La vielle a été l’objet de diverses mesures de promotion sociale. Il s’agissait de la faire entrer de droit dans le Parnasse des instruments baroques en lui assurant un statut de dessus comparable à celui des autres dessus et donc de la rendre susceptible de jouer toutes les musiques.
Cet objectif a-t-il été atteint ? Certaines pièces d’une extrême complexité signées par exemple de Dupuits ou Ravet, et appartenant fréquemment au répertoire émancipé, ont été probablement fort peu jouées 2 , sauf par une poignée de virtuoses ayant fait carrière à ce titre. La vielle aurait-elle donc échoué à trouver, dans l’orchestre baroque, une place similaire à celle des autres instruments, son emploi restant pour le moins limité ? Cela expliquerait que les grands compositeurs de l’époque ne l’aient pas intégrée à l’orchestration de leurs œuvres majeures.
Faut-il alors considérer que l’attribution à la vielle d’un répertoire très ardu relèverait plutôt d’une revendication statutaire concernant l’instrument que d’une réalité observable ?
La promotion de la vielle a rencontré un certain nombre d’obstacles :
-1 La vielle est un instrument qui reste limité au sens où elle ne saurait prétendre, quoi qu’en disent ses hagiographes, ni à la vélocité ni à la précision ni à la rigueur du clavecin et du violon.
-2 Par ailleurs, comme nous l’avons longuement développé, à l’époque baroque le joueur de vielle est un aristocrate qui pourrait bien être musicien « de droit », de par son origine ou son identité, et ne pas nécessairement manifester de compétence particulière.
-3 Enfin, il nous faut prendre en compte que la période pendant laquelle la vielle a eu son moment de gloire a été trop brève pour permettre à un savoir de se transmette d’une génération à la suivante. On peut penser que, si une deuxième génération de joueurs de vielle a pu exister, elle n’a pas eu le temps de s’épanouir, l’engouement pour la vielle disparaissant trop rapidement.
Au XXe siècle, et pour d’autres instruments anciens redécouverts, (c’est le cas de la flûte à bec et peut-être aussi celui du cornet à bouquin), ce problème ne s’est pas posé. Une première génération d’initiateurs s’est emparée de ces instruments peu connus ou dévalorisés, essayant de leur faire exécuter au mieux la musique écrite pour eux, alors qu’on ne connaissait pas leurs véritables possibilités. La deuxième génération d’instrumentistes a pu opérer une sorte de saut qualitatif. D’autres avant eux étaient arrivés à un niveau d’exécution que les nouveaux interprètes savaient donc possible et à partir duquel ils pouvaient aller de l’avant et proposer même un jeu virtuose. Par ailleurs, certains musiciens de cette nouvelle génération ont pu commencer l’étude de l’instrument dès l’enfance, (ce que n’avait pas fait la génération précédente, les instruments concernés ayant la réputation d’être peu « sérieux »), et réaliser alors un apprentissage de longue durée.
Tel n’a pas été le cas pour la vielle à roue au XVIIIe siècle. Certes, il existe quelques vielles de petite taille, témoignant que des enfants ont du apprendre l’instrument ; mais lorsque ces derniers sont arrivés à maturité, la vielle était passée de mode et elle n’intéressait plus. Une éventuelle imprégnation par quelques virtuoses n’a probablement pas eu le temps de produire une nouvelle génération d’interprètes aptes à jouer les partitions les plus difficiles du répertoire.
Puisque les pièces proposées devaient être adaptées à la majorité des exécutants, les compositeurs ont choisi majoritairement d’écrire des pièces d’exécution facile ou de difficulté moyenne, pièces « malléables » qu’un bon interprète saurait transformer. Moins nombreuses sont les partitions de très grande difficulté, puisque peu nombreux étaient les interprètes capables de les jouer. Rares sont les partitions nécessitant l’intervention d’un virtuose.
Parce qu’elle n’a bénéficié d’une considération sociale importante que pendant 40 ans, mais aussi parce qu’elle a moins de possibilités d’expression que la plupart des autres instruments, le répertoire de la vielle se devait d’être d’un abord plus facile, avec des effets de virtuosité moins marqués, que pour d’autres dessus. Tel aurait été le destin de la vielle, essentiellement voué au « champêtre », parce qu’elle était congruente avec les préoccupations de l’époque, mais aussi parce que ses limites ne lui permettaient pas d’être facilement utilisée pour jouer d’autres types de musique. Autrement dit, la vielle occuperait une place de choix dans le conflit qui oppose, au XVIIIe siècle, les tenants d’une musique virtuose et technique aux tenants d’une musique « de goût », puisqu’elle ne saurait que difficilement être rangée dans le camp des premiers alors qu’elle pourrait prendre sens dans le camps des seconds.
A se tenir à cette analyse, et en forçant le trait, on pourrait penser que, malgré tous les efforts, la vielle est demeurée un instrument de deuxième zone, jouée par des pauvres en musique. Et pourtant, répétons-le, certains compositeurs et virtuoses ont tenté dépasser ce destin en voulant donner à la vielle un répertoire virtuose de musique émancipée.
Se demander si le répertoire pour vielle reflète cette opposition entre le goût français et le goût italien qui traverse l’époque baroque pourrait peut-être aider à comprendre l’ambiguïté que nous relevons.
GREEN, Robert, A, “Eighteenth-century French chamber music for vielle”, Early music, vol. XV, n°4, nov.1987, p.477.