Annexe B. Dissertation historique sur la vielle.

En 1741, paraît, sous la plume d'Antoine Terrasson, une « Dissertation historique sur la vielle où l'on examine l'origine et les progrès de cet instrument. Avec une digression sur l'histoire de la musique ancienne et moderne » 2 . Cet ouvrage comporte104 pages 1 .

Nous possédons quelques informations sur Terrasson grâce à une présentation bibliographique, réalisée par un auteur anonyme, à l'occasion d'une réédition de cette « Dissertation » 2 . Sans nul doute, Terrasson est un homme fort savant : « Lecteur et Professeur ordinaire au collège de France », il est par ailleurs « Ecuyer, Avocat en Parlement, ancien vice-Chancelier des Dombes » 3 .

Son texte est toutefois étrange, comme si l'annonce que contient le sous-titre (« l'origine et les progrès de cet instrument ») correspondait à deux approches totalement différentes de l'instrument vielle à roue. Terrasson se montre compétent en ce qui concerne la vielle de son époque et l'histoire récente de celle-ci. Il est souvent cité dans des travaux actuels en raison de la précision de ses observations portant sur les transformations de la vielle (ce qu'il appelle « les progrès de cet instrument »). C'est souvent à ce titre que nous avons fait appel à lui dans cet ouvrage. Mais il existe aussi un deuxième Terrasson, qui cherche à la vielle une « origine ». L'auteur se situe alors dans ce qu'il appelle joliment « le pays des conjectures » (p.12). Il va en profiter pour tenter plus qu'une hagiographie, une véritable Histoire Sainte de la vielle qui « sanctifie » l'instrument et lui offre une naissance au plus près des dieux. Le texte qu'il nous livre évoque alors le récit légendaire, comme si l'histoire perdait ses droits au profit du mythe.

Que dit notre auteur ?

En début d'ouvrage, il affirme que la vielle descendrait de la lyre, cet instrument mythique que se disputent Apollon et David. « La lyre des Anciens aura également produit par degrés la vielle » (p.3). Entraîné par son souci de convaincre le lecteur de la pertinence de ce rapprochement, Terrasson est alors amené à considérer que la roue de la vielle « est elle-même un autre chevalet arrondi » (p.5), (alors qu'il sait fort bien et l'indique ailleurs (p.39) qu'il s'agit en vérité d'un archet).

L'auteur fait alors, de façon répétée, appel aux « Anciens ». Ce sont des auteurs du moyen âge qu'il désigne ainsi la plupart du temps; mais le terme d'ancien est probablement plus digne, il évoque moins son gothique et introduit un flou dans l'origine : les Anciens sont d'un temps mythique, la nuit des temps, ce qui leur assure une proximité avec les héros ou les dieux mythologiques et rend plus fiables leurs assertions.

Pour servir sa démonstration, Terrasson considère l'étymologie et diverses appellations, qui lui semblent, à tort ou à raison selon les cas, désigner l'instrument vielle à roue : symphonie, cifonie, Sarbuquè chez les grecs, Sambuca chez les latins (ce qui lui permet de faire remonter l'instrument à l'antiquité, condition nécessaire pour lui assurer des quartiers de noblesse à foison, donc une essence aristocratique tellement ancienne qu'elle évoque ces surhommes que sont les dieux et les héros).

En ce qui concerne l'origine grecque, Terrasson indique « qu'à l'égard de Buquè (en grec dans le texte) qui compose l'autre partie du mot, on l'aura dérivé par abréviation du terme bucolique (en grec dans le texte) qui signifie Pastoral ou champêtre » (p.13). Ainsi le mythe est-il proclamé, c'est l'Arcadie que chante la vielle, ce sont Orphée et Apollon qui ont pris l'apparence de pâtres.

Terrasson s'appuiera sur un « Ancien », Jean de Meung (« auteur fort estimé des savants » (p.14), pour établir un lien définitif entre Orphée et la vielle :

‘« Celui-ci a parlé du fameux Orphée à qui tous les poètes de l'antiquité ont attribué la gloire de s'être fait suivre par les arbres et par les animaux enchantés par la douce mélodie de ses chants et de l'instrument avec lequel il l'accompagnait. Or quel est l'instrument par le secours duquel Orphée opérait tant de merveilles ? Jean de Meun ne fait aucune difficulté de les attribuer à la vielle ; car en parlant d'Orphée, il dit que ce fameux chantre de la Thrace faisait après soi aller les bois par son beau vieller (en italiques dans le texte) » (p.14/15).’

