Annexe C. Lettre de Monsieur l'abbé Carbasus

En1739, paraît une « Lettre de Monsieur l'abbé Carbasus à Monsieur D°°° auteur du "Temple du goust" sur la mode des instruments de musique », document de 45 pages consacré à la vielle à roue 2 . L'auteur, qui se fait appeler abbé Carbasus, est en réalité le musicien connu François Campion, guitariste et théorbiste, compositeur mais aussi théoricien, auteur d'un Traité d'accompagnement.

Cet ouvrage polémique a pour objectif de discréditer la vielle à roue en la ridiculisant. Il est écrit d'un style très alerte, (bien que l'auteur soit parfois en délicatesse avec la grammaire) et présente pour notre objet l'avantage qu’offrent les caricatures réussies : sous l'outrance, une vérité se trouve dévoilée. 1 .

Pour cette raison, il est intéressant de prendre connaissance dans le même mouvement de deux textes importants . Il s’agit de la Dissertation historique sur la vielle que signe Antoine Terrasson et que nous présentons dans la précédente annexe (Annexe B) et de cette Lettre de Monsieur l’abbé Carbasus signée par Campion. La première œuvre est une hagiographie, la deuxième est un texte polémique. Ce sont deux écrits opposés, mais qui se répondent parfaitement l’un à l’autre, comme si l’un était le négatif photographique de l’autre.

La « Lettre » est en trois parties.

Au début du texte (p.7/11), l'abbé raconte qu'il se trouvait chez la Marquise de… au moment d'un concert privé qui se donne avec une musette, une vielle et un basson. En langage très imagé, il dit alors tout le mal qu'il pense de la vielle.

La deuxième partie de la lettre est la plus longue (p.13/43). Carbasus raconte que, s'approchant « sans bruit d'une porte qui était entrebâillée » (p.13), il a pu écouter la conversation qui se déroulait entre la marquise et un maître vielleux, ce dernier se livrant à un éloge de son instrument avec une outrance comique.

Dans les deux dernières pages du texte, l'abbé « sermonne » la marquise et la convainc aisément que la vielle n'est pas un instrument digne d'elle.

Les attaques dirigées contre la vielle sont directes lorsque l'abbé Carbasus parle à la première personne ; elles sont indirectes lorsqu'elles résultent de l'enflement ridicule du panégyrique que constituent les propos du maître de vielle que rapporte l'abbé. L'ensemble fournit un état des lieux intéressant en ce qui concerne la fonction sociale ainsi que la place musicale occupée par la vielle.

La thèse principale défendue par Campion concerne la mode de la vielle. L'éloge sans retenue auquel se livre le maître vielleux se termine par le récit d'un songe. La Déesse Mode lui apparaît, dans un « charmant spectacle » qui permet d'entendre conques marines, vielles, musettes, fifres, tambourins, trompettes, sifflets et cornets à bouquin. Des voix crient : « C'est la Mode, c'est la Mode » (p.38). La Déesse Mode « avait en ses mains une Vielle organisée dont elle jouait mélodieusement  tout en changeant incessamment de parure, sous l'emprise du Caprice, de la Vanité, de l'Ignorance, de la Fantaisie, la Bizarrerie, la Folie, la Malice, l'Extravagance, « quelquefois la Commodité, rarement la Raison » (p.39).

La mode est partout dans le texte de Carbasus. La marquise déclare : « Monsieur, je veux me faire un amusement à la mode, et pour cela je veux jouer de la vielle. » (p.12). « Je dirai seulement que c'est aujourd'hui un déshonneur de ne pas savoir jouer de la vielle » (p.35) reprendra plus loin le professeur.

La vielle apparaît donc comme un instrument de société, qui n'est pas de musique ; elle sert à se reconnaître mutuellement comme étant du même « clan », celui des gens de qualité ou des personnes éclairées auxquels le texte fait fréquemment allusion. Les gens « Bien » suivent une même mode dont la vielle fait partie. Pour les aristocrates, l'instrument renvoie, en quelque sorte, au même signifié que des survêtements ou des « baskets » d'une certaine marque pour les adolescents d'aujourd'hui : l'appartenance à une tribu avec laquelle on fait corps.

