Nous avons dit que la société offre un inventaire de rôles, de conduites et de normes qui se différencie en fonction des mondes sociaux. Si l’individu constitue son propre répertoire à partir de fragments d’inventaires, d’un ensemble objectif qui le dépasse, il n’a cependant pas accès à tous les rôles. Les fragments d’inventaires ne se présentent pas à tous les acteurs sociaux comme un étalage de fruits aux clients qui font leur marché, chacun choisissant ce qu’il veut au gré de ses besoins et de ses fantaisies. Cette accessibilité est effectivement tributaire de certains discriminants de rôle d’une part, et de la position des acteurs dans la structure sociale d’autre part.
Les discriminants de rôle renvoient à l’appartenance ethnique, au sexe et à l’âge et participent malgré bien des volontés individuelles à la distribution sociale des engagements sociaux. Il est une évidence, encore aujourd’hui dans les sociétés occidentales, qu’une femme ne puisse devenir prêtre catholique. De même, certaines fonctions de haut rang sont-elles encore difficilement atteignables par les membres de communautés ethniques et si elles le sont dans des proportions faibles, ces derniers sont susceptibles de faire l’expérience d’un manque de reconnaissance sociale. C’est le cas, dans l’Amérique des années quarante – certains diront encore aujourd’hui –, de la femme ingénieure vis-à-vis de ses collègues masculins ou du médecin Noir chez des patients de peau blanche auxquels s’est intéressé Hughes (1996a) dans son étude sur les dilemmes de statut. L’âge biologique et l’âge social ont également leurs effets sur l’accessibilité des rôles. Il est presque inutile, à ce point de la présentation, de rappeler que le poids des discriminants vis-à-vis de certains rôles fluctue en fonction de la conjoncture historique et des espaces socioculturels considérés. L’évolution de l’accès des femmes à certaines fonctions sociales en constitue un exemple illustratif.
L’autre élément qui détermine l’accessibilité à certaines formes d’engagement social est celui de la position dans la structure de la hiérarchie sociale. Dans toutes les sociétés et de tout temps, les ressources socialement valorisées telles que la richesse, le prestige et le pouvoir ont été et sont distribuées plus ou moins inégalement. Puisque les acteurs sociaux tendent à obéir à un principe d’homophilie, c’est-à-dire à interagir avec les individus qui leur ressemblent, qui partagent le même système de croyances, voire les mêmes espaces sociaux, force est de constater que ceux qui se trouvent au haut de l’échelle sont les plus privilégiés tandis que ceux qui se trouvent à son bas sont défavorisés (Degenne et Forsé, 1994 : 43). Si nous nous inscrivions dans une sociologie de la domination, nous pourrions ajouter à cette observation primaire que le groupe dominant, parce qu’il dispose des ressources nécessaires, peut construire un système idéologique servant à légitimer les inégalités aux yeux des dominés, ce qui permet de mieux asseoir leur domination. Chez Bourdieu, par exemple, les individus sont mus par un habitus qui délimite leur horizon des possibles sans que cela ne soit ressenti comme une contrainte puisqu’il s’agit du monde incorporé, d’un monde apparaissant naturel :
‘Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptés à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement « réglées » et « régulières » sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre (Bourdieu, 1980b : 88-89).’L’auteur précise que l’habitus encadre l’action tout en offrant une marge d’improvisation, à la manière dont Mead alloue une part de liberté au « Je » à l’intérieur de la structure du « Moi ». Toutefois, ce dernier concept, qui au demeurant va de pair avec la notion de champ, suppose pour fonctionner que nous soyons en présence d’un ordre social relativement homogène et que nous admettions la force déterminante de la socialisation primaire sur les autres expériences de socialisation. Or, nous avons suffisamment insisté sur le caractère différencié de la société, sur la pluralité des normes et sur la fragilité des modèles de comportement pour ne pas penser que des schèmes contradictoires puissent interférer, dès le plus jeune âge et tout au long des socialisations secondaires, sur l’intégration des contraintes. Puisqu’il ne s’agit pas non plus de nier la puissance des dispositions acquises aux cours des expériences passées, nous proposons d’emprunter un modèle théorique qui adjoint à la force de la position dans la hiérarchie sociale, la force des liens. Cette approche offre une conceptualisation qui permet en effet de penser les actions individuelles en dehors du groupe d’appartenance originel.
