22.10. Le réel et l’idéal

Faute de pouvoir résoudre les contradictions et lever toutes les ambiguïtés dont nous faisons état en présentant cet instrument hautement improbable qu’est la vielle à roue, nous pouvons peut-être en comprendre l’origine. On peut considérer la vielle comme une formation de l’Idéal ou comme un objet de réalité. En tant que formation de l’Idéal, notre instrument, désigné alors comme lyre d’Apollon, est issu de l’imaginaire arcadien, comme un objet merveilleux faisant partie du monde des héros et des dieux et permettant à celui qui en joue d’échapper à la réalité pour coïncider avec le berger arcadien. Mais, cette vielle là relève d’une illusion, elle est l’incarnation d’un mythe. Elle n’a sa place que dans le registre de l’illimité, de la toute puissance et de la perfection.

Une autre vielle existe, cet instrument de musique de réalité qui a ses faiblesses, ses limites, mais aussi sa valeur propre. Elle n’est pas toute puissante, capable de tout réaliser, elle n’est pas l’instrument parfait que l’idéal voudrait ; elle est seulement définie par ses caractéristiques de réalité que l’on peut évaluer en les comparant à celles d’autres instruments de musique.

A l’époque baroque, si l’on ne prend en considération que la vielle de réalité, alors l’instrument perd le sens ; dépourvu de son appartenance à l’Idéal, il redevient lyra mendicorum et passe aux oubliettes. Mais si la vielle est seulement vielle de l’idéal, alors elle ne joue pas, on ne l’entend pas, elle n’est pas un instrument de musique ayant quelques imperfections, elle est seulement ce à quoi elle renvoie dans l’imaginaire.

Que serait donc la « vraie » vielle ? Nous dirons que les antagonismes, contradictions, paradoxes, ambiguïtés auxquels nous avons été confronté dans ce travail témoignent surtout du pari dont luthiers, compositeurs et interprètes ont été les auteurs. La vielle « trouvée » à l’orée du baroque tardif devait être transformée, remodelée afin de s’approcher au mieux d’une vielle idéale parée de toutes les qualités. Mais cette entreprise n’a pas pour autant fait disparaître les caractéristiques essentielles de l’instrument réel, ce que l’on pourrait appeler ses fondamentaux qui désignent aussi des limites, des imperfections, des contraintes. L’analyse différentielle des oeuvres écrites pour vielle et la présence d’un répertoire malléable montrent bien que certains compositeurs ont pris le parti d’accentuer la dimension de l’idéal (une vielle aux possibilités illimitées), en écrivant de la musique très complexe. D’autres (les plus nombreux) ont tenu le plus grand compte de l’originalité sonore et des limites de l’instrument en lui offrant des partitions qui lui conviennent spécifiquement. Ainsi devient-il théoriquement possible d’interpréter, selon son goût et sa compétence de nombreuses formes de musique, mais avec plus ou moins de bonheur et avec une aisance plus ou moins grande.