1.1 La pluralité des inventaires et des répertoires de rôles

La société doit être appréhendée dans la fluidité et l’hétérogénéité des ordres normatifs qui la constitue. Déjà, Weber soulignait les tensions inhérentes à la pluralité des systèmes de valeurs propre à la modernité :

‘« divers ordres de valeurs s’affrontent dans le monde en une lutte inexpiable. […] La multitude des dieux antiques sortent de leurs tombes, sous la forme de puissances impersonnelles parce que désenchantés et ils s’efforcent à nouveau de faire tomber notre vie en leur pouvoir tout en reprenant leurs luttes éternelles. D’où les tourments de l’homme moderne qui se révèlent tout particulièrement pénibles pour la jeune génération : comment se montrer à la hauteur du quotidien? Toutes les quêtes d’ « expériences vécues » ont leur source dans cette faiblesse, car c’est faiblesse que n’être pas capable de regarder en face le sévère destin de son temps. Tel est le destin de notre civilisation : il nous faut à nouveau prendre plus clairement conscience de ces déchirements que l’orientation prétendue exclusive de note vie en fonction du pathos de l’éthique chrétienne avait réussi à masquer pendant mille ans » (Weber, 1959 : 93-95). ’

Peu d’acteurs agissent dans un seul univers de la vie sociale. La réalité donne plutôt à voir des individus engagés au cours d’une même période ou pendant différents moments de leur vie dans une pluralité d’univers sociaux : la famille, l’école, l’église, une association politique, le club de jeu d’échec, l’équipe de hockey, le mouvement alter-mondialiste, la troupe de théâtre amateur, le groupe de défense de l’environnement, le conseil d’administration, etc. Tous ces mondes impliquent des rôles et des valeurs qui ne s’accordent pas toujours les uns aux autres. De plus, tous les individus ne s’engagent pas de la même manière dans chacun de ces univers, certaines activités jouant une fonction plus centrale que d’autres au sein de leur vie ou selon les périodes traversées. Alors que dans certains espaces, ils tiennent le premier rôle, dans les autres ils sont des personnages secondaires, voire – pour poursuivre la métaphore de la scène – des figurants.

En plaçant de l’avant l’hétérogénéité des expériences qui parcourent l’itinéraire biographique des acteurs sociaux, il ne s’agit pas de prétendre que celles-ci ont toutes la même portée. La socialisation primaire, celle reçue au sein du milieu familial dans le plus grand dénuement des premières années de vie, a son importance marquante :

‘Comme l’enfant ne dispose pas du moindre choix en ce qui concerne ses autres significatifs, son identification à ses derniers est quasi-automatique. Pour la même raison, son intériorisation de leur réalité particulière est quasi-inévitable. L’enfant n’intériorise pas le monde de ses autres significatifs comme un monde possible parmi beaucoup d’autres. Il l’intériorise comme le monde, le seul monde existant et concevable, le monde tout court » (Berger et Luckmann, 1996 : 184-185). ’

Mais il y a tout lieu de constater que les influences de mondes extérieurs pénètrent de façon plus ou moins directe, et même de très bonne heure, l’univers familial. Les enfants côtoient les petits amis du voisinage et les camarades de la garderie et de l’école dès leur tout jeune âge et sont ainsi placés relativement tôt devant des différences qu’ils ne savent certes pas expliquer mais qu’ils peuvent néanmoins ressentir et percevoir. Par ailleurs, nous avons vu des expériences de socialisation secondaire, malgré la force des premiers apprentissages, entraîner des remises en question profondes, voire dans certains cas des changements extrêmes 18 .

Certains des univers sociaux traversés par les individus au cours de leur vie s’apparentent à des champs au sens où l’entend Bourdieu (1980a), c’est-à-dire comme des « espaces structurés de positions » au sein desquels des agents dominants et des agents dominés luttent pour conserver ou s’arroger le pouvoir et chercher à redistribuer les différentes espèces de capitaux. Si les espaces professionnels – champ universitaire, scientifique, journalistique, entreprise, politique, etc. – se prêtent plutôt bien à la définition du champ, ce concept a néanmoins des implications théoriques qui peuvent entraîner des complications pour l’observation de certaines réalités empiriques. Même si Bourdieu précise que les champs ne sont pas des structures figées et que leur fonctionnement est le produit de l’histoire, il affirme que les agents constitutifs d’un champ incorporent sous la forme d’un habitus les règles du champ au point que :

‘« On oublie que la lutte présuppose un accord entre les antagonistes sur ce qui mérite qu’on lutte et qui est refoulé dans le cela-va-de-soi, laissé à l’état de doxa, c’est-à-dire tout ce qui fait le champ lui-même, le jeu, les enjeux, tous les présupposés qu’on accepte tacitement, sans même le savoir, par le fait de jouer, d’entrer dans le jeu (Bourdieu, 1980a : 115). ’

