1.2 L’identité : un processus de mise en cohérence de soi

Si l’identité est fondamentalement sociale, elle comprend néanmoins une part d’indétermination qui prévient l’individu « normalement » socialisé d’adhérer en totalité à son rôle 22 .

D’abord, rappelons avec Mead que c’est effectivement dans le rapport à autrui que peut se développer la communication significative nécessaire à l’émergence d’une conscience de soi. Dans L’esprit, le soi et la société, l’auteur montre bien en quoi les interactions sociales sont une condition préalable à la naissance et au maintien de l’identité : « Nous ne pouvons pas être nous-mêmes sans être des membres ayant une communauté d’attitudes qui contrôle celles de tous. Nous ne pouvons avoir des droits sans avoir des attitudes communes (Mead, 1963 : 139).

Le processus par lequel un être humain intériorise les normes du groupe auquel il appartient et devient ainsi un être social capable d’interagir convenablement avec d’autres est systématisé chez Mead en recourant aux exemples successifs du jeu libre (play) et du jeu réglementé (game). Lorsqu’il joue au maître d’école, l’enfant apprend son rôle d’élève en prenant le rôle du maître, et alterne ainsi entre les deux rôles. Il assumera par exemple les réactions qui correspondent à celles du maître en parlant et en se comportant comme un maître le ferait, ce à quoi il répondra en tant qu’élève, comme dans le cas d’une véritable conversation entre deux personnes. Ce qu’il dit lorsqu’il joue le rôle du maître devient un stimulus pour lui qui est l’élève, et sa réaction deviendra à son tour un stimulus pour la personnalité du maître, et ainsi de suite.

Ce jeu libre où les rôles sont assumés successivement sera plus tard remplacé par le jeu réglementé, qui consiste en l’intériorisation de l’ensemble des rôles joués par les individus impliqués dans un même processus social. Dans ce cas, pour arriver à bien jouer le rôle qui lui revient dans un match de baseball, l’enfant doit posséder en lui l’ensemble des rôles déterminés par chacune des neuf positions (Mead, 1963 : 127-128). La situation est organisée de telle sorte que les réactions de l’un appelle les réactions appropriées de l’autre. L’organisation de cet ensemble d’attitudes constitue les règles du jeu. Elles ne sont pas forcément toutes présentes à sa conscience en même temps, mais il les connaît et peut leur faire appel au moment voulu, selon l’orientation que prend le jeu. Le Soi n’est complètement formé que lorsque l’enfant intériorise l’ensemble des normes impliquées dans l’activité à laquelle il participe, ce que Mead appelle l’autrui-généralisé 23 . Si, dans le cas qui nous occupe, l’autrui-généralisé renvoie aux règles du jeu – incarnées dans la position de chaque membre de l’équipe –, à l’échelle sociétal, l’autrui-généralisé correspond aux institutions. Et c’est au moyen des rôles que les institutions sont appropriées et introduites dans l’expérience individuelle. Pour paraphraser Berger et Luckmann (1996 : 104), c’est en intériorisant les rôles que le monde objectivement disponible pour tous devient, pour l’individu, subjectivement réel.

Ce que nous dit Mead, c’est qu’aucune individualité n’est possible sans normes :

‘Le contrôle social, donc, bien loin de tendre à supprimer l’individu humain ou à détruire son individualité consciente, constitue réellement cette individualité et lui est indissolublement associé, car l’individu est ce qu’il est, en tant que personnalité individuelle et consciente, précisément pour autant qu’il est membre de la société, c’est-à-dire engagé dans un processus social d’expérience et d’activité, et ainsi contrôlé dans sa conduite (Mead, 1963 : 217). ’

Toutefois, ces normes ne sont pas complètement définies, et cela une bonne fois pour toute. C’est par l’intermédiaire de la notion de Soi (le « self ») ou d’identité personnelle que Mead explicite cette part d’indétermination de la vie sociale. Selon ce dernier, le Soi est nécessairement constitué d’une instance représentant l’ensemble des règles collectives intériorisées, le « Moi », et d’une part indéterminée de l’acte, purement individuelle, incarnée par le « Je » (Mead, 1963 : 149). Le « Je » réagit au « Moi » organisé, et s’il le fait généralement à l’intérieur des limites que celui-ci lui impose, c’est-à-dire en conformité relative avec les normes sociales, il peut aussi, selon les circonstances et plus ou moins consciemment, agir contre ou en dehors de ce cadre. La place occupée respectivement par le Je et le Moi varie d’un individu à l’autre et d’une époque à l’autre, mais ces deux composantes sont conditionnelles à l’émergence et au maintien de la conscience de soi.

