Nous avons mentionné en effet que le nombre d’étudiants étrangers dans le monde est en accroissement constant depuis les dernières décennies et que cette augmentation est tributaire d’un processus d’internationalisation progressive de l’éducation, plus spécifiquement encore d’une institutionnalisation de la mobilité étudiante internationale : « Enfin, un autre facteur explicatif des mouvements d’étudiants peut être constitué par le rôle de facteurs institutionnels » (OCDE, 2001 : 120). L’institutionnalisation procède d’accords signés entre des gouvernements et des établissements d’enseignement qui permettent à un étudiant de réaliser une partie de son cursus local de formation dans un établissement étranger. Elle s’accompagne de plus en plus, en amont comme en aval, de mesures de soutien financier, de mises à niveau linguistique, de la mise en place de structures d’accueil (logement, etc.), autant de dispositifs qui concourent à la massification des séjours d’études à l’étranger.
‘Cette mobilité, institutionnalisée par des accords entre universités ou entre États par exemple, présente un certain nombre d’avantages pour les étudiants. Elle réduit la durée et donc le coût de leur collecte d’information. De plus, l’existence de réseaux d’anciens étudiants passés par la voie institutionnelle permet de diminuer l’incertitude liée à la mobilité, elle facilite donc la prise de décision d’un départ à l’étranger. En outre, l’institutionnalisation de la mobilité s’accompagne en général de cursus impliquant qu’une partie des études s’effectue dans un autre pays membre, ainsi que de procédures d’équivalences de diplômes et de validation des qualifications acquises à l’étranger. Enfin, ce type de mobilité s’accompagne aussi souvent d’avantages matériels (logement, bourses, etc.) (OCDE, 2001 : 120-121).’Ainsi, l’espace international apparaît de moins en moins l’apanage exclusif des « héritiers cosmopolites » traditionnels ou des enfants des élites politiques, économiques et intellectuelles plus récemment formés dans les écoles internationales 7 . De fait, les étudiants étrangers de l’ère de l’institutionnalisation de la mobilité académique ne forment pas une catégorie sociale homogène. S’ils ont en commun de souscrire à une formation de niveau universitaire et à un séjour d’études à l’étranger, ils se distinguent de par leurs origines sociales, culturelles et économiques. Entre ceux qui « héritent » de leur participation à la globalisation par le haut en raison de la position socioéconomique et des prédispositions culturelles de leur famille et ceux qui s’activent internationalement par le bas, grâce à des réseaux économiques et sociaux communautaires et solidaires, la figure de l’étudiant étranger émerge, à la fois objet et sujet d’un processus social de démocratisation de l’accès à une socialisation à l’international (entendue comme plurilinguisme, création d’un carnet d’adresses international, capacité à maîtriser les codes culturels, etc.) (Wagner, 1998; Castells, 2001; Dezalay, 2004).
Notre travail repose sur deux questions principales : premièrement, est-ce que nous pouvons penser que l’institutionnalisation de la mobilité étudiante internationale participe à la globalisation par le haut en généralisant l’accès à l’espace international et à la socialisation à des savoirs et à des compétences qui lui sont rattachées? Deuxièmement, si elle y participe (de façon différenciée, ce qui sera notre hypothèse), quelles sont les modalités de construction des carrières spatiales et professionnelles de ceux qui en font l’expérience? Notre objectif consiste à contribuer modestement à la compréhension sociologique des facteurs, complexes, qui interviennent dans la réussite et la moins bonne réussite des expériences de mobilité internationale. Derrière cette notion de succès, il ne s’agit pas ici de porter un jugement normatif sur l’issue de la carrière, d’ailleurs jamais totalement arrêtée malgré une certaine stabilisation (spatiale et/ou professionnelle). Il s’agit de comprendre que les mobilités, qu’elles soient étudiantes ou économiques, formelles ou informelles, renvoient à des motivations personnelles et à des objectifs sociaux et politiques qui visent, à termes, l’insertion (professionnelle, économique, sociale, culturelle, politique…) du migrant. Si les politiques étatiques et les aspirations personnelles des migrants peuvent s’opposer quant aux modalités de cette insertion 8 , ou encore varier d’un migrant à l’autre, les enjeux liés à la migration consistent néanmoins, de part et d’autre (individu et société), à éviter autant que possible la déperdition des ressources 9 .
Par ailleurs, nous avons fait le choix de concentrer notre attention sur les processus de mise au travail des jeunes, c’est-à-dire sur le rôle joué par l’espace international au cours de leur socialisation professionnelle, cela au détriment d’autres dimensions qui auraient pu être également intéressantes. L’identité citoyenne, par exemple, occupe historiquement une place tout aussi prééminente que le travail dans l’organisation de la société et la compréhension des conduites humaines, et l’une comme l’autre, la citoyenneté et le travail, sont au cœur de la vocation du projet éducatif 10 . Une étude centrée sur l’effet des expériences spatiales internationales sur les appartenances culturelles et nationales et les pratiques citoyennes aurait donc eu toute sa pertinence. Mais dans un contexte historique de profonds bouleversements des marchés du travail et des cursus de formation, et pour des individus dont l’âge social se caractérise par l’insertion socioprofessionnelle, l’activité économique et professionnelle acquière une dimension toute singulière que nous avons décidé de mettre au premier plan.