Une telle conception des sous-univers sociaux présuppose que ceux-ci sont fondés sur un ordre non négocié et qu’y participer, au fond, c’est admettre qu’ils fonctionnent ainsi. Poussée à l’extrême, cette définition des champs signifie que les acteurs disposent de bien peu de marges de manœuvre pour revoir en profondeur les « règles du jeu », le « ce au nom de quoi » ils agissent ensemble dans un même processus. C’est oublier, en somme, que leurs participations successives ou simultanées à une pluralité de champs, dans des rôles qui peuvent d’ailleurs varier d’un champ à l’autre (actif professionnellement dans l’un, néophyte dans l’autre), peuvent dans la foulée provoquer un entremêlement des modes d’appréhension du monde qui ouvre à cet espace de remise en question. Par ailleurs, le champ entendu comme ordre non négocié de règles, de positions, de connaissances, ne laisse au final que bien peu de place à ceux « qui n’en sont pas », tels les chômeurs de longue durée, les sans-statut, les marginaux, les exclus 19 , lesquels ne participent qu’indirectement, sporadiquement ou aucunement à quelque champ que ce soit. Pourtant, des univers en marge des espaces institués se créent et se défont sur la base de négociations elles-mêmes renouvelées au gré des interactions (Roulleau-Berger, 1991). Le concept de champ ne permet donc pas de penser tous les espaces sociaux.

La notion de monde social, pour sa part, repose sur les principes mêmes de la négociation et permet de saisir cette fluidité des relations et des ordres normatifs. Initialement mise de l’avant par Strauss et Becker, cette notion réunit les dimensions du discours et de l’action, c’est-à-dire que le monde social constitue à la fois un système symbolique, des croyances, un mode partagé d’appréhension du réel et des « activités, objets, appartenances, sites, technologies et organisations spécifiques » (Strauss, 1992 : 49). Il est un réseau de relations où les acteurs sociaux coopèrent, s’affrontent, négocient et s’opposent pour la définition des principes au nom desquels sont distribués les rôles de ceux qui sont engagés dans une même situation (Becker, 1988). Ici, les classifications sociales ne sont pas rigides et leur contenu est remis en question suivant la nature des relations de ceux qui les discutent et les produisent. Les frontières des mondes sociaux sont donc fluctuantes, elles englobent momentanément ceux qui sont à sa périphérie, elles possèdent des interstices qui permettent à ceux qui leur sont extérieurs d’y entrer, elle admet la participation sans que les règles du jeu ne soient a priori « incorporées ». Nous comprenons dès lors en quoi les mondes sociaux sont fondés sur la négociation, les nouveaux venus étant susceptibles, par leur propre système de croyances, de bouleverser l’organisation régnante.

À partir de ce qui précède, les rôles sociaux seront définis, à l’instar de Hannerz (1983 : 134), comme des « engagements situationnels finalisés ». Cela signifie que les individus règlent leur conduite en fonction de ce qu’ils pensent de la situation et de ce qui doit, selon eux, s’y produire. Cette définition, par l’introduction de la réflexivité de l’acteur, permet de sortir des paradigmes fonctionnaliste et normatif. Toutefois, pour éviter de plonger dans le piège inverse d’une perspective situationniste – telle que celle, souvent critiquée pour son relativisme à outrance, de l’ethnométhodologie 20 – nous classerons les situations en prenant acte de la pluralité des mondes sociaux, chaque monde offrant un fragment d’inventaire de rôles dans lequel puisent les individus.

Par inventaire de rôles, Hannerz (1983 : 136) entend « l’ensemble des engagements observables dans une unité sociale plus vaste, qu’elle soit communautaire ou qu’elle soit la société tout entière ». Le répertoire de rôles, pour sa part, est « l’ensemble des engagements situationnels finalisés qui constituent le tableau de la trajectoire existentielle d’un individu » (Hannerz, 1983 : 136). Les individus construisent le répertoire des rôles sociaux qu’ils sont amenés à jouer au cours de leur existence en puisant dans l’inventaire de rôles. En d’autres termes, l’inventaire de rôles est à la société ce que le répertoire de rôles est à l’individu.

‘« Si l’individu peut être décrit par une constellation de propriétés, il peut donc l’être aussi par une constellation de liens. Certes, ces liens peuvent à leur tour être considérés comme autant de ressources, et figurer à ce titre parmi les propriétés sociales caractérisant une personne à un moment donné de sa biographie » (Grafmeyer, 1993 : 10). ’

L’intérêt, pour le sociologue, est alors de chercher à comprendre comment un même individu, en fonction des rôles qui lui sont disponibles, agence son répertoire de rôles, c’est-à-dire comment il organise en un vécu relativement cohérent les engagements situationnels finalisés qu’il entreprend dans les différents univers de la vie relationnelle.