Ainsi, l’identité est une certaine manière de se situer par rapport à autrui. Cet autrui peut d’abord être concret, soit les personnes réelles avec qui nous entrons en interaction dans les diverses situations de la vie quotidienne. Ces autres concrets se distinguent en deux catégories : ils peuvent être significatifs, avoir une importance particulière pour nous du fait qu’ils participent à notre définition identitaire, mais ils peuvent l’être moins, comme ces inconnus que nous croisons dans le métro tous les matins. Les uns comme les autres, toutefois, par leurs conduites plus ou moins conformes à l’interprétation que nous nous faisons de la situation, « servent à réaffirmer notre réalité subjective » (Berger et Luckmann, 1996 : 204). Notre perception de la réalité et de nous-mêmes serait certainement ébranlée si un matin comme les autres nous nous rendions au travail et que tous les passagers inconnus du métro étaient ivres. Lorsque des individus se rencontrent parce qu’ils sont impliqués dans le même processus social, ils s’engagent à différents degrés les uns envers les autres. L’engagement interpersonnel peut ainsi référer à la simple obéissance à certaines règles de politesse, comme c’est le cas lorsque deux inconnus s’excusent après s’être involontairement bousculés sur le trottoir, ou il peut être fortement intime, comme dans l’engagement amoureux.

Il y a ensuite les autrui-généralisés, lesquels correspondent aux institutions sociales. Dans ces termes, non seulement les deux personnes qui s’engagent dans une relation de couple adaptent-elles leurs rôles respectifs en fonction de l’idée personnelle qu’elles s’en font et de la personnalité de chacune, mais les modalités de leur relation, les obligations et les responsabilités qui leur ressortissent peuvent également être définies par l’Église et la loi. Les modèles de comportements des époux et les normes de conduite sont socialement offerts par la collectivité à un moment donné de son histoire.

L’identité, c’est également une manière de se positionner par rapport à soi-même. Un individu entre aussi en relation avec lui-même, c’est-à-dire qu’il a la capacité de (re)définir ses relations avec autrui et avec les institutions en fonction de ce qui constitue son horizon personnel de valeurs, en fonction de ce qu’il pense moralement acceptable et convenable eu égard à la situation, ainsi qu’en fonction de son passé et de ses projets futurs. Il peut vouloir se départir d’un certain attribut, refuser celui que semble vouloir lui assigner un individu particulier ou la société en général, il peut chercher à justifier l’adoption d’un nouveau rôle, etc. Les acteurs sociaux sont des êtres réflexifs qui opèrent, sous certaines conditions que nous aborderons maintenant, des retours sur eux-mêmes.

Aussi, un engagement se décline en trois modalités : une capacité à répondre à l’autre, une capacité à répondre devant les institutions et une capacité à répondre de soi (Gaudet, 2001). Cette capacité à répondre de soi nous indique que l’individu ne se résume pas à la somme de ses rôles. L’identité émerge certes dans le rapport à l’autre et elle se définit continûment à travers ses engagements sociaux. Mais les acteurs sociaux peuvent aussi réfléchir sur leurs engagements, prendre distance par rapport à eux et réajuster l’ensemble de leur répertoire lorsqu’un sentiment de disjonction et de discontinuité surgit.

La distinction opérée par Goffman entre l’identité personnelle et sociale d’une part, et l’identité pour soi d’autre part, permet de comprendre la capacité réflexive des individus et le cadre dans les limites duquel cette réflexivité peut avoir cours. Tout d’abord, les identités personnelles et sociales sont assignées à l’individu par autrui à partir de catégories objectives disponibles et reconnues socialement, par exemple le sexe, l’âge, les origines sociale et ethnique, la profession, la scolarité, etc. Les identités pour soi, quant à elles, résultent de la manière dont l’individu se définit et s’identifie lui-même, subjectivement, à partir des catégories objectives existantes socialement et par rapport à la définition qu’autrui fait de lui. Dans cette optique, l’identité pour soi est « le sentiment subjectif de sa situation et de la continuité de son personnage que l’individu en vient à acquérir par suite de ses diverses expériences sociales » (Goffman, 1975 : 127). L’identité individuelle est, de ce fait, le fruit d’un ajustement constant entre les identités personnelles et sociales et les identités pour soi, une négociation permanente entre « l’offre d’identité » faite par autrui et la « demande d’identité » faite par l’individu lui-même :

‘Ainsi, la personne n’est rien d’autre que le résultat du travail d’ajustement continu ente l’identité « objective » qui est accordée par autrui et l’identité « subjective » que chacun s’accorde à soi-même, et une biographie le produit cohérent mais toujours provisoire de cet ajustement » (de Queiroz et Ziolkowski, 1997 : 86).’