Utilisant un procédé qui lui est familier, l'auteur indique alors au lecteur que l'assertion de l'Ancien n'est peut-être pas exacte, mais c'est pour mieux y revenir. L'opinion de Jean de Meun est réemployée comme argument à la gloire de la vielle, qui, si elle n'a pas réellement été l'instrument d'Orphée, aurait à coup sûr mérité de l'être : « Jean de Meunvoulant donner une grande idée des sons mélodieux par lesquels Orphée avait attiré les animaux et les forêts, a cru ne pouvoir attribuer ces effets prodigieux de l'harmonie à aucun autre instrument que la vielle » (p.16). Un autre « Ancien » Alexandre de Bernai est alors convoqué, pour montrer que la vielle était connue d'Alexandre roi de Macédoine.

La preuve est faite : « La vielle, loin d'être une invention moderne, est au contraire un instrument des plus anciens, et il a été très cultivé aussitôt qu'il a été connu chez les Peuples de l'Antiquité » (p.19). Ainsi la vielle gagne-t-elle ses quartiers de noblesse en trouvant sa place dans l'antiquité, place que le mythe lui octroie sans que l'on soit obligé de postuler la réalité des dieux des anciennes religions.

Suivent des considérations sur l'histoire de la musique que nous ne commenterons pas ici. De nombreuses pages sont alors consacrées à démontrer que lorsqu'un Ancien (un auteur du moyen âge) parle de vielle, il s'agit de vielle à roue et non de vielle à archet. Les arguments les plus divers sont utilisés pour montrer l'universalité de la vielle à roue ; la réalité importe peu, tout est bon pour faire valoir sa suprématie. Si l'on vante la vielle, elle ne saurait être qu'à roue.

L'historien reprendra alors ses droits et expliquera que cet instrument d'essence noble s'avilit à partir du XIV° siècle. « La vielle ne commença donc à se discréditer dans le quatorzième siècle, que parce que les Pauvres ayant remarqué que cet instrument plaisait beaucoup, imaginèrent de s'en servir pour gagner leur vie. Mais plus cet expédient leur réussit, plus les gens de cour négligèrent la vielle » (p.64).

Comme nous l'avons dit, la dernière partie de l'ouvrage peut être considérée comme beaucoup plus fiable, notamment en ce qui concerne le XVIIe et XVIIIe siècle ; l'historien ayant pris le dessus sur le grand prêtre.

Mais revenons à ce grand prêtre qui écrit une véritable Histoire Sainte de la vielle, comme si l'objectif ne pouvait être que de mettre en évidence la grandeur de ses origines, de montrer qu'elle a côtoyé les héros et les dieux, dans cet univers mythique de la croyance dans lequel la vérité n'a pas besoin de la réalité pour faire preuve.

Cette approche particulière s'intègre à nos hypothèses. La période baroque hérite d'un instrument-truand, bon pour les aveugles mendiants. Il n'est « utilisable » que s'il subit une transformation radicale concernant son identité. C'est le sens du baptême : le vieil homme devient l'homme nouveau. Ici l'instrument de gueux pourra devenir instrument d'aristocrate parce que son origine est reconnue comme divine : venue des bergers, la vielle pourrait bien être (par l'intermédiaire du mythe de l'Arcadie) l'instruments des dieux Orphée et Apollon. Ainsi sanctifiée, la vielle n'est plus ce qu'elle était. « Mademoiselle », à qui Terrasson dédie son œuvre, pourra bien la « toucher » sans déchoir. On devrait considérer que notre auteur s'est mis dans la position de l'écrivain qui, sous prétexte d'histoire, invente, insère son objet dans le jeu des légendes pour lui donner forme et légitimité. Il donne à constater l'apparition d'un instrument merveilleux, là où il n'y avait qu'un ustensile pour mendiant.

Le commentaire admiratif qui termine l'article consacré à l'ouvrage de Terrasson, dans le numéro du Journal de musique de 1770 dont nous avons parlé, s'achève par une phrase louangeuse : « cet ouvrage est tout à fait curieux et savant » 1 . On ne saurait mieux dire, à la condition que l'on admette que cette explication d'une mode musicale pour le genre pastoral entraînant l'arrivée de la vielle dans le monde des « gens de qualité », n'est pas de simple convenance ; quelque chose vient s'y loger de plus profond, peut-être une nostalgie d'un univers perdu.

Notes
2.

TERRASSON, Antoine, Dissertation historique sur la vielle. Où l’on examine l’origine et les progrès de cet instrument, Paris, 1741, p.104.

1.

Cet ouvrage a parfois été attribué à tort à un certain DE LA FEUILLE ; il est répertorié avec ce nom d’auteur à la BNF, comme un ouvrage différent de celui de Terrasson.

2.

« Vielle », Journal de musique, février 1770, p.57/60.

3.

Ibid, p.57.

1.

« Vielle », Journal de musique, février 1770, p.60.