Cette approche du social en termes de pluralité des mondes sociaux, de répertoires et d’inventaires de rôles est d’une portée significative pour l’étude des phénomènes de la vie sociale, en l’occurrence pour celui de la mobilité étudiante internationale. En postulant que chaque individu possède des relations dans plusieurs univers de la vie sociale, elle introduit d’abord l’idée que l’acteur est pluriel et qu’il doit « gérer » cette pluralité. Tout individu, dans sa vie quotidienne et ce tout au long de sa trajectoire de vie, est tenu d’accomplir une multitude de rôles, dont certains peuvent entrer en contradiction avec d’autres. Afin d’assurer sa cohérence interne ainsi qu’une certaine continuité de son vécu, il doit organiser ses divers rôles et les univers auxquels ils sont rattachés en une unité, si possible, harmonieuse (Ricoeur, 1990; Taylor, 1998; Dubar, 2000). Autrement dit, devant l’incohérence du monde objectif, tout acteur est amené à (re)négocier ses engagements, avec autrui comme avec lui-même.

Par ailleurs, et en continuité avec ce qui vient d’être dit, cette perspective permet de voir comment les individus agencent leurs engagements situationnels finalisés (les rôles qu’ils sont amenés à jouer dans différents contextes sociaux) tout en tenant compte des effets du contexte structurel. Nous verrons plus loin comment certains facteurs macro sociaux interviennent pour délimiter l’accès à l’inventaire et aux fragments d’inventaires de rôles.

Enfin, le fait de porter l’attention, à partir d’unités individuelles, sur l’organisation continue de mondes sociaux disparates nous évite de limiter l’analyse à une situation localisée, à un groupe d’appartenance isolé ou à une institution détachée du reste de l’environnement, et fournit ainsi des outils théoriques pour l’étude des sociétés. Au regard de notre recherche, cela signifie que nous ne nous intéressons pas tant aux comportements manifestés dans un contexte situé d’interaction –la situation de face-à-face entre un jeune et un représentant de son université étrangère lors de son arrivée dans le pays d’accueil, par exemple 21 – qu’au travail de mise en cohérence des engagements multiples et différenciés d’individus participant à un même processus – celui de la mobilité internationale dans le cadre des études universitaires – et à ce que cela tend, socialement, à produire. Nous voulons étudier comment des jeunes aux origines différenciées engagés dans le processus social de la mobilité étudiante internationale agencent, hiérarchisent, réorganisent en un mode de vie particulier les relations et les rôles qu’ils ont dans les divers mondes déspatialisés de la vie sociale. La mobilité étudiante internationale est à la fois un phénomène social et une composante de la carrière des individus qui ont en commun de participer à ce phénomène. De fait, elle est conçue non pas comme une finalité mais comme une expérience s’inscrivant dans une temporalité socio-historique et biographique et sollicitant une foule d’autres dimensions de la vie sociale.

Notes
18.

Tels les phénomènes d’« alternation » illustrés par Berger et Luckmann (1986 : 214).

19.

« Quelle formidable régression depuis l’époque bénie où on avait des conflits de classe, c’est-à-dire où il y avait appartenance aux mêmes orientations culturelles de gens qui se battaient sur l’appropriation des moyens de production : quelle intégration entre eux! Ils croyaient aux mêmes choses, ils avaient la même vision de l’histoire et la même morale sexuelle, la même culture, mais ils étaient en désaccord socialement, politiquement et encore souvent sur des problèmes socioéconomiques seulement; tandis que lorsqu’on dit « intégrés et exclus », c’est quand même beaucoup plus grave que patrons et ouvriers. Être dehors, c’est plus grave qu’être en bas » (Touraine, 1996 : 15-16).

20.

« …l’ethnométhodologie, dans son interprétation radicale, pousse à l’extrême le « situationnisme » des interactionnistes. Toute description de situation, y compris savante, est formulée dans le langage naturel qui est « irrémédiablement indexical », c’est-à-dire attaché à l’hic et nunc d’une situation particulière. La signification des expressions dépendant toujours du contexte où elles apparaissent, elle ne détient, hors de ce contexte, aucune validité. Toute possibilité de généralisation, scientifique aussi bien, s’en trouve niée » (de Queiroz et Ziolkowski, 1997 : 75).

21.

Même si ce moment peut faire appel à des aspects de la réalité sociale plus larges que ceux directement impliqués par le face-à-face. Dans Les cadres de l’expérience, Goffman précise : « Ma perspective est situationnelle, ce qui signifie que je m’intéresse à ce dont un individu est conscient à un moment donné, que ce moment mobilise souvent d’autres individus et qu’il ne se limite pas nécessairement à l’arène co-pilotée de la rencontre de face-à-face » (Goffman, 1991 : 16).