Dans la foulée des travaux de Granovetter (1973) sur la force des liens, des sociologues exposent de manière schématisée une suite de postulats macro et microsociologiques qui reconnaissent la nature des pressions structurales exercées sur la conduite des individus. En ce qui concerne d’abord la macro-structure, le premier postulat est qu’une structure sociale se présente sous la forme d’une répartition pyramidale des personnes selon les ressources collectivement valorisées dont elles disposent, celles-ci étant le plus souvent –dans nos sociétés occidentales contemporaines, du moins– la richesse, le prestige associé au statut et le pouvoir. Plus nous grimpons dans la pyramide, moins nous retrouvons d’occupants, mais plus ces occupants disposent d’avantages, à la fois en raison de la nature des ressources qu’ils possèdent effectivement (revenus très élevés, pouvoir politique, etc.) et de la meilleure vue d’ensemble dont ils disposent. Il a été montré que les personnes de haut rang ont un accès moins ardu que les personnes en position subalterne à des niveaux pluriels et divers de la hiérarchie et qu’elles obtiennent plus facilement les services de leurs subordonnés qui sont motivés par l’espoir d’un juste retour des choses (Lin, Ensel et Vaughn, 1981 : 395; Campbell, Marsden et Hurlbert, 1986 : 108-109).
Le second postulat macrosociologique est que les ressources détenues dans un domaine de la vie sociale, par exemple la vie économique, tendent à s’accompagner de ressources du même rang dans les autres domaines. Une personne occupant un statut professionnel prestigieux est susceptible de détenir également du pouvoir et des richesses. Les positions des individus dans les différentes hiérarchies tendent donc à être « congruentes et transférables » (Lin, 1995 : 688). Enfin, si la structure hiérarchique se présente théoriquement sous la forme d’une pyramide, dans la pratique il se peut qu’elle soit déformée sous la force de processus globaux tels que les révolutions techniques et technologiques, les développements de l’industrialisation et l’urbanisation. La structure sociale est moins un fait statique au sein duquel des unités (individus) connaissent des mobilités ascendantes ou descendantes, qu’un processus (de Queiroz et Ziolkowski, 1997 : 68). Nous revenons une fois de plus au caractère fluide et indéterminé de la vie sociale. Ce dynamisme peut donner naissance à des interstices et à des ouvertures dont certains acteurs se saisissent, comme nous le verrons plus bas avec la question de la production des rôles.
Parallèlement à ces trois prémisses macrosociologiques, Lin (1995 : 689) propose deux postulats microsociologiques. Premièrement, les relations et les engagements entre les individus ont tendance à être homophiles, c’est-à-dire à se produire entre individus aux caractéristiques semblables, en conséquence positionnés à des niveaux hiérarchiques équivalents. Deuxièmement, la plupart des actions individuelles obéissent à deux forces premières : l’entretien des acquis, qu’on peut qualifier d’action expressive, et l’obtention d’une meilleure situation, ou action instrumentale. Jointes, ces deux propositions permettent d’avancer que les actions expressives sont plus susceptibles de se faire suivant le principe d’homophilie. Les actions qui consistent à atteindre une position plus élevée, de meilleures ressources et une amélioration significative de la situation, toutefois, ne sont pas tenues d’obéir à ce principe d’homophilie et peuvent faire appel à ce que Granovetter appellent les liens faibles. Selon cet auteur : « the strength of a tie is a (probably linear) combination of the amount of time, the emotional intensity, the intimacy (mutual confiding), and the reciprocal services which characterize the tie » (Granovetter, 1973 : 1361). Ainsi, les liens forts « caractérisent le cercle social intime des individus aux attributs semblables » alors que les liens faibles « caractérisent les relations peu fréquentes et périphériques entre individus différents » (Lin, 1995 : 691). Si, tel que postulé par Granovetter (1973: 1371), « [t]he fewer indirect contacts one has the more encapsulated he will be in terms of knowledge of the world beyond his own friendship circle », cela signifie que « those to whom we are weakly tied are more likely to move in circles different from our own and will thus have access to information different from that which we receive» (Granovetter, 1973: 1371). Par conséquent, lorsqu’un individu souhaite accéder à une meilleure position professionnelle, il peut faire appel à un lien faible, de préférence à une personne mieux placée que lui dans la hiérarchie sociale, afin d’accéder à des informations auxquelles il n’a pas spontanément accès dans son cercle intime (parents, amis) mais qui lui sont néanmoins fort utiles.
Nous voyons déjà poindre les implications que de telles propositions ont pour notre propos. Si la force de la position détermine en bonne partie le type d’engagements relationnels – les rôles du répertoire – des individus et leur capacité à agir à leur profit, ces derniers peuvent aussi sortir de leur groupe d’appartenance. Des études menées sur des personnes en recherche d’emploi ont effectivement montré que le fait d’avoir fait appel à leurs relations avait bel et bien facilité l’obtention de leur emploi, et que ces relations étaient liées, en conformité avec les hypothèses des auteurs, au statut professionnel du père (force de la position) et à l’usage de liens faibles (force des liens) (Lin et Dumin, 1986 : 375). De plus, alors qu’on pouvait croire que le niveau d’éducation était le facteur le plus déterminant dans l’acquisition d’un statut supérieur dans un pays développé comme les États-Unis, il s’est avéré que l’usage des relations sociales avait un effet plus important que le niveau d’instruction sur l’obtention du premier emploi. Nous comprenons toutefois que cet appel aux liens faibles est plus profitable aux personnes situées au bas de l’échelle, celles qui se trouvent au sommet de la structure sociale possédant déjà de nombreux avantages au sein de leur groupe d’appartenance.
