3.1 La notion de carrière en sociologie

On attribue généralement les premiers usages sociologiques significatifs de la notion de carrière à Hughes. Face aux approches fonctionnalistes alors dominantes en sociologie des professions, ce dernier utilise ce concept afin d’étudier non pas des sous-systèmes ou des rapports sociaux généraux, mais les relations sociales concrètes des acteurs, dans la durée (de Queiroz et Ziolkowski, 1997 : 68). Elle est, dans les termes de l’auteur, résumée comme le « parcours ou progression d’une personne au cours de la vie (ou d’une partie donnée de celle-ci) » (Hughes, 1996b : 175). La notion de carrière renvoie à l’ordre dans lequel se déroule la vie des individus ainsi qu’aux changements psychologiques qui accompagnent chacune des étapes qu’il est amené à traverser, cela en fonction du système social et de la période historique dans laquelle il s’inscrit.

Hughes délimite un certain nombre de dimensions qu’il convient de considérer dans l’étude des carrières. D’abord, l’âge biologique. Le fait que l’âge change en permanence fait en sorte que les moments qui lui sont associés évoluent également et ne seront pas vécus une deuxième fois par un même individu. De plus, certains statuts sont associés à des niveaux spécifiques du développement physiologique de l’être humain. Pensons à la vigueur de la jeunesse qui, lorsqu’elle diminuera avec le temps, soumettra le sportif à un changement d’activité (Hughes, 1996b : 178). L’âge social, qui par définition est relatif au système et à son évolution historique, est une autre de ces dimensions. Des rôles sont définis et distribués socialement selon ce qu’une collectivité, à un moment donné de son histoire, attend de ses membres. Ainsi en va-t-il des jeunes de qui on attend aujourd’hui qu’ils s’insèrent en emploi au terme de leurs études. Enfin, l’étude des carrières implique que soit prise en compte la mobilité des personnes occasionnée par les transformations de l’organisation du travail et des systèmes sociaux (Hughes, 1996b : 184). Certains postes disparaissent et réapparaissent au gré du développement technologique, de l’urbanisation, etc., et ces changements ont des répercussions sur les carrières. Nous voyons, à travers ces trois dimensions, que la carrière personnelle d’un individu correspond à un moment dans l’histoire des institutions 34 et des groupes auxquels il est rattaché et qui le dépassent.

Si le concept de carrière se limite chez Hughes au domaine professionnel, depuis son usage s’est élargi à l’étude de l’organisation de la vie sociale en général. Becker (1985 : 47), notamment, conserve ce qui est au fondement de la notion, c’est-à-dire le fait qu’elle désigne « aussi bien les faits objectifs relevant de la structure sociale que les changements dans les perspectives, les motivations et les désirs de l’individu », pour étudier les carrières déviantes des fumeurs de marijuana. Il identifie les trois phases qui impliquent à la fois un comportement objectivement et socialement jugé déviant et la représentation personnelle de celui qui le commet. La première étape est celle de la transgression d’une norme. Ce moment est évidemment à lui seul insuffisant pour nous permettre de parler de mode de vie déviant. Le geste de transgression peut avoir été commis en secret, ne s’être produit qu’une seule fois, avoir immédiatement été rattrapé et corrigé sous la menace d’une répression ou du simple sentiment de culpabilité. Pour commencer à parler de carrière déviante, il faut une deuxième phase, c’est-à-dire la désignation publique. Par ce mécanisme de stigmatisation, on attribue socialement à l’individu un nouveau statut qui pourra avoir des effets déterminants sur son identité sociale et personnelle. Enfin, on peut parler de déviance en termes de carrière lorsque, dans une troisième phase, l’individu intègre un groupe organisé s’adonnant à des comportements déviants. Cette adhésion facilite la continuation des pratiques déviantes tout en conférant une légitimité et un sentiment d’appartenance à tous ceux qui sont impliqués dans le même processus (Becker, 1985 : 48-62).

Goffman s’est lui aussi intéressé à la notion pour étudier les phases traversées par le malade mental 35 . Il s’est plus particulièrement penché sur les aspects moraux de la carrière, « c’est-à-dire au cycle de modifications qui interviennent dans la personnalité du fait de cette carrière et aux modifications du système de représentation par lesquelles l’individu prend conscience de lui-même et appréhende les autres » (Goffman, 1968 : 179-180). L’attention ici portée aux modifications de la personnalité, aussi subjective que soit a priori cette réalité, ne se fait pas plus chez Goffman que chez Becker et Hughes sans égard à la condition sociale et objective de l’individu. C’est de cette « ambiguïté », comme le dit Goffman, que provient d’ailleurs la valeur théorique du concept de carrière :

L’intérêt du concept de carrière réside dans son ambiguïté. D’un côté, il s’applique à des significations intimes, que chacun entretient précieusement et secrètement, image de soi et sentiment de sa propre identité; de l’autre, il se réfère à la situation officielle de l’individu, à ses relations de droit, à son genre de vie et entre ainsi dans le cadre des relations sociales. Le concept de carrière autorise donc un mouvement de va-et-vient du privé au public, du moi à son environnement social, qui dispense de recourir abusivement aux déclarations de l’individu sur lui-même ou sur l’idée qu’il se fait de son personnage (Goffman, 1968 : 179).

