2.1 L’espace : définition et approche

Grafmeyer rappelle, à partir du cas de la ville, qu’il existe un lien indépassable entre la vie sociale et l’espace physique :

‘La ville est à la fois territoire et population, cadre matériel et unité de vie collective, configuration d’objets physiques et nœud de relations entre sujets sociaux. On peut décider de s’intéresser plus particulièrement à l’un plutôt qu’à l’autre de ces deux ordres de réalités. Mais ils n’en demeurent pas moins indissociables (Grafmeyer, 1994a : 8).’

Prendre acte de cette liaison nécessaire entre le social et le spatial peut toutefois conduire sur deux pistes théoriques qu’il convient d’éviter. La première consiste à envisager toute forme de vie sociale comme la résultante fonctionnelle des particularités géographiques environnantes. Un peu à la manière des premiers travaux de l’École de Chicago, cette perspective nous amène à injecter un pouvoir naturalisant au cadre physique, c’est-à-dire à expliquer la réalité sociale (modes de sociabilité, activités humaines, mentalité, etc.) à la lumière de l’environnement matériel. L’image de la ville découpée en mosaïque ou en régions morales, au sens où chacune de ces aires urbaines contribue à la production et à la reproduction des manières d’être et d’agir de la population qui l’occupe, en est un exemple (Grafmeyer et Joseph, 1979). L’explication accorde ici la prévalence au substrat matériel objectif : la structure morphologique engendre une forme de vie sociale qui lui est propre. Or, comme nous le verrons, les mêmes structures physiques sont en réalité appropriées de manière différenciée par les individus et les groupes sociaux. Selon leurs caractéristiques et leurs ressources singulières, ces derniers l’investissent de sens et de représentations et en font, par conséquent, des usages différents.

Inversement, la deuxième fausse route consiste à aborder l’environnement naturel comme une structure passive et malléable qui se contente d'exprimer plus ou moins fidèlement la forme que les acteurs sociaux souhaitent bien lui donner. Les structures spatiales et ce qu’elles représentent aux yeux de la population – quartiers riches auxquels on aspire, ghettos ou grands ensembles qu’il faut fuir ou éviter, etc. – y sont la représentation matérielle des inégalités sociales. Cette optique alloue une part de l’explication des réalités spatiales aux acteurs sociaux, aux sens et aux usages qu’ils font de l’espace. Elle tend toutefois à négliger le pouvoir du cadre matériel. Tous les individus et les groupes ont pourtant à composer, dans leurs actions, avec l’environnement naturel (montagne, fleuve, etc.) et les structures matérielles historiquement produites, lesquels se présentent à eux comme autant de contraintes et de possibilités. L’espace exerce donc certains effets sur les usages et les représentations.

Dans cette étude, nous refusons la prédominance de l’une ou l’autre de ces dimensions de la réalité spatiale – fonctionnalité vs représentation, objectivité vs subjectivité, infrastructure vs superstructure –, pour l’envisager sur un mode dialectique. Si l’espace est le reflet de la structure sociale dont il est le support, les « structures morphologiques ainsi produites et sédimentées au cours du temps s’imposent en retour aux agents de la vie urbaine comme autant de cadres relativement contraignants » (Grafmeyer, 1994a : 25). Un cadre physique défini n’est pas la simple cause d’une forme particulière de vie sociale, pas plus qu’une forme spécifique de vie sociale n’explique à elle seule les caractéristiques d’un cadre matériel. En d’autres termes, la perspective qui est la nôtre consiste à aborder l’espace physique comme structurant la vie sociale en même temps qu’il est structuré par elle, comme un élément à la fois « inducteur et induit » d’actions sociales (Rémy et Voyé, 1992 : 167).

Ainsi, l’espace doit être abordé sous deux angles entretenant un rapport dialectique : il est un support physique, objectif et objectivé, et un support des codes culturels et des représentations. Bien que le cadre matériel soit historiquement produit par les activités des individus et des groupes précédents, nous pouvons poser comme prémisse qu’il se présente aux acteurs sociaux, peu importe sa forme et la légitimité dont il est ou non pourvu, comme un donné (Rémy, 1975 : 284). Un monde est devant eux, épousant déjà certaines caractéristiques : « Certes, l’espace géographique ne se réduit pas à cette matérialité située entre nature et société, mais il est avant tout cette matérialité » (Di Méo, 1991 : 120). Mais ce monde sensible est aussi un monde vécu (Frémont, 1976). Les individus l’appréhendent, se l’approprient, ils font appel à leur imagination pour lui injecter des symboles et se le représenter mentalement 30 . Ce processus s’effectue sur une base psychologique et sur une base sociale, il est à la fois individuel et collectif. Trois dimensions entrent ainsi en jeu dans la représentation de l’espace : « le réel (objet de la perception ou de la représentation); le sujet psychologique avec ses déterminations propres; le même sujet abordé dans sa dimension sociale, avec ses apprentissages et ses codes sociaux » (Di Méo, 1991 : 122). En somme, les interactions sociales se produisent à partir d’un cadre matériel déjà-là, mais d’un cadre dont les acteurs peuvent se saisir pour le transformer : « on peut considérer que la logique d’appropriation, au temps 1, ne reproduit que partiellement les rapports de production au temps 0, mais qu’elle est un des déterminants des rapports de production au temps 2 » (Rémy, 1975 : 284). Nous comprenons mieux en quoi l’espace réel et objectif entretient un lien dialectique avec les acteurs sociaux, êtres agissants et pensants.

