2.2 Les ressources et le capital spatial

Lin définit la notion de ressource comme un bien « dont la valeur est déterminée socialement et dont la possession permet à l’individu de survivre ou de préserver des acquis ». Pour leur part, les valeurs sont « des jugements normatifs sur ces biens qui, pour la plupart des sociétés, correspondent à la richesse, au statut et au pouvoir » (Lin, 1995 : 687). Les ressources peuvent être héritées ou acquises : elles sont héritées en vertu de l’appartenance ethnique, du genre, du statut socioprofessionnel des parents, voire de la religion, mais la prise en compte de l’éducation, du prestige et de l’autorité montre qu’elles peuvent également être acquises. C’est ici que nous retrouvons une part d’indétermination du social puisque l’individu peut jouer sur l’augmentation ou la diminution d’un type particulier de ressources afin d’atteindre de nouveaux biens. Les ressources, qu’elles soient effectivement possédées par l’individu ou potentielles (disponibles à travers son réseau de relations) sont également cumulables et peuvent aussi, en toute logique, être perdues. Enfin, elles se présentent sous plusieurs formes. Bourdieu a longuement écrit sur les différentes espèces de ressources possédées et disputées par les acteurs sociaux. Pour sortir d’une vision économiste du monde, il étend la notion de capital économique, fondée sur la possession de richesses financières ou matérielles, à d’autres formes de capital pouvant très bien intervenir au cœur des luttes sociales. Le capital culturel, par exemple, renvoie aux connaissances acquises mais présentes sous la forme incorporée (être cultivé, maîtriser le langage, connaître les codes), au patrimoine de bien culturels (tableaux, livres, etc.) ainsi qu’aux titres qui attestent socialement de la compétence d’un individu (diplôme, réussite à un concours, etc.) (Bourdieu, 1979 : 3-5). Le capital social, quant à lui, est défini comme :

‘« l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance; ou, en d’autres termes, à l’appartenance à un groupe, comme ensemble d’agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes (susceptible d’être perçues par l’observateur, par les autres ou par eux-mêmes), mais sont aussi unis par des liaisons permanentes et utiles (Bourdieu, 1980c : 2).’

Enfin, le capital symbolique réfère à l’effet que toutes ces formes de capitaux ont sur les consciences. Car tous les capitaux, dit l’auteur, fonctionnent comme capital symbolique lorsque ceux qui les possèdent obtiennent la reconnaissance d’autrui et que leur supériorité et leur domination sont ainsi légitimées.

Si, chez Bourdieu, les volumes de capitaux possédés par un individu et leur rentabilité éventuelle, par exemple sur les marchés du travail, sont étroitement liés à la position de l’individu dans le champ, et donc à son appartenance à un groupe 31 , nous avons vu avec la théorie conjuguée de la force des liens et de la force de la position que l’individu peut aussi agir en vue de mobiliser des ressources qui sont extérieures à son cercle social initial. Par ailleurs, les dynamiques sociales étant le produit de l’histoire, nous pouvons spéculer, tel que le suggèrent Lévy et Lussault (2003 : 125), que les transformations structurelles et symboliques de la société peuvent faire une place accrue à d’autres biens sociaux, modifier les significations et les catégorisations sociales et opérer de nouvelles structurations des inégalités. Aussi avons-nous posé dans cette étude le postulat que dans le contexte de la globalisation, l’espace international acquière une valeur sociale renforcée. Il se présente comme une ressource potentiellement mobilisable et cumulative au même titre que celles précédemment présentées et peut, par conséquent, participer à l’ordonnancement des individus et des groupes sociaux.

À cet effet, le capital spatial sera défini ici comme un « ensemble de ressources, accumulées par un acteur, lui permettant de tirer avantage, en fonction de sa stratégie, de l’usage de la dimension spatiale de la société » (Lévy et Lussault, 2003 : 124). Il comporte deux dimensions : il est à la fois un patrimoine de lieux 32 et des compétences à le rentabiliser (Lévy et Lussault, 2003 : 125). Cela signifie d’abord que l’individu qui possède un volume de capital spatial important a accumulé un bagage d’espaces, de lieux, qu’il connaît, qu’il sait utiliser et dont il peut tirer profit. Il y a acquis certains droits (d’habiter, de travailler, d’étudier, etc.), il y possède un réseau de relations sociales, il y maîtrise les codes culturels. Cela signifie ensuite qu’il développe, à travers l’accumulation d’un capital spatial, des connaissances et des compétences tels que des savoir-circuler, des capacités à s’approprier des lieux, des aptitudes à agencer des espaces en un système d’interactions profitables, etc. Nous comprenons que l’acte de s’approprier des ressources a un effet multiplicateur sur les compétences : s’approprier une ville ou un espace sociétal contribue à connaître cet espace en même temps qu’il facilite l’exploration éventuelle d’autres lieux, et ainsi de suite. Le capital spatial peut entrer dans le système des échanges contre d’autres formes de capitaux. Il peut être amoindri au profit d’un autre, comme dans le cas d’un déménagement dans un quartier modeste afin d’épargner financièrement, comme il peut être mobilisé afin d’en faire fructifier un autre, telle l’action de partir à l’étranger dans le but d’obtenir une promotion professionnelle. 

