1. Les transformations du paysage migratoire

Aujourd’hui, le paysage migratoire mondial présente un nombre accru de mobilités pendulaires, de migrations saisonnières, de départs temporaires, de séjours plus courts mais répétitifs, d’allers et retours entre les pays d’origine et les pays d’accueil, de trajets ponctués de lieux de transit, de migrations circulaires… (Simon, 1995 ; Morokvasic et Rudolph, 1996). Si l’immigration telle qu’entendue traditionnellement, qui suppose l’intégration plus ou moins définitive dans une société d’accueil 2 , n’a pas disparu de la réalité, nous voyons de plus en plus d’individus partir temporairement, effectuer des mouvements de va-et-vient entre les sociétés d’origine et d’accueil, s’adonner à des activités dans plusieurs lieux, etc. Cet élargissement de l’échelle des temps de la migration conduit d’ailleurs un nombre grandissant de chercheurs à parler moins en termes d’émigration et d’immigration, lesquels supposent un déplacement de longue durée entre un point A et un point B, qu’en termes de mobilité, de circulation, de transnationalisme, ces dernières terminologies offrant une approche plus dynamique du phénomène (Tarrius, 1996; Portes et al., 1999).

De nouvelles formes de migrations naissent également de la diversification des espaces de départ et d’arrivée. Les flux actuels tendent à dépasser les « couples migratoires » historiques et les zones d’attraction habituelles des migrants. Aussi, les ressortissants algériens, turques ou pakistanais considèrent-ils d’autres points de chute que la France, l’Allemagne et l’Angleterre. D’anciens pays de départ tels que l’Italie, l’Espagne et la Grèce deviennent le pays de destination de migrants en provenance d’Afrique et d’Europe de l’Est (Morokvasic-Muller, 1999). Les migrants internationaux sont de moins en moins originaires des zones rurales du Sud et de plus en plus souvent issus des villes. Parallèlement à ces trajets migratoires « Sud-Nord » ou « Est-Ouest », nous observons une multiplication des parcours migratoires ayant les grandes villes des pays industrialisés comme point à la fois de départ et d’arrivée (Simon, 2001).

Cette diversification des temps et des espaces de la mobilité internationale met évidemment en scène des migrants aux profils des plus diversifiés. À la figure du travailleur immigrant peu qualifié s’ajoutent ainsi celle du cadre temporairement expatrié dans l’une des filiales étrangères de son entreprise (Pierre, 2003a; Verquin, 2000), du petit entrepreneur et du travailleur informel (Tarrius, 1992; Portes, 1999), de l’étudiant étranger (Murphy-Lejeune, 1998; Latreche, 2001), du touriste (Ceriani et al., 2004), du scientifique (Halary, 1994), du réfugié et du migrant illicite circulant au sein de réseaux mafieux de drogue, de prostitution ou d’armes (Tarrius, 2002). Dans certains de ces mouvements, comme ceux en Europe de l’Est, les femmes sont plus nombreuses que les hommes (Morokvasic-Muller, 1999). Ces « fourmis » 3 empruntent des sentiers plus ou moins longs, institutionnels ou informels, ils sont des hommes et des femmes, des jeunes et des moins jeunes, des diplômés et des travailleurs non qualifiés. Ils sont tantôt les producteurs, tantôt les spectateurs des mondes internationaux de l’économie, de la politique, de la culture, de la cause sociale, de l’éducation, de la science, etc.

Les recherches des dernières années montrent que ce foisonnement de circulations internationales d’individus qui s’adonnent à des pratiques spatiales différenciées s’inscrit dans les sillages de la globalisation. Ce phénomène, qui sera bien entendu explicité davantage au cours de ce travail, se comprend comme un processus multidimensionnel qui, par l’accroissement de la réalisation simultanée d’activités déspatialisées, tend vers l’interconnexion des différents espaces de la planète de telle sorte que le global et le local deviennent progressivement imbriqués. Ce processus a de multiples dimensions : la globalisation est d’abord l’expansion du capitalisme à l’ensemble de la planète, c’est-à-dire qu’elle est l’internationalisation des marchés de production et de vente et la dérégulation des marchés financiers; elle est politique, par la création d’organisations politiques supra-étatiques telles que l’ONU ou la Banque mondiale; elle est également culturelle, à la fois par l’internationalisation des savoirs 4 et de la société du divertissement; elle se vérifie également dans les domaines environnemental, social et juridique où des actions sont entreprises par-delà les frontières étatiques. Précisons que nous ne soutenons pas ici que nous vivons désormais dans un « village global » (Mc Luhan et Powers, 1989), voire culturellement homogène (les plus défaitistes dirons américanisé), ni que le phénomène est avéré (Martin et al., 2003). Nous verrons en effet que les mouvements d’expansion internationale sont, dans l’histoire, entrecoupés de périodes de repli qu’aucune donnée nous permet aujourd’hui de considérer révolus. Ce que nous affirmons avec d’autres, c’est que les activités réalisées dans les différents mondes de la vie sociale, grâce au développement des nouvelles technologies de l’information et des communications à qui le processus de la globalisation doit ses conditions matérielles d’existence 5 , tendent de plus en plus massivement à avoir cours dans des espaces multiples.