D’une certaine manière, chacun de ces deux types d’espaces, le physique et le métaphorique, le concret et l’abstrait, renvoie donc à l’autre, si bien que leur articulation toujours problématique peut être considérée comme l’un des fils conducteurs utilisables pour aborder un certain nombre de questions familières au sociologue (Grafmeyer, 1994b : 86).

Ces précisions nous permettent de concevoir deux types d’effets de l’espace. En tant que substrat matériel, l’espace structure en partie les relations sociales. Un type d’habitat (comme les grands ensembles) ou un espace attractif (par exemple, une mine) déterminera, dans une certaine mesure, les autres aspects de la vie sociale, tels que les modes d’échange et de sociabilité. Ici, l’espace a un effet structurel en tant qu’il agit sur la formation des réseaux d’interaction (Rémy, 1975 : 281). En tant que code culturel et support des représentations, le cadre physique induit des catégories et des représentations, connotées positivement ou négativement, et peut conduire à l’émergence et au maintien d’une identité collective. Les catégorisations dedans/ dehors, ici/ là-bas, centre/ périphérie, jointes à des représentations telles que nous/ eux, sécurité/ danger, etc., lorsqu’elles servent de références communes à l’ensemble d’un groupe, contribuent à créer un sentiment d’appartenance à un territoire. Ce dernier peut alors devenir le support d’un projet collectif et d’action, une source de définition de soi et du rapport aux autres. Cet effet de l’espace sur les consciences est appelé effet structural (Rémy, 1975 : 281).

Ensemble, les espaces physiques et symboliques et leurs effets respectifs déterminent le champ des contraintes et des possibilités des acteurs sociaux, ils rendent certaines relations probables et d’autres hautement improbables, ils créent des oppositions et de l’intégration. C’est ici que peuvent s’expliquer les différents usages et sens de l’espace qui se côtoient ou s’affrontent, selon les cas, entre les occupants d’une même forme spatiale. Rémy (1975 : 282) donne l’exemple des habitants d’un village et de leurs rapports respectifs, réels et idéels, au monde extérieur :

‘Ainsi, par exemple, les contacts entretenus à l’extérieur du village ne peuvent-ils être connotés automatiquement de façon négative : ils le seront pour des ouvriers résidant dans le village et allant travailler dans la ville voisine et qui développeront de ce fait une double marginalité avec individuation de leurs préoccupations et désinsertion sociale alors qu’au contraire, pour les notables du village, le fait de relever d’une pluralité d’espaces accroît leur capacité de contrôle, en accentuant leur multipositionnalité (Rémy, 1975 : 282).’

C’est le cas également des problèmes sociaux qui surgissent de la proximité spatiale d’acteurs qui n’ont pas la même conception ni le même usage de l’espace. Si certaines familles envisagent leur vie dans un immeuble comme un simple passage pendant que, pour leurs voisins, il s’agit de l’aboutissement de leur trajectoire résidentielle, leurs usages respectifs de l’espace risquent fort de diverger, voire même de mener à des conflits (Chamboredon et Lemaire, 1970). Il en va de même des néoruraux qui s’installent dans un lieu donné aux côtés de familles, souvent agricoles, qui y résident depuis des générations (Sencebe, 2001). Une même forme spatiale peut conduire à des représentations et à des usages différenciés de l’espace selon la position des individus au sein de la structure sociale, leurs modèles culturels de référence et leurs projets individuels. C’est ce qui explique que les intentions des acteurs institutionnels – basées sur des études, visant certains objectifs de développement précis, actualisées à travers diverses politiques –, n’aboutissent pas toujours aux résultats escomptés : « La région politique existe […]. Cependant, les espaces vécus ou les métastructures socio-spatiales démentent souvent ces réalités lorsqu’on veut en faire des combinaisons tangibles de fonctions trop variées » (Di Méo, 1991 : 174). Les acteurs interviennent en fonction de leurs intérêts et de leurs ressources respectifs. C’est la raison pour laquelle quiconque s’intéresse au rôle, contrasté, joué par l’espace dans la détermination des activités et des relations sociales doit se pencher sur les modalités selon lesquelles il est approprié concrètement et symboliquement (Rémy et Voyé, 1992).

Notes
30.

Certains auteurs distinguent la perception, qui signifie se représenter un objet en sa présence, de la représentation, laquelle consiste en la capacité de se l’évoquer en son absence ou de l’investir de considérations cognitives (Di Méo, 1991 : 123). Si la perception n’est jamais qu’un simple réflexe à un stimulus et implique donc une intentionnalité, comme nous l’enseigne Mead (1963), il ne peut y avoir d’acte de perception sans qu’un travail d’imagination ne se produise. Ce constat fait dire à Di Méo qu’il « n’existe donc que des représentations du réel, plus ou moins proche d’une pure perception, en fonction de la plus ou moins grande spontanéité de notre rapport au monde et de sa nature, plutôt intellectuelle ou plutôt vitale » (Di Méo, 1991 : 125).