Grâce à l’introduction de la proposition de la force des liens, il nous est donc possible de sortir d’une vision déterminée de la réalité sociale : « L’accessibilité renvoie à un ensemble de ressources sociales disponibles et potentielles, alors que l’usage implique la mobilisation effective de ressources sociales » (Lin, 1995 : 697). Dans les termes qui ont été les nôtres depuis le début de ce chapitre, cette distinction entre l’accès et l’usage signifie que le réseau de relations sociales d’un individu constitue l’aspect structural de la réalité sociale – les « fragments d’inventaire de rôles » auxquels il a accès selon certains discriminants sociaux et sa position dans la structure sociale – et que l’usage qu’il en fait – l’organisation et la réorganisation de son répertoire – en forme l’aspect praxéologique. Ainsi, selon la position occupée initialement dans la structure sociale, les acteurs sociaux peuvent mobiliser leurs liens forts ou faibles en vue d’améliorer leur situation.
Pour pousser plus loin la réflexion sur le potentiel créatif des individus et des groupes face aux limitations sociales, précisons enfin que le jeu entre les contraintes et les opportunités de la structure en procès d’une part, et les stratégies et manœuvres des individus afin de se saisir des ouvertures et des ressources d’autre part, peut conduire à la production de nouvelles réalités sociales. Hannerz (1983 : 342) distingue trois facteurs susceptibles de participer à la création de nouveaux rôles sociaux. D’abord, une définition de rôles trop rigide, jointe au fait que les acteurs qui les jouent sont changeants, peut être fortement ressentie comme une contrainte par certains et les conduire à s’y soustraire ou à compenser cette situation par la création d’autres rôles plus valorisants. Le travail informel ou la vie clandestine des institutions totalitaires analysée par Goffman (1968) est une illustration de ces formes d’échappatoire des contraintes structurelles 27 . Le second facteur qui concourt à l’élaboration de nouveaux rôles concerne la diversité et la richesse d’un répertoire individuel de rôles, source d’originalité. L’individu en question peut alors, sur sa propre initiative, intégrer cette singularité dans de nouveaux contextes. Ce peut être le cas d’immigrants qui créent, à partir de leurs expériences culturelles antérieures qu’ils combinent à des éléments culturels de leur ville d’accueil, une entreprise « ethnique » originale. Enfin, dans les sociétés où la division du travail est très poussée et où la concurrence règne sans pitié, les acteurs sociaux sont poussés à la spécialisation et certains peuvent être tentés par la production de nouveaux secteurs peu répandus jusque-là. Une fois un nouveau rôle lancé, d’autres individus peuvent alors s’en saisir.
Si les possibilités d’action des individus sont étroitement liées à leur position sociale initiale au sein de la structure sociale ainsi qu’à des discriminants de rôle, la fluidité de la vie sociale, jointe au fait que les individus sont des êtres réflexifs et de projet, ouvrent la porte à l’agir. Les travaux portant sur le réseau comme bassin de ressources sociales, en particulier la proposition de la « force des liens faibles », est une illustration de cette possibilité d’action individuelle au sein du cadre structural. Le potentiel créatif des acteurs sociaux apparaît d’autant plus vrai qu’avec la différenciation toujours plus grande des sociétés, ces derniers appartiennent à une pluralité de groupes, ils prennent part à des contextes d’interaction multiples, le plus souvent disjoints spatialement les uns des autres, et ce tout au long de leur vie.
Or, les tensions entre la désorganisation et la réorganisation, la rupture et la continuité, la distance et la proximité, la recherche du semblable et la rencontre de l’autre, tensions inhérentes à toute forme de vie sociale, sont – à l’instar de la vie urbaine 28 – grandement exacerbées lorsque est prise en compte la mobilité à travers l’espace international. Les engagements situationnels de l’individu éclatent alors, se délocalisent et se reproduisent ailleurs, entraînant du même coup un réaménagement idéel, imaginaire, du rapport à l’espace. L’analyse de l’action sociale prend une envergure spécifique lorsqu’elle implique la dimension spatiale de la vie sociale.
Hannerz n’explique cependant pas ce qui peut bien pousser certains plus que d’autres à ce sentiment d’étouffement, ni la raison pour laquelle cela se produit à un moment donné plutôt qu’à un autre. Est-ce dû à des différences de personnalité? Est-ce dû à l’incapacité des institutions, face à des processus de transformation globale et à l’apparition de nouveaux rôles, à légitimer les anciens rôles?
« … migrations, mobilités résidentielles, déplacements journaliers imposés par la spécialisation des espaces… Ces faits de mobilité […] traduisent ainsi, à l’échelle des destins individuels, l’ambivalence des processus de désorganisation/ réorganisation qui sont sans doute constitutifs de toute vie sociale, mais qui s’exacerbent dans la ville moderne » (Grafmeyer, 1994a : 89).