Lorsqu’une personne ne se sent pas identifiée par la société ou par les autres concrets avec qui elle entre en interaction conformément à l’image qu’elle se fait d’elle-même, son identité est « déformée » 24 . C’est dans ces moments de désajustement entre la réalité objective et la réalité subjective que le sentiment d’identité devient pleinement conscient.

Ces moments où la conscience de soi tend à s’aiguiser ne sont pas constants et apparaissent plutôt dans certaines conditions particulières. Les situations où se manifeste un contraste en sont un premier exemple (Hannerz, 1983 : 278). Dans les sociétés contemporaines, la multiplication des mondes sociaux conduit inévitablement, même si parfois ce n’est que de manière partielle ou superficielle, à leur enchevêtrement. En effet, deux personnes qui entrent en interaction dans un contexte et un monde social donnés ne détiennent pas moins d’autres rôles dans d’autres univers. Bien que le plus souvent en état latent, ces rôles « extérieurs » peuvent surgir pour une raison ou une autre et s’offrir en modèle potentiel pour tous ceux qui sont présents. Les moyens de communication et nouvelles techniques d’information participent également à l’émergence de contrastes par la prolifération de modèles de comportement a priori lointains au regard du vécu de certains groupes ou catégories sociales. Enfin, l’idée d’un contraste comme condition aiguisant la conscience de soi peut aussi surgir d’un changement, survenu avec le temps, dans les engagements sociaux d’un individu, si bien que la différence entre l’ancien soi et le soi actuel apparaîtra soudainement de manière marquée.

Une seconde condition sous laquelle le sentiment d’identité est plus fort est celle de la privation ou, en termes marxistes, de l’aliénation. Il s’agit des cas, par exemple, où des personnes sont engagées dans des activités et des relations qui ne sont pas satisfaisantes au regard de leurs aspirations et de l’idée qu’elles se font d’elles-mêmes (Hannerz, 1983 : 281). Les études sont nombreuses à faire état de l’inadéquation actuelle entre les aspirations professionnelles des jeunes et leur situation effective sur les marchés du travail (Dubar, 1996; Rose, 1998; Roulleau-Berger, 1999). Plusieurs d’entre eux vivent un décalage entre les promesses faites par l’éducation et les emplois précaires et déqualifiés qu’ils occupent au terme de leur formation. Cette expérience n’est pas sans occasionner des troubles de définition identitaire pouvant aller jusqu’au désengagement progressif à l’égard du travail, voire vers un affaiblissement de l’estime de soi et la honte. Enfin, toute trajectoire individuelle est ponctuée de moments critiques (entrée sur le marché du travail, retraite, etc.) et de chocs biographiques (Berger et Luckmann, 1996 : 195) qui nécessitent un travail de redéfinition de soi, des aspirations et des rôles. Les individus que nous avons rencontrés sont notamment à un moment de leur histoire personnelle où la (re)négociation de multiples engagements à la fois avec autrui, les institutions et eux-mêmes, est particulièrement accentuée (fin de la période de la formation, insertion professionnelle, vie de couple, débuts de la parentalité, etc.). Bien qu’abordant la question dans des perspectives différentes, les sociologues qui s’intéressent aux jeunesses s’entendent sur le caractère particulièrement mouvementé et les nombreuses remises en question identitaire propres à cet âge de la vie (Galland, 1991; Roulleau-Berger, 1991, 1999; Guillaume, 1998; de Singly et Gauthier, 2000; Gaudet, 2001; Roulleau-Berger et Gauthier, 2001; Boudreault et Parazelli, 2004).

L’un des procédés les plus couramment adoptés afin de surmonter les « crises » identitaires, lorsqu’il n’est pas possible de rejeter l’engagement situationnel 25 qui en est à la source, est celui de la prise de distance à l’égard des rôles. Comme l’explique Goffman :

‘S’abstenir de participer à certaines activités prescrites ou y participer d’une manière ou dans une intention qui ne sont pas conformes aux prescriptions, c’est prendre ses distances par rapport au personnage officiel et à l’univers imposé. Prescrire une activité, c’est prescrire un univers; se dérober à une prescription, ce peut être se soustraire à une identification (Goffman, 1968 : 242).’

