.

1.

Voir chapitre 20 : Dans le goût de vielle : la partition malléable.

2.

Voir chapitre 21, section 21.1 : L’illustre Danguy.

3.

ROUSSEAU, Jean-Jacques, Dictionnaire de musique, Paris, 1768. Fac simile : Minkoff, Genève, 1998, art. «Pathétique ».