1. La multiplicité des contextes sociaux et la pluralité de l’acteur

Les approches structuraliste et fonctionnaliste du social stipulent que l’unité cohérente des collectivités, dans les sociétés différenciées, est assurée par la distribution fonctionnelle des institutions et des rôles sociaux. Ici, la notion de rôle est étroitement liée à celle de contrôle social : les rôles sont les dépositaires des normes et des conduites socialement approuvées et les individus, par le processus de la socialisation, les intériorisent et s’y conforment plus ou moins étroitement dans le cours de leur vie quotidienne. Les participants engagés dans un même processus sont alors en mesure de nourrir des attentes d’occurrences normales vis-à-vis des comportements d’autrui – chacun connaît son rôle –, ce qui assure le bon déroulement des relations et des activités sociales.

L’inconvénient de telles approches est qu’en accordant la primauté du tout sur les parties, elles tendent à faire de la société un système de normes relativement cohérent et à concevoir l’individu comme un être hyper-socialisé. L’ordre social apparaît unitaire, formé d’un ensemble d’institutions transmises dans l’expérience individuelle, tandis que l’individu socialisé offre l’image d’un être agissant en conformité avec les règles de conduites qu’il a ainsi incorporées. Or, si les modèles de comportements sont certes rendus disponibles objectivement – le rôle de père de famille s’appréhende effectivement en dehors de celui qui l’exécute –, cela ne signifie pas qu’ils sont tributaires des mêmes significations pour tous les individus appartenant à un même système social et inscrits dans une même situation, ni que ces derniers s’y réduisent, épousant la forme de leurs rôles comme le fait un gâteau à son moule.

La réalité sociale, du moins celle des sociétés modernes, n’est pas homogène 16 . Chaque individu traverse et est traversé par des mondes sociaux pluriels qui le soumettent directement et indirectement à une diversité de modèles de comportement : directement, par les rôles choisis ou imposés qui lui ressortissent selon les groupes sociaux auxquels il appartient, selon les contextes d’interaction dans lesquels il est impliqué, selon les expériences vécues, et ce tout au long de son parcours biographique; indirectement, grâce à la circulation des symboles et des références qui, probablement d’autant plus à l’ère des nouvelles technologies de l’information et des communications, lui parviennent de l’extérieur de ses groupes d’appartenance.

Par ailleurs, l’acteur social n’est jamais « totalement socialisé » (Dubet, 1994 : 93). Il est un être de réflexivité disposant de marges de manœuvre variables afin d’interpréter ses rôles sociaux, de chercher à tromper autrui, de performer son rôle dans un style qu’il lui est propre, de prendre une distance par rapport à son rôle et aux normes de conduite qui s’y rapportent, de renégocier ses engagements, etc. Ce travail réflexif serait d’ailleurs d’autant plus accentué que la différenciation poussée des sociétés contemporaines ouvre de nouveaux espaces de liberté. La métaphore de la scène et des coulisses employée par Goffman (1973a), qui est particulièrement observable dans les sociétés modernes et les milieux urbains (Hannerz, 1983 : 290), veut illustrer cette possibilité qui s’offre à l’individu de contrôler les informations qu’il présente à autrui et de prendre congé de certaines conduites attachées à des contextes d’interaction spécifiques. Parallèlement, la pluralité des univers sociaux dans lesquels sont engagés successivement ou simultanément les individus fait éclater les repères d’identification habituels et peut conduire à des expériences en concurrence les unes avec les autres, voire en profondes contradictions. En même temps qu’ils sont libérés des carcans traditionnels de socialisation, les individus sont donc fortement exhortés d’assumer la définition de leur propre horizon d’identification et l’organisation de leurs divers engagements, ce qui n’est pas sans s’accompagner parfois de profondes crises identitaires (Taylor, 1998; Ehrenberg, 1998; Dubar, 2000).

En somme, dans les sociétés modernes 17 où le contenu des rôles demande à être redéfini et reconnu par autrui, les interactions sociales se caractérisent plutôt par leur fragilité et leur furtivité. Après avoir examiné les tenants du caractère pluriel de la vie sociale et de la capacité réflexive de l’acteur, il sera présenté leurs aboutissants quant aux conditions de l’action sociale.

Notes
16.

Durkheim (1960 : 7) oppose conceptuellement les sociétés traditionnelles, homogènes, aux sociétés modernes, différenciées : «Le moindre développement des individualités, l’étendue plus faible du groupe, l’homogénéité des circonstances extérieures, tout contribue à réduire les différences et les variations au minimum. Le groupe réalise, d’une manière régulière, une uniformité intellectuelle et morale dont nous ne trouvons que de rares exemples dans les sociétés plus avancées ». S’agissant d’une typologie, nous pouvons toutefois penser que même au sein des sociétés traditionnelles, la réalité sociale n’était pas une unité totalement cohérente.

17.

Alors que la modernité semble a priori être un thème absent de la sociologie de Goffman, Martuccelli nous rappelle que l’œuvre de ce dernier « n’est pourtant qu’une réflexion sur la situation moderne ». Il précise : « Les individus, dans la modernité, se définissent de manière croissante par une distance à leurs images sociales, par une maîtrise réflexive croissante de leur présentation en public (quels que soient par ailleurs les cadres sociaux déployés – dramaturgique, ritualiste, stratégique) » (Martuccelli, 1999 : 437-438).