Dans les sociétés différenciées où les engagements sociaux, divers et multiples, prennent place dans des mondes différents et souvent spatialement distants les uns des autres, un individu peut d’autant plus facilement prendre distance par rapport à ses rôles : « C’est bien le mouvement de la société moderne qui amène à la distanciation au rôle. Les agencements uniques entre un décor, une apparence et une manière sont désormais l’exception et non plus la règle » (Martuccelli, 1999 : 441). Aussi, lorsqu’une personne sort de son lieu de travail à la fin de la journée, il lui est plus facilement possible de laisser en suspens son rôle d’employé de bureau que si elle y résidait, de surcroît avec son patron. Outre ce procédé de prise de distance par rapport à ses rôles, l’individu en état de questionnement identitaire peut travailler à (re)négocier le fondement des engagements sociaux qui lui paraissent inconfortables. Selon de Singly (2000), la jeunesse – du moins une certaine partie de la jeunesse 26 – se définirait aujourd’hui par un processus de négociation avec les parents en vue, tout en demeurant longtemps dans un rapport de dépendance économique à leur égard, d’accéder à davantage d’autonomie. Enfin, toute personne traversant une période de prise de conscience aiguë de soi cherchera une « structure de plausibilité », c’est-à-dire une communauté grâce à laquelle elle pourra légitimer « sa » réalité, ce qu’elle revendique être sa véritable identité (Berger et Luckmann, 1996 : 215). Il peut s’agir à la fois de l’exilé qui, afin de maintenir une certaine continuité de soi qu’il sent menacée, entretiendra des liens avec son groupe initial d’appartenance ou du converti qui, pour se convaincre et convaincre autrui de la solidité de sa nouvelle identité, intégrera son nouveau groupe d’appartenance au détriment, souvent, de ses anciennes relations. Enfin, un individu qui prend conscience de certaines transformations de son identité pourra chercher à réinterpréter son passé de manière à ce qu’il s’harmonise avec son présent, lequel est désormais pour lui la « bonne » réalité. Berger et Luckmann (1996 : 218-219) offrent en exemple cet individu qui, à la suite d’une conversion religieuse, explique sa transformation radicale en injectant des événements dans sa biographie passée et en réinterprétant ses relations antérieures à la lumière de sa « nouvelle personne », comme si celle-ci avait toujours fait partie de lui. Abandon, conquête, redéfinition, négociation, prise de distance, il s’agit d’autant de procédés par lesquels les individus chercheront à organiser leurs rôles et engagements et, par le fait même, à conserver une certaine cohérence de soi. La section suivante fait état, de façon plus précise, des mécanismes qui délimitent la marge de manœuvre des individus dans la combinaison de leurs divers rôles.

Notes
22.

Celui qui se confond totalement avec son rôle de professeur ne se perçoit plus comme un individu qui, dans une situation donnée et à l’instar de milliers d’autres personnes dans des contextes similaires, assume de façon plus ou moins personnalisée les fonctions assorties au rôle de professeur. Il se considère alors comme l’incarnation même DU professeur et des normes de conduite qui s’y rattachent.

23.

L’autrui-généralisé, c’est la communauté intériorisée grâce à laquelle l’individu acquière un soi (Mead, 1963 : 131). En d’autres termes, c’est par l’autrui-généralisé que la collectivité exerce un contrôle social sur ses membres.

24.

Taylor, lorsqu’il parle de la « politique de reconnaissance », indique que « notre identité est partiellement formée par la reconnaissance ou par son absence, ou encore par la mauvaise perception qu’en ont les autres » (1994 : 41).

25.

C’est le cas au sein d’organisations étroitement réglementées comme les hôpitaux psychiatriques (Goffman, 1968), mais aussi dans les cas où les conditions structurelles exercent de lourdes contraintes. Même dans les expériences « totales » où l’individu a peu de possibilités et d’espace de retrait, cependant, les individus arrivent à se distancier de leur rôle (Goffman, 1968 : 242).

26.

L’approche de cet auteur tend en effet à sous-estimer le poids des déterminations sociales, tous les jeunes (selon leur milieu social d’origine et les obstacles rencontrés sur les marchés de l’éducation et du travail, notamment), n’étant pas en mesure de négocier leur autonomie de la même manière.