La sociologie interactionniste trouve ses fondements dans une importante tradition philosophique ayant eu cours aux États-Unis de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 30 : le pragmatisme. Contre le paradigme normatif des sociologies de Comte, Durkheim et Parsons, lesquelles conçoivent l’individu comme un être agissant en conformité à un système de normes sociales qu’il a intériorisées, le pragmatisme place l’individu au centre de son analyse, un individu à qui le monde social offre un horizon plus ou moins limité de possibles et une certaine liberté d’action. Or, cette approche pragmatiste n’adhère pas pour autant à une vision utilitariste de l’individu selon laquelle tout acteur social agirait en fonction de ses intérêts, sur la base d’un calcul rationnel des coûts et des bénéfices, et dont la figure représentative est celle de l’homo œconomicus des économistes libéraux ou de l’être pensant de la philosophie cartésienne. Elle défend plutôt les idéaux d’une société égalitaire où les différences et la stratification sociale ne sont pas plus figées ou déterminées historiquement qu’elles ne relèvent des aspirations individuelles. Nous voyons donc que cette conception de l’individu et du monde social s’écarte à la fois du positivisme de Comte, pour lequel l’individu est soumis à des lois naturelles, physiques ou sociales, et de l’évolutionnisme de Spencer, selon lequel l’individu est régi par un processus qui lui est totalement extérieur et sur lequel il a bien peu de contrôle. De même s’éloigne-t-elle, sans toutefois nier l’influence effective des facteurs biologiques sur l’agir humain, du biologisme. Chez les pragmatistes, l’individu, produit par et grâce à l’environnement naturel et social, peut aussi utiliser en retour sa conscience et ses connaissances afin d’agir sur lui et le modifier.
L’œuvre de Mead est emblématique de la perspective pragmatiste en ce qu’elle permet, notamment à l’aide des notions de rôle et d’identité, de faire tomber l’antinomie individu et société. Pendant que Durkheim et les positivistes cherchent à comprendre la manière dont le social institué s’impose aux individus, Mead fait du sujet un objet sociologique en s’intéressant à ses pratiques de construction de la vie sociale. Pour Mead, les aspects extérieurs et visibles d’une activité, c’est-à-dire le processus social, trouvent leur fondement dans l’expérience interne de l’individu. Il n’y a donc pas lieu de séparer le social de l’individuel, l’objectif du subjectif, l’extériorité de l’intériorité, le matériel de l’idéel. Le béhaviorisme social dont il se revendique traduit bien sa position intermédiaire entre ces antinomies classiques et sa volonté de les faire tomber. Selon Mead, l’esprit de tout être humain est constitué de l’ensemble des symboles significatifs. S’il existe une condition physiologique préalable à l’émergence de l’esprit, celle d’un système nerveux central suffisamment développé pour que le langage puisse naître 12 , l’esprit ne peut se développer que dans la relation à autrui puisque sans significations partagées, il n’y a pas de symboles. Par conséquent, l’esprit n’est pas une substance que l’on peut localiser dans le cerveau mais s’étend aussi loin que s’étend le processus social. Ainsi, toute action individuelle participant au processus social et donc observable extérieurement s’organise d’abord dans l’esprit grâce au langage symbolique 13 . C’est parce que sa parole ou son geste est aussi significatif pour lui que pour les autres qui sont engagés dans le même processus social, qu’un individu peut organiser son action. Grâce aux significations partagées, il peut s’imaginer à la place d’autrui – prendre son rôle – afin d’agencer, en fonction des attentes, les éléments de son propre rôle.
L’interactionnisme naît du croisement de l’œuvre théorique de Mead et d’une tradition de recherches de terrain développée durant les années 20 et 30 à Chicago, ville alors considérée par Park et Burgess, les fondateurs de ce qui s’appellera l’École de Chicago, comme un véritable laboratoire de la modernité. Les processus d’urbanisation et d’industrialisation provoquent la restructuration des emplois et la crise des statuts sociaux, une différenciation sociale et spatiale de l’espace urbain ainsi qu’une forte mobilité des individus. Le changement social est plus rapide que la capacité des institutions à fournir de nouveaux modèles de comportement. À l’ordre et aux valeurs traditionnels, plutôt uniformes, succèdent la désorganisation sociale, l’instabilité et l’incertitude des interactions sociales, d’où l’intérêt que les sociologues de l’École de Chicago ont porté à l’analyse des situations, changeantes et foyers d’interprétations multiples de la part de ceux qui y sont engagées. C’est au cours de ces interactions situées que peut être observé le travail de ré-interprétation et de re-formulation des rôles, des normes. Notre approche théorique s’inspire de l’entreprise interactionniste, laquelle prend acte de cette pluralité des ordres sociaux et des capacités d’action individuelle. En plus des apports théoriques de Mead, notre compréhension du phénomène de la mobilité étudiante internationale et de l’appropriation réelle et virtuelle de l’espace par les jeunes s’appuie sur les analyses de sociologues et d’anthropologues qui s’inscrivent dans cette tradition, tels que Hughes, Goffman, Strauss, Becker et Hannerz.