De plus en plus de recherches réalisées sur différentes catégories de populations sont menées en accordent ce statut de ressource à l’espace. Les travaux de Roulleau-Berger (2004) sur les circulations intracontinentales chinoises en sont un premier exemple. L’auteure distingue trois formes migratoires principales qui, au fil des périodes successives de fermeture et de relative ouverture politiques, se sont développées sur le continent  : les « migrations pendulaires et monoactivité économique »; la « polymigration intercontinentale et pluriactivité économique » (lesquelles se divisent en polymigrations liées au petit commerce, liées à des activités artisanales et aléatoires); et les « migrations et dynamiques entrepreuneuriales » en Chine et à l’étranger. Chacune de ces formes met en scène des acteurs chinois qui, selon les opportunités structurelles, acquièrent des savoir-circuler, mobilisent des réseaux sociaux et cumulent des activités économiques de façon différenciée (Roulleau-Berger et Shi, 2004).

D’autres recherches récentes montrent en quoi l’espace, cette fois l’espace transnational, constitue une ressource qui permet d’accroître le volume de capital économique à la fois tout en offrant des supports de définition identitaire. Tarrius (2002), par exemple, montre comment des migrants d’origine maghrébine, en réaction aux obstacles à leur insertion en France et grâce à leurs réseaux, développent une économie formelle et informelle sur tout le pourtour méditerranéen. Ils circulent dans un espace transnational qui leur permet de commercer et de profiter des écarts de prix entre les marchés. Ces mouvements économiques transfrontaliers ne sont pas propres aux réseaux entre le Maghreb et la France. On a trouvé leur pendant en Europe de l’Est (Morokvasic-Muller, 1999) et dans les Amériques (Portes, 1999). Ils montrent que l’espace peut être une ressource utilisée afin d’accroître le capital économique lorsque des communautés d’individus profitent de leur dispersion sur plusieurs marchés nationaux afin de vendre leurs marchandises.

Les travaux de Tarrius dévoilent également comment les « immigrants » 33 se bricolent des identités métisses à partir de leurs circulations entre les pays d’origine et d’accueil. Plutôt que de les percevoir comme étant uniquement d’« ici » ou uniquement de « là-bas », l’auteur propose d’appréhender ces individus sous une troisième forme, c’est-à-dire comme étant d’« ici et de là-bas à la fois » (Tarrius, 2000 : 7). Les lieux qu’ils traversent tout au long de leurs itinéraires acquièrent une valeur temporelle, ils sont des moments où les personnes en circulation, d’origines multiples, se rencontrent, négocient, échangent leur parole et contournent les politiques nationales qui tendent à les réduire à leur appartenance ethnique. Ces individus nomades parviennent à quitter pour un temps leur propre univers de valeurs et de références pour celui de leur partenaire. Ils construisent ensemble ce que l’auteur a nommé des territoires circulatoires, c’est-à-dire des territoires constitués des identifications puisées dans des univers proches et lointains (Tarrius, 1992 : 130; 2000 : 123). Ces nouveaux territoires transnationaux constituent une ressource de définition identitaire puisqu’ils permettent à ces individus de se reconnaître en tant que nomades cosmopolites partageant des compétences communes de « savoir-circuler » et de « savoir-se-côtoyer ».

Enfin, des recherches montrent que la dispersion géographique d’une population nationale devient une ressource lorsque les différents territoires ainsi connectés deviennent le support d’une mémoire collective et d’une identité culturelle. Des auteurs soutiennent que la diaspora n’est pas que synonyme de déracinement, d’exil ou d’isolement quand elle permet une plus grande circulation des individus, des capitaux, des produits et des informations (Médam, 1993). L’histoire de la communauté locale peut alors être transformée en une mémoire diasporique, et cette mémoire devenir le support d’un nouveau rapport au territoire (Ma Mung, 1999). Dans d’autres cas, l’entretien d’un réseau social transnational, grâce notamment au développement des communications de masse, peut faciliter la survie de la culture propre à la communauté ainsi dispersée (Portes et al., 1999; Appadurai, 2001). La dispersion géographique, qui peut à première vue constituer un handicap, devient ainsi une ressource spatiale.

Les recherches présentées précédemment illustrent le glissement qui s’opère depuis le réseau, bassin de ressources sociales, jusqu’à l’espace en tant que ressource individuelle et collective. L’une des caractéristiques de l’engagement relationnel est d’être porteur de ressources. À travers son réseau social, un individu accède à des informations, à des biens, à des revenus économiques, à un support affectif, voire à un nom prestigieux. Si l’espace ne peut se penser séparément du social, tel que nous l’avons vu, il est néanmoins le support de ce lien. Et lorsque ce support est approprié par un individu ou une collectivité et qu’il devient un espace à soi permettant d’agir sur les autres capitaux, comme dans le cas des jeunes en processus de socialisation professionnelle qui sont l’objet de la présente étude, il peut acquérir la propriété de ressource.

Notes
31.

« Ces liaisons sont irréductibles aux relations objectives de proximité dans l’espace physique (géographique) ou même dans l’espace économique et social parce qu’elles sont fondées sur des échanges inséparablement matériels et symboliques dont l’instauration et la perpétuation supposent la re-connaissance de cette proximité » (Bourdieu, 1980c : 2).

32.

Dans cette étude, la notion d’espace se définie comme une des dimensions de la société qui se caractérise par une échelle (une taille), une substance (c’est-à-dire des dimensions non spatiales qui structurent l’existence des individus et des collectifs qui s’y trouvent) et une métrique (des distances). Le lieu, quant à lui, est un type particulier d’espace. Nous parlons de lieu quand il y a co-présence, c’est-à-dire quand la distance n’est pas importante (pôle, point) (Lévy et Lussault, 2003).

33.

Le terme immigrant est employé ici pour faire référence à ces populations qui, en France, sont d’origine culturelle étrangère. Or, Tarrius (2000 : 85) soutient qu’en raison de leurs circulations, elles doivent plutôt être considérées comme mobiles ou circulantes, c’est-à-dire non-définies par un territoire ou un statut juridique donnés.