D’ailleurs, ce travail rejoint les préoccupations politiques actuelles : les gouvernements et les établissements d’enseignement supérieur ne veulent pas manquer le bateau de l’internationalisation de l’éducation, considérée comme un marché avéré, ni la participation pleine et entière à la nouvelle économie. Ils souhaitent former, voire attirer localement les « cerveaux » et la main-d’œuvre dont les qualifications serviront le mieux-être économique et social national. Parallèlement, ils visent à ce que leurs futurs travailleurs disposent des outils appropriés afin de rencontrer les nouvelles exigences du monde du travail et de mieux s’insérer en emploi. La Déclaration conjointe des quatre ministres en charge de l’enseignement supérieur en Allemagne, en France, en Italie et au Royaume-Uni, va dans ce sens :
‘Nous abordons une période de changement majeur dans l’éducation, dans les conditions de travail, une période de diversification du déroulement des carrières professionnelles ; l’éducation et la formation tout au long de la vie deviennent une évidente obligation. Nous devons à nos étudiants et à notre société dans son ensemble un système d’enseignement supérieur qui leur offre les meilleures chances de trouver leur propre domaine d’excellence 11 .’Bien que les mobilités internationales des étudiants s’inscrivent dans un mouvement général qu’est la globalisation, les réalités qu’elles sous-tendent ne sont pas pour autant uniformes. Affirmer qu’un phénomène tend à s’étendre à l’ensemble du globe ne signifie effectivement pas qu’il offre un visage unique. Des institutions intervenant au niveau national, voire également régional (Massit-Folléa et Épinette, 1992) et urbain (Sassen, 1996), interviennent sur la scène internationale en tant qu’acteurs pouvant contrer, accélérer ou faire bifurquer des forces plus générales. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi d’inscrire ce travail dans une perspective comparative. Notre attention s’est portée sur deux sociétés au niveau de développement politique et économique comparable mais néanmoins dissemblables sur un ensemble de points : la France et le Québec. Précisons d’emblée que cette étude ne traite pas des échanges d’étudiants entre la France et le Québec, même si ceux-ci sont non négligeables étant donné les relations historiques qui unissent les deux entités, à la fois leur gouvernement et leur population. Elle ne porte pas non plus sur les étudiants étrangers présents dans ces deux sociétés. L’objet de ce travail est plutôt de comparer les carrières spatiales et les socialisations professionnelles d’étudiants français et québécois ayant réalisé au moins un séjour d’études à l’étranger, peu importe la destination. Si cette entreprise comparative repose sur le parti pris que des différences sociétales surgissent au creux d’un phénomène dont la tendance est globale, en contrepartie nous avons pris soin, afin de ne pas accentuer exagérément les divergences, de ne pas renvoyer les sociétés dos-à-dos. Cette prudence s’imposait d’autant plus que ce travail de compréhension sociologique a été mené à partir d’un matériau qualitatif, ce qui pose la question de la légitimité d’interpréter les résultats observés en termes d’effet sociétal (Vassy, 2003). Nous avons réalisé les analyses de façon à faire ressortir ce qui, après la confrontation à d’autres données d’enquête, nous a finalement semblé être de l’ordre de tendances sociétales.
Cela étant dit, l’intérêt d’un travail sociologique sur les mobilités internationales des étudiants ne saurait se limiter, à notre sens, à des enjeux politiques et institutionnels : il se fonde également sur le sens que les acteurs en déplacement donnent eux-mêmes à leur expérience, sur les interprétations qu’ils ont du monde dans lequel ils vivent, sur leurs aspirations et leur rapport à l’avenir, sur la compréhension qu’ils ont de leur propre vécu. Dire que nous accordons l’attention à l’univers des significations, c’est annoncer ici que notre questionnement sur les modalités de construction des carrières spatiales et des socialisations professionnelles des jeunes Français et Québécois s’inscrit dans une conception de la sociologie qui accorde une certaine marge de manœuvre aux acteurs sociaux. Aussi, nos réflexions prennent-elles leur appui sur deux courants sociologiques : la sociologie de tradition interactionniste, dont on puise les fondements théoriques dans l’œuvre de Mead; et la sociologie compréhensive, héritée de Weber.
L’espace international constitue depuis longtemps le « terrain de jeu » de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie, dont la transmission des compétences internationales aux enfants était assurée par la possession d’un réseau étendu de relations sociales et familiales. Depuis les années 60 et le processus de la globalisation économique, les enseignements internationaux se généralisent auprès des fils de cadres et d’intellectuels (Wagner, 1998).
Les travaux de Tarrius (2000), notamment, montrent que les pratiques des migrants circulant sur le pourtour méditerranéen ne rencontrent pas les politiques d’intégration de la société d’accueil. Ces individus s’insèrent plutôt à ce qu’il appelle des territoires circulatoires, c’est-à-dire des espaces sociaux qui transcendent les territoires concrets et au sein desquels ils développent des systèmes de normes et des identités cosmopolites.
« [U]n acteur ne se déplace quasiment jamais que spatialement. Son mouvement est précédé, accompagné ou suivi d’un ou de plusieurs autres types de mobilité ou sociale ou professionnelle, ou sur le cycle de vie, ou culturelle. Du point de vue de l’acteur, la mobilité spatiale implique donc un jugement sur la société et reflète sa volonté de s’y forger un rôle et une position sociale. De même, la mobilité spatiale n’est qu’un aspect du mouvement et du changement de société » (Bassand et Brulhardt, 1980 : 156).
Bien qu’elles tendent historiquement à se faire la lutte (Nicole-Drancourt et Roulleau-Berger, 2001).
Harmoniser l’architecture du système européen d’enseignement supérieur. Paris, en Sorbonne, le 25 mai 1998. À l’occasion du 800e anniversaire de l’Université de Paris, déclaration conjointe des quatre ministres en charge de l’enseignement supérieur en Allemagne, en France, en Italie et au Royaume-Uni.