Par ailleurs, si Weber occupe également une place d’importance dans ce travail, c’est qu’il offre une théorie de l’action sociale qui tient compte de l’univers des significations en même temps qu’un échafaudage méthodologique rigoureux permettant de les étudier scientifiquement. Pour Weber (1971), l’objet de la sociologie est celui de l’activité sociale, de l’action posée à l’égard d’autrui. Mais à l’encontre d’un Durkheim, par exemple, qui stipule que le sens donné par les individus impliqués dans une même activité sociale n’est d’aucune utilité pour le sociologue, Weber place les significations de l’action au cœur de sa sociologie. Pour lui, les valeurs auxquelles les individus adhèrent permettent de comprendre et donc d’expliquer leurs conduites. Puisque les systèmes de valeurs ne sont pas statiques, nous comprenons dès l’instant que la sociologie wébérienne est fondamentalement historique.
Ainsi, le projet de sociologie compréhensive de Weber propose de rendre intelligibles des situations et des relations sociales qui, pour l’observateur extérieur, peuvent apparaître désordonnées, irrationnelles, chaotiques. Cela étant dit, Weber s’empresse de préciser que si les représentations des acteurs sociaux font partie de l’action (elles la commandent, l’orientent, la corrigent…), elles ne rendent pas compte de ce qui, socialement, la produit: « Des motifs invoqués et des « refoulements » (ce qui veut dire d’abord des motifs non avoués) dissimulent trop souvent à l’agent même l’ensemble réel dans lequel s’accomplit son activité, à tel point que les témoignages, même les plus sincères subjectivement, n’ont qu’une valeur relative » (Weber, 1971 : 9). C’est dire que pour que la sociologie puisse prétendre être une science du monde social, elle se doit d’objectiver les interprétations subjectives sur lesquelles elles se penchent. Cette objectivation apparaît lorsque le phénomène étudié est confronté à la société plus large dans laquelle il prend place. L’analyse sociologique, par conséquent, ne devrait pas se limiter à la situation d’interaction. Pour que le sens des acteurs sociaux impliqués dans un même processus social soit rendue sociologiquement compréhensible, il faut en effet le replacer dans le cadre historique et les structures sociales et politiques dans lesquels il se déroule.
Pour ce faire, Weber propose de recourir à la méthode de l’idéaltype :
‘« L’idéaltype est un tableau de pensée, il n’est pas la réalité historique ni surtout la réalité « authentique », il sert encore moins de schéma dans lequel on pourrait ordonner la réalité à titre d’exemplaire. Il n’a d’autre signification que d’un concept limite [Grenzbegriff]purement idéal, auquel on mesure [messen] la réalité pour clarifier le contenu empirique de certains de ses éléments importants, et avec lequel on la compare. Ces concepts sont des images [Gebilde] dans lesquelles nous construisons des relations, en utilisant la catégorie de possibilité objective, que notre imagination formée et orientée d’après la réalité juge comme adéquates » (Weber, 1965 : 185).’Parce qu’elle est une schématisation de l’objet de recherche qui contient en elle-même les principes de son explication, l’analyse typologique constitue un outil privilégié pour celui qui entreprend de comprendre la réalité sociale en la confrontant aux conditions sociales générales dans lesquelles elle prend place. De plus, elle est entièrement fondée sur le principe de la comparaison, que ce soit la comparaison entre des réalités empiriques et des catégories de pensée d’une part, ou entre des modèles, notamment nationaux, d’autre part. Notre étude des modalités de construction des carrières d’étudiants « mobiles » s’appuie sur cet important legs de Weber : les expériences vécues sont articulées aux conditions socio-historiques dans lesquelles elles prennent place, dans une perspective comparative qui, s’appuyant sur la méthode typologique, permet de mieux isoler les structures sociales, sociétales, qui concourent à leur production.
L’analyse du rôle de l’espace international sur les processus de socialisation professionnelle des jeunes s’inscrit dans le contexte de la globalisation et de ses effets sur les marchés du travail, sur les rapports effectifs et symboliques des individus et des collectifs à l’espace et sur la restructuration des inégalités sociales. Notre objet d’étude a été approché de deux manières qui, bien que complémentaires, sont exposées ici en deux parties. Dans la première partie, nous délimitons les approches théorique (chapitre 1) et méthodologique (chapitre 2) qui ont servi de levier à nos analyses. Nous exposons ensuite le contexte de la globalisation brièvement introduit ici ainsi que les formes particulières que celle-ci tend à prendre, dans ses dimensions économiques et sociales, en France et au Québec (chapitre 3). Cette partie se termine par une présentation de l’objet spécifique à partir duquel ont été élaborées nos réflexions, celui des mobilités étudiantes internationales dans le cadre de l’internationalisation de l’éducation et de l’institutionnalisation des séjours d’études à l’étranger (chapitre 4). La deuxième partie présente les dimensions tant objectives que subjectives de la réalité sociale qui interviennent dans la construction des carrières spatiales et les processus de mise au travail de jeunes scolarisés. L’ordre dans lequel se succèdent les thèmes de chacun des chapitres a pour but de mettre en évidence les phases de construction des carrières. Les analyses font état du capital spatial international dont disposaient respectivement les jeunes à l’aube de leur carrière spatiale (chapitre 5), des modalités d’élaboration du projet d’études à l’étranger (chapitre 6) et de leur expérience académique internationale (chapitre 7). Cette seconde moitié du travail s’achève avec la présentation d’une typologie des carrières spatiales et des socialisations professionnelles que le phénomène de l’institutionnalisation de la mobilité internationale des étudiants concourt à produire (chapitre 8).
Seuls les êtres humains, par la complexité de leur cerveau et de leur cortex cérébral, possèdent un tel système nerveux.
Sont évidemment exclus ici les cas de pathologies et de folie passagère, où la réflexivité est totalement absente.