La vielle n'est donc pas essentiellement un instrument de musique, mais plutôt un instrument du Paraître. Nous retrouvons là les brillantes analyses de Leppert 1 : la vielle est là pour montrer des aristocrates en représentation. Inutile de vouloir en jouer ; du reste, celui qui s'aviserait de tourner la roue produirait un bruit tout à fait dissuasif. Ecoutons la proclamation de l'abbé : « Tout le bruit qui les accompagne est un Charivari continuel, auquel on peut ajouter le croassement des grenouille pour accompagnement ; et pour contre basse, le murmure ou ronflement que fait la roue d'un coutelier ou d'un tisserand ; même si l'on veut, celui de l'équipage d'un mulet, avec le tambour de Basque » (p.9). En revanche, ce qui assure pour le maître de vielle la suprématie de son instrument sur les autres, c'est qu'il convient mieux à la délicate élégance des personnes de qualité. La viole de gambe est gênante quand on porte une robe à paniers, elle est donc « aujourd'hui aux abois » (p.25). Quand on joue du violon, « il en coûte toujours quelque grimace » (p.29). Les « Fluteurs s'arrachent le nez », se « corrompent la main », la flûte « rend le regard louche, change le visage, et engendre le torticolis » (p.30) …. Ainsi le vielleux, à ce moment de sa démonstration, réduit-il les instruments à leurs effets disgracieux sur les Dames qui les pratiquent 1 .

Par voie de conséquence, il est inutile d'apprendre à jouer de la vielle. Si l'on tient absolument « à la toucher » cela pourra se faire sans apprentissage ; la vielle, en effet, n'est venu à la mode que par la facilité qu'il y a à en jouer : « Leur facilité les a rendu communs sans leur donner plus de mérite » (p.11). Les dames de qualité s'en seraient emparées car « elles se donnent rarement la patience d'approfondir les Sciences, et se contentent d'une légère théorie, qui flatte uniquement leur vanité, parce que la moindre peine les rebute » (p.45).

Instrument des villageois et des gueux, la vielle aurait bien du le rester. Elle convient aux « Villageois totalement ignares de musique » (p.10), c'est « la mode qui a arraché ces instruments de la main des Aveugles et des pâtres, à qui nos ancêtres les avaient relégués » (p.11). La vielle ne parvient pas à se départir de son origine misérable (« instruments triviaux et rustiques » (p.10). Celui qui en joue ne peut que faire rire de lui : « Il faut même devenir pantomime pour leur attirer quelque succès, et, sans les grimaces de ceux qui en jouent, ils ne seraient pas supportables aux oreilles musiciennes, après qu'on les a écouté plus d'un quart d'heure » (p.11).

Le discours est cohérent. Mais si l'on considère Campion comme un caricaturiste et le Maître de vielle comme une caricature, alors, il est possible de lire une autre vérité qui se donne à voir sous l'exagération des traits, et qui, par bien des points, est antagonique de l'argumentaire précédent.

Certes la vielle est une mode, mais ce serait aussi un instrument de musique de qualité, fort exigent pour celui qui voudrait le pratiquer.

Pour « toucher » la vielle, il faudrait beaucoup de compétence ; c'est au moins l'opinion de la marquise qui, en début du texte, pour montrer qu'elle saura apprendre à jouer de cet instrument, administre la preuve qu'elle est excellente claveciniste : « Je touche le clavecin ; j'exécute les pièces de Couperin; je timbalise celles de Rameau dont j'ai le traité d'harmonie, avec la règle de l'Octave de Campion. J'exécute et je transpose à livre ouvert, demi ton plus haut, demi ton plus bas, ou autrement, toute sorte de musique Française et Italienne ; je la double, je la triple. La composition m'est familière, je prélude pendant une heure à trois, quatre parties, sur tel sujet de fugue, double fugue, et contre fugue que l'on me donne » (p.12). Le maître de vielle surenchérit quelques pages plus loin : « Nous accordons qu'il y a beaucoup de prudence aux personnes qui se destinent à la vielle, d'apprendre auparavant cinq ou six années à toucher le clavecin, et de n'épargner ni soins ni argent pour une précaution si sage, qui les doit conduire au comble de la perfection de l'art de Vieller » (p.21).

Alors seulement, une fois maîtrisée grâce à un solide apprentissage, la vielle pourra-t-elle servir au badinage amoureux, devenir instrument de séduction : « les Amants, y exprimant galamment leurs tendres sentiments auprès de l'objet de leur amour, sont au moins écoutés, s'ils ne sont pas favorisés » (p.33).

La vielle est un instrument des dieux. Carbasus se moque, trois ans avant leur publication, des élucubrations que l'on trouvera sous la plume de Terrasson (ce qui montre que ce dernier n'invente pas totalement, il est aussi le porte-parole d'un discours de convention déjà présent). Si la vielle a été l'instrument des villageois et des gueux, c'est du fait d'une erreur de l'histoire. En réalité, la vielle est un instrument des dieux, dès l'antiquité elle accompagnait ceux-ci. « Mais, Monsieur, dit la Marquise, croyez-vous en bonne foi qu'Apollon ait jamais joué de la vielle ? Pourquoi, Madame, répondit le Maître, ne le croirais-je pas ? Eh ! À quel autre instrument aurait-il pu donner la préférence ? » (p.14). Et plus loin : « Je me laisse aller au plaisir qui me flatte de croire, que ce fût avec la vielle qu'Apollon attira toutes sortes d'animaux, qu'Orphée s'ouvrit un passage aux enfers ; qu'Amphion reçut de Mercure celle par le son de laquelle il bâtit la ville de Thèbes à cent portes ; qu'Arion, se tira du péril par la douceur de sa vielle » (p.17/18).