Si nous acceptons ce postulat selon lequel un nombre accru d’activités sociales se déploient « en réseaux » (Castells, 2001) à travers des lieux dissociés physiquement mais néanmoins interconnectés, nous comprenons que les informations, les biens et les capitaux qui circulent à travers ses réseaux sont susceptibles d’entraîner à leur suite au moins certains de ceux qui contribuent plus ou moins directement à les mettre en route. À travers le déploiement de ses filiales dans plusieurs pays, l’entreprise multinationale fait circuler ses cadres, lesquels doivent connaître tous les sites de production et s’assurer de leur bon fonctionnement. Des études montrent que les quartiers des plus grandes mégapoles ne manquent pas de se transformer pour l’accueil de ces acteurs de la nouvelle économie qui voient leur carrière se dérouler successivement dans plusieurs pays (Tarrius, 1992; Sassen, 1996; Wagner, 1998). Il s’agit de rappeler l’exemple des informaticiens indiens qui partent en masse vers les États-Unis pour illustrer le fait que la répartition internationale des activités de production engendre le déplacement de la main-d’œuvre qualifiée vers les destinations où leurs compétences et qualifications font office de pénurie (Wihtol de Wenden, 2001). À ces dirigeants et travailleurs spécialisés de la grande entreprise, figures emblématiques de la nouvelle économie s’il en est, s’ajoutent les circulations annuelles de milliers d’étudiants étrangers, de professeurs et de chercheurs en « quête du savoir » (Gaillard et Gaillard, 1999). En 1960, on dénombrait 240 000 étudiants étrangers dans le monde alors qu’ils étaient 1 600 000 en 2002, soit un rythme d’augmentation annuelle de près de 7% (Coulon et Pavandi, 2003 : 4). La force d’attraction des campus américains, la création en cours d’un espace européen de l’enseignement supérieur et de la recherche, l’internationalisation progressive des universités qui ne souhaitent pas être laissées en marge de ce qu’on appelle avec de moins en moins d’hésitation un « marché » international de l’éducation (Vaniscotte et al., 2003), sont autant de moteurs de ces mobilités étudiantes internationales.

Or, des recherches montrent que parallèlement à ces circulations internationales d’individus qualifiés, lesquelles sont initiées par les décideurs politiques et économiques, des activités internationales et des mobilités individuelles se déploient de façon informelle, c’est-à-dire en marge, du moins en partie et à leurs débuts 6 , des institutions sociales. En d’autres termes, si des acteurs sociaux participent aux réseaux internationaux d’activités (économiques, politiques, éducatives, scientifiques) créés et gérés « par le haut », d’autres investissent des espaces et des couloirs de mobilité inorganisés mais néanmoins partie prenante de ce monde en voie de globalisation. D’une part, de nombreux travailleurs non qualifiés originaires de pays en voie de développement sont drainés par les sociétés industrialisées qui offrent un bassin d’emplois laissés vacants, parce que sous-rémunérés et dévalorisés, par la population locale. Des études, nous aurons l’occasion d’y revenir au cours de ce travail, montrent que ces boulots mal payés sont la conséquence directe et indirecte de l’expansion des secteurs de pointe de la nouvelle économie (Sassen, 1988). D’autre part, la généralisation à l’ensemble du globe des nouvelles technologies de l’information et des communications et la délocalisation de certaines entreprises dans les pays en voie d’industrialisation introduisent chez ces derniers des modèles culturels associés à l’Occident (consommation, services sociaux, éducation, confort ménager, etc.) qui suscitent et contribuent à nourrir un désir de l’ailleurs. Ce ne sont pas tant les plus désœuvrés qui migrent que les jeunes et les travailleurs des classes moyennes qui, coincés entre leurs aspirations et les réalités de leur vie quotidienne, se lancent dans l’aventure migratoire (Portes, 1999). Aussi, assistons-nous actuellement à une accentuation du phénomène des « migrations en cascade », « qui voit les travailleurs immigrés s’insérer dans les segments du marché du travail délaissés par la main-d’œuvre locale, elle-même attirée par des niveaux de vie supérieurs ailleurs (Domenach et Picouet, 1995 : 61).

