CHAPITRE 1. LA PLURALITÉ DES MONDES SOCIAUX, L’ESPACE ET LA SOCIALISATION PROFESSIONNELLE

« Nous entendons par "activité"  un comportement humain (peu importe qu’il s’agisse d’un acte extérieur ou intime, d’une omission ou d’une tolérance), quand et pour autant que l’agent ou les agents lui communiquent un sens subjectif. Et par activité "sociale", l’activité qui, d’après son sens visé par l’agent ou les agents, se rapporte au comportement d’autrui, par rapport auquel s’oriente son déroulement » (Weber, 1971 : 4).

En affirmant que « la société est interaction », Hughes veut poser les bases d’une approche théorique où « les membres d’une société sont liés par un système d’influences mutuelles qui, en raison de ses propriétés, doit être considérée comme un processus » 14 . L’interaction trouve donc chez lui une signification plus large que chez Goffman, pour qui elle s’exprime dans la proximité physique, en situation de face-à-face (Goffman, 1973b). Ainsi, il y a deux conceptions théoriques possibles de l’interaction : l’ordre social comme ordre interactionnel, c’est-à-dire comme processus continu d’interactions, et l’interaction en tant que fait fonctionnant avec ses propres règles et pouvant être analysé comme tel. Dans cette étude, nous posons comme postulat que la société est interaction, et que cette interaction est moins conçue en termes d’événement situé et précis – à la manière de Goffman – qu’en termes d’influences mutuelles que les acteurs engagés de façon plus ou moins lointaines dans un même processus social peuvent avoir les uns sur les autres et sur la définition du processus lui-même.

Toute formation d’une collectivité, dans cette perspective, que celle-ci soit un groupe ou une société, ne peut donc se penser autrement qu’à partir du langage. Les interactions sont en effet faites de significations partagées et communiquées. Aussi, le sociologue ne peut-il se contenter de la seule analyse de leur expression dans les lois et les institutions. Il doit également s’attarder au sens qui sous-tend leur mise en œuvre par les acteurs au cours de leurs interactions. Les individus sont des êtres de projet, capables de stratégies et d’action, cela à l’intérieur d’un cadre social plus ou moins structurant et contraignant. Interaction et interprétation, compréhension du monde et action, sont ainsi les deux versants de la même approche du social : « Autrement dit, le réseau des interactions sociales forme toujours une réalité sui generis, un ordre doté de ses règles propres, lié à un processus continu et actif d’interprétations et conduisant à des résultats non prévisibles qui sont autant d’adaptations mutuelles » (de Queiroz et Ziolkowski, 1997 : 30).

Penser la société en termes d’interactions signifie que les phénomènes sociaux sont soumis à des changements constants et qu’ils ne peuvent se réduire à des structures. D’une part, le social est un processus qui évolue dans le temps, cela tant au cours d’une même interaction 15 qu’au cours du parcours biographique d’un individu et de l’histoire d’une collectivité. D’où l’appréhension des objets sociaux, qu’il s’agisse d’une institution ou d’une représentation, en tant que produits de l’histoire. D’autre part, considérer les phénomènes sociaux comme des processus implique qu’ils peuvent changer selon les espaces sociaux et spatiaux. D’abord, dans les sociétés à forte différenciation telle que les sociétés qui se trouvent au fondement de cette étude, soulignons que l’espace social se caractérise par la pluralité. Si un individu connaît sa première socialisation dans un univers familial et social donné, rien n’interdit de postuler que cet univers est traversé d’autres univers susceptibles d’introduire de nouveaux modèles de comportements, parfois même contradictoires. De plus, les socialisations réalisées ultérieurement dans d’autres mondes sociaux (pensons seulement à l’école) peuvent venir concurrencer les normes intériorisées préalablement, au point d’engendrer des remises en question fondamentale. La pluralité des contextes sociaux peut être une source de contradictions et de crises identitaires chez l’individu, mais elle s’offre aussi comme une ouverture de l’horizon des possibles, par la mise à la disposition de modèles de conduites autrefois indisponibles.

Ensuite, l’espace entendu dans son sens matériel, s’il n’est pas un déterminant total de l’organisation sociale, ne constitue pas moins une dimension primordiale de l’analyse des réalités sociales. D’autant plus à l’heure où la globalisation contribue fortement à redéfinir les rapports entre la mobilité et la sédentarité, entre le mouvement et le territoire. L’espace, traversé de toute part et instantanément par des biens, des significations et des individus, prend ainsi de nouvelles dimensions et engendre des effets inédits sur les modes d’interaction sociale et les consciences (Rémy, 1975 : 281). Les informations se déplacent désormais grâce au développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication, les travailleurs migrent quotidiennement entre leur lieu de résidence et leur lieu de travail, les familles partent à la campagne le week-end, des millions de touristes envahissent chaque année les contrées les plus lointaines, des flux d’étudiants traversent annuellement les frontières, des individus et des familles émigrent loin de chez eux dans l’espoir de trouver une vie meilleure, d’autres qui ont déjà émigrés retournent régulièrement sur les terres quittées pour faire du commerce et/ou visiter leur famille, d’autres enfin fuient la guerre, la famine et les catastrophes écologiques. Sans affirmer que l’époque actuelle en est une de fourmillement sans précédent des personnes et des marchandises – ce que nous préférons laisser le soin aux historiens de documenter –, la mobilité spatiale constitue une réalité sociale que nous ne pouvons ignorer.

Notre analyse des mobilités étudiantes internationales s’inscrit dans cette double perspective temporelle et spatiale : d’une part, seront pris en compte le moment de leur histoire biographique dans lequel se trouvent les individus étudiés (celui de la socialisation professionnelle), la conjoncture historique dans laquelle leurs activités se déroulent (caractérisée par de profondes restructurations des marchés du travail, des structures sociales, des systèmes de valeurs et des institutions de l’éducation à l’échelle internationale) et l’aspect séquentiel (temporel) de leur parcours; d’autre part, nous prendrons en considération la dissociation des espaces d’activités qui, amplifiée par la nature même du phénomène, prend une valeur toute particulière dans l’évolution de ces séquences et dans l’agencement que les acteurs font de leurs différents rôles sociaux. Si notre approche consiste à étudier les dimensions microsociologiques (l’action et les représentations des acteurs) du phénomène de la mobilité étudiante internationale, cela n’est donc pas sans prendre en considération les processus économiques, politiques et sociaux dans lesquels prennent place les actions. Ces structures constituent autant de contraintes et d’opportunités mobilisées, contournées et surmontées de manière différenciée en fonction des expériences individuelles.

Le chapitre suivant se divise en quatre parties : la première rend compte des implications de la pluralité des mondes sociaux sur les conditions de l’action sociale. Une fois notre approche théorique délimitée, la seconde partie expose les considérations théoriques de la notion d’espace. La troisième section définit les notions de carrière et de socialisation professionnelle à partir desquelles nous nous sommes penchée sur le vécu des acteurs sociaux. Et, enfin, la quatrième portion de ce chapitre présente les hypothèses qui orienteront nos réflexions tout au long de cette recherche.

Notes
14.

Robert E. Park, « Sociology and the Social Sciences, The Collected Papers of Robert E. Park, vol. 3 : Society : Collective Behavior, News and Opinion, Sociology and Modern Society, Free Press of Glencoe, 1955, p. 221. La citation est puisée dans Chapoulie (1996 : 48).

15.

Goffman (1973a : 19) parle de progression de l’interaction lorsque des informations viennent s’ajouter à celles que détenaient initialement un ou plusieurs des acteurs impliqués. Un réajustement des rôles est alors susceptible d’intervenir.