Le maître, pour mieux convaincre que la vielle a du côtoyer les héros et les dieux, invente un lointain Empire Chinois et adopte alors le style propre aux récits légendaires : Un ancien chroniqueur Japonais « raconte qu'autrefois, c'est à dire, un prodigieux nombre de siècles ; puisque c'était au temps que les génies, les fées, et autres esprits aériens se familiarisaient avec le genre humain… » [le maître vielleux se perd alors dans les méandres de la grammaire], « il nous raconte enfin qu'il y eut un Empire nommé la grande Chéchianée, où Tanzaï, qui y régnait, par un goût le meilleur du monde avait choisi la Vielle par préférence à tous les autres Instruments de Musique » (p.15).

Il apparaît bien, dans le texte, que le mythe est tout à fait présent ; mais il est, avec évidence, convoqué comme un argument dérisoire, dans des formulations particulièrement ironiques. Le mythe demeure extérieur, inclus dans un habitus de convention, il faut s'y soumettre pour être à la mode, point de trace ici de la nostalgie du monde Arcadien. Pour être digne d'être touchée par les personnes de qualité, la vielle se devait d'avoir une origine glorieuse et le maître de vielle fait flèche de tout bois pour la lui offrir.

C'est donc un discours complexe que nous propose Campion. Il témoigne à sa manière de la puissance des affects que la vielle mobilise, mais aussi des contradictions dont elle est le support. On pourrait presque dire que si la vielle « est », elle est simultanément le négatif de ce qu'elle est. Nous retiendrons essentiellement que l'argumentaire maintient en tension deux propositions antagoniques : d'une part, la vielle est seulement objet pour une mise en scène liée à la mode , d'autre part, la vielle est (aussi ?) un véritable instrument de musique. Certes Campion ne reconnaît que la première de ces deux propositions, mais son texte pourrait bien dépasser sa pensée, la caricature dévoilant une vérité sous l’outrance.

Le dialogue entre la marquise et le maître de vielle est souvent savoureux. Un détail pourra, par exemple, être utilisé par l’auteur pour montrer que la mode est la référence ultime de la marquise, ce qui oblige le maître de vielle de faire appel à Apollon, au titre de suprême arbitre de la mode, pour en venir à ses fins :

‘« A quoi sert cette tresse s'il vous plaît… Cela m'a l'air d'une sangle ? C'est, répondit le Maître, la ceinture pour suspendre l'instrument à son côté. Quoi une ceinture ? dit la Marquise, nous n'en portons plus, ce n'est plus la mode, et c'est tout dire. Tenez, monsieur, on a eu beau dire et beau faire pour nous obliger d'en porter, tout a été inutile, je n'en porterai point. Mais… Madame, c'est la ceinture d'Apollon, lorsque étant berger, il gardait les troupeaux du roi Admette. Ah ! Ah ! reprit la Marquise, d'Apollon !… honneur donc à la ceinture d'Apollon » (p.14).’

C'est alors que le maître fait appel à toute sa science pour persuader la marquise qu'Apollon jouait de la vielle.

La cause est entendue. En jouant de la vielle, Apollon sanctifie l'instrument et même ses accessoires (la tresse). C'est l'Apollon berger, sous un déguisement typiquement arcadien qui est invoqué par le Maître faisant figure d'intermédiaire ou de transmetteur du mythe. Donc l'instrument (et même ses accessoires) peut faire son entrée dans la mode, grâce à un statut de vieille noblesse mythologique. Campion en rit.

Notes
2.

CARBASUS, Abbé de, « Lettre de Monsieur l'abbé Carbasus à Monsieur D°°° auteur du "Temple du goust" sur la mode des instruments de musique », Paris, 1739, 45 pages.

1.

On trouvera une autre analyse du même texte dans GETREAU, Florence, « Les belles vielleuses au siècle de Louis XV, Vielle à roue territoires illimitées », (sous la dir. de Pierre Imbert), St Jouin de Milly, FAMDT éditions, 1996, p. 90/103.

1.

LEPPERT, Richard D., Arcadia at Versailles, Amsterdam, Lisse, Swets et Zeitlinger, 1978.

1.

Si le clavecin est relativement épargné, c'est probablement parce qu'il est alors censé, dans la caricature, être un instrument de « classe préparatoire », devant précéder l'étude de la vielle.