2. La dimension spatiale de la réalité sociale

Aborder les phénomènes de mobilité, c’est nécessairement concentrer son attention sur l’espace. Mais le rapport que les individus et les sociétés entretiennent avec lui est-il « si mystérieux » que toute tentative de le mettre au jour relève de la « gageure », tel que le pense Di Méo (1991 : 1)? L’espace est-il « le « continent noir » de la sociologie », comme l’affirme Poche (1996 : 7)? Selon ce dernier (Poche, 1996 : 8), en effet, la discipline a manqué son rendez-vous avec le monde matériel et, depuis, « la structure cognitive de ses paradigmes » empêche qu’il soit réellement pris en compte dans l’analyse. La sociologie s’est développée durant le siècle des Lumières, c’est-à-dire au moment où, contre l’Ancien Régime, elle cherchait à donner un projet aux sociétés humaines. Sa visée fut dès ses débuts davantage humaniste et universelle que particulière et locale. De plus, forte de l’apport durkheimien et de sa conception holiste de la société, elle s’interdisait de tenir compte de la représentation de la société par elle-même, et donc de son rapport à l’espace.

Cela dit, le mouvement de spécialisation de la science a peu à peu conduit la sociologie à s’intéresser à la manière dont les groupes humains s’établissent et se rattachent à un monde physique. Si le parallèle opéré par Park et Burgess entre l’environnement urbain et l’écologie végétale, qui tend à naturaliser le lien entre l’espace matériel et les mentalités, fut grandement critiqué, les fondateurs de l’Ecole de Chicago ont néanmoins le mérite d’avoir souligné que la ville opère une différenciation de l’espace selon ses fonctions (résidentielle, de travail, de loisir…), que l’être urbain, bon gré mal gré, est mobile, et que cela entraîne des modes de sociabilité différents de ceux observés en milieu rural (Grafmeyer et Joseph, 1979).

La sociologie urbaine, et son pendant la sociologie rurale, sont généralement considérées comme les deux branches ayant fait leur spécialité du rapport entre les espaces social et spatial (Poche, 1996 : 57) 29 . Cela explique notamment que nous ayons emprunté de nombreux éléments théoriques à la sociologie de la ville afin d’élaborer notre problématique. Les deux disciplines, toutefois, conçoivent très souvent le monde matériel davantage comme le résultat d’un processus social et un objet d’enjeux pour les acteurs sociaux que comme un point de départ. Nous placerons l’accent sur l’approche théorique et sur la définition du concept d’espace en vue de le considérer à la fois en tant que ressource mobilisée par les acteurs sociaux dans la construction de leur histoire individuelle et collective et en tant que produit concret et symbolique de cette mobilisation humaine. Bref, nous aborderons l’espace à la fois comme produit et comme objet d’appropriation.

Notes
29.

Selon certains auteurs, avec l’internationalisation actuelle des divers aspects de la vie sociale, une sociologie de la mondialisation serait sur le point de voir le jour (Martin et al., 2003), spécialité au sein de laquelle l’espace a un statut explicatif non négligeable (Therborn, 2000; Castells, 2001).