Certains de ces acteurs de la mobilité internationale informelle parviennent à organiser des activités sur plusieurs espaces nationaux et deviennent ainsi les protagonistes d’une globalisation « par le bas » (Portes, 1999; Tarrius, 2002). Plutôt que d’épandre internationalement leurs actions en s’appuyant sur un fort volume de capital financier, comme dans le cas des acteurs de la grande entreprise, par exemple, ces petits entrepreneurs et travailleurs informels comptent sur le réseau de sociabilités, à la fois dense et étendu, qu’ils ont développé au gré des échanges de réciprocité et de confiance que fomentent les aléas de la vie de migrant : ils élargissent leurs perspectives d’emplois en repérant les offres à longue distance, ils unissent leurs ressources afin d’arriver à créer une entreprise, ils font du commerce en profitant des différences entre les marchés nationaux.

L’une comme l’autre, la globalisation par le haut et la globalisation par le bas ont en commun de reposer sur les innovations en matière de transport et de communication. L’organisation de la production en réseaux ne serait effectivement pas pensable sans les NTIC, pas plus que l’écoulement des marchandises des petits ateliers de confection dominicains ne pourrait avoir lieu sans les voyages réguliers de leur patron à l’étranger (Portes, 1999 : 19). L’une comme l’autre, également, les globalisations par le haut et par le bas mettent en avant des personnages qui savent faire jouer les frontières à leur avantage. Si Dezalay, lorsqu’il parle des « courtiers de l’international », soutient que la force de ces derniers tient dans leur capacité à jouer sur les deux tableaux du national et de l’international, il semble que ce soit également le cas, à leur manière, des Otavalos des hauts plateaux de l’Équateur dont l’exemple est rapporté parmi d’autres par Portes. La confrontation de leurs propos respectifs est intéressante à ce titre :

‘Les stratégies internationales sont des stratégies de distinction pour un petit groupe de privilégiés, auquel s’impose un minimum de discrétion sur ce qui fonde leurs privilèges, afin de pouvoir continuer à pratiquer le double jeu du national et de l’international : investir dans l’international pour renforcer leurs positions dans le champ du pouvoir national et, simultanément, faire valoir leur notoriété nationale pour se faire entendre sur la scène internationale (Dezalay, 2004 : 11).’ ‘Depuis environ un quart de siècle, les Otavalos ont pris l’habitude de voyager à l’étranger pour vendre leurs marchandises colorées dans les grandes villes d’Europe et d’Amérique du Nord. Ils peuvent ainsi récupérer eux-mêmes la valeur d’échange empochée ailleurs par les intermédiaires entre producteurs du tiers monde et consommateurs du premier monde. Après des années de périples à l’étranger, ils ont aussi rapporté chez eux quantité de nouveautés des pays développés, et même amené des nouveaux venus dans leur ville (Portes, 1999 : 20).’

Bien évidemment, cette mise en parallèle ne doit pas nous conduire à confondre des réalités qui diffèrent en ampleur et en conséquences et qui posent, par le fait même, la question de la répartition des richesses et du pouvoir dans un monde globalisé. Ce que ces deux niveaux de phénomène migratoire mettent de l’avant, toutefois, et il s’agit-là de ce sur quoi nous tenons ici à focaliser l’attention, c’est qu’il tend à y avoir, dans le contexte actuel, une recrudescence de l’espace international comme ressource individuelle et collective potentielle – et, en corollaire, comme élément de hiérarchisation sociale des acteurs sociaux. La position d’ego dans l’espace international et sa capacité à se déplacer dans cet espace semblent en effet, à l’heure de la déterritorialisation des activités sociales, prendre une valeur sociale singulière.

C’est donc à ce phénomène – soit l’émergence, dans le cadre de la société globale, de l’espace international comme bien socialement valorisé – que nous consacrons nos réflexions dans ce travail. Nous le ferons à partir du cas des étudiants en mobilité internationale, ces derniers nous apparaissant former l’une des figures analyseur des métamorphoses en cours.

Notes
2.

Des études font état des nombreux liens entretenus avec la société d’origine par les immigrants et/ou leurs enfants (Sayad, 1991; Santelli, 1999).

3.

Nous faisons référence au terme employé par Tarrius (1992) pour illustrer les circulations européennes.

4.

Bien que le savoir soit de vocation universelle, comme il le sera rappelé dans ce travail, il est plus ou moins placé au service de l’État et du bien national selon les périodes historiques.

5.

Castells (2001) a bien montré que sans la révolution technologique et l’instantanéité qu’elle permet, l’expansion des activités financières et de la production économique à l’échelle du globe n’aurait pas été possible. Toutefois, il prend soin de préciser avec d’autres (Martin et al., 2003) que le mouvement vers l’internationalisation des activités a été soutenu et accéléré par des décisions politiques.

6.

Des acteurs d’abord actifs dans le monde économique parviennent à s’organiser au point de susciter la collaboration des institutions (sociales, religieuses, politiques, etc.) de leur société d’origine (Portes, 1999 : 22).