La carrière morale du malade mental s’échelonne sur trois principales phases : la période précédant immédiatement l’entrée à l’hôpital psychiatrique, la phase correspondant au séjour dans l’institution et la phase qui suit la sortie de l’hôpital (Goffman, 1968 : 183). Goffman montre que chacune de ces phases, telle une seconde socialisation, comporte une série de techniques de mortification qui consistent à faire perdre leur ancienne identité aux patients afin de mieux les soumettre à l’ordre institutionnel.

Si, à l’instar des auteurs précédents, Hannerz définit la carrière comme une « organisation séquentielle des situations vécues » (Hannerz, 1983 : 333), donc comme une succession de phases, il introduit une dimension qui élargit encore plus significativement l’intérêt théorique de cette notion. Étant donné que les « situations vécues », il ne faut pas l’oublier, se produisent dans des mondes sociaux multiples, il ajoute que la carrière est « l’agencement des domaines entre eux et la construction d’un mode de vie qui évolue avec le temps » (Hannerz, 1983 : 334).

C’est sur cette idée de l’agencement des univers sociaux que nous voulons mettre l’accent. Cette dimension de l’organisation des engagements pluriels est implicitement contenue dans la conception de la carrière propre aux auteurs précédemment cités, chacun montrant en quoi le passage d’une phase à une autre dans un univers social particulier peut avoir des répercussions sur toutes les dimensions de la vie d’un individu. Toutefois, Hannerz a le mérite théorique de placer explicitement la pluralité de la vie sociale au cœur de la définition du concept. Ainsi, la carrière traduit, d’une part, la suite des phases significatives que traversent objectivement les individus au cours de leur travail d’ajustement continu de leurs engagements sociaux ainsi que, d’autre part, l’évolution du système de représentations personnelles qui l’accompagne. L’ensemble de ces phases, qui comportent des éléments tant objectifs que subjectifs, donne lieu à la construction d’un certain mode de vie.

Par ailleurs, cette conception de la carrière conduit à deux précisions utiles pour l’étude empirique des phénomènes sociaux. En premier lieu, il se peut que des carriéristes, c’est-à-dire des individus qui se préoccupent de la maîtrise de leur carrière et de leur bon déroulement, réussissent dans leur entreprise comme il se peut qu’ils échouent. En deuxième lieu, des individus qui ne sont pas carriéristes peuvent, pour leur part, réussir. Ces postulats introduisent le caractère imprévisible et difficilement contrôlable des carrières. Nous pouvons certes, pour passer de la position 1 à la position 5, traverser dans l’ordre les phases 2, 3 et 4. Mais en raison de la multiplicité des univers relationnels, de leurs influences respectives les uns sur les autres et des aléas de la vie, il est plus probable que nous suivions un cheminement désordonné. Il se peut également que certains événements fassent bifurquer notre carrière, introduisant un changement de vie par rapport à la direction que nous avions initialement prise (de Coninck et Godard, 1989). La gestion des carrières est donc plutôt complexe et demande, de la part du carriériste, la capacité de demeurer à l’affût des informations qui circulent, de savoir saisir toutes les occasions, d’être en mesure « de jongler avec un certain nombre de rôles », c’est-à-dire de pouvoir maîtriser ses rôles joués dans des mondes pluriels et divers (Hannerz, 1983 : 335). Ce n’est que lors du passage à la phase suivante qu’il est possible d’apercevoir la direction que prend la carrière même si cela, il convient d’en faire la précision, n’exclut pas non plus les possibilités de retour en arrière.

En plus de ce degré variable de prévisibilité, le concept de carrière comporte en second lieu un caractère « précontraint ». Hannerz avance l’idée qu’un mode de vie est un processus en construction dont les phases antérieures déterminent en partie les phases suivantes. En d’autres termes, la formation d’un répertoire de rôles est une réalité séquentielle, de telle sorte que l’individu, loin de recommencer à zéro, est « précontraint par les rôles qu’il a déjà remplis et les relations qui leur correspondent » (Hannerz, 1983 : 334). La carrière permet de saisir autant le caractère dynamique et fluctuant que le caractère contraignant du temps.

Dans ses réflexions sur l’étude de la ville, Hannerz (1983 : 316-322) identifie quatre types de mode de vie urbain qui sont autant de portraits de ce à quoi ressemblent les citadins en fonction de leurs modes relationnels. Il s’agit de l’enclavement, de la ségrégation, de l’intégration et de l’isolement 36 . Un individu possède un mode de vie enclavé lorsqu’il investit la majeure partie de son temps et de son intérêt dans un secteur particulier de son réseau. Si la relation enclavée est à sens unique, celui qui la vit a une carrière dépendante, c’est-à-dire que sa vie dépend en majeure partie d’autres personnes. Hannerz (1983 : 318) cite les exemples du reclus décrit par Goffman (1968) et de la femme au foyer. L’enclave urbaine apparaît dès lors qu’un nombre relativement important d’individus « s’investissent avec une intensité égale dans leur réseau commun » (Hannerz, 1983 : 316). L’un des exemples le plus fréquent est celui du ghetto ethnique dont les membres tendent à vivre, travailler et se divertir ensemble et à réduire au minimum leurs relations avec les autres groupes. Le second type de mode de vie urbain, la ségrégation, renvoie à l’individu qui possède différents engagements qui ne se recouvrent pas. C’est souvent le cas des personnes qui ont des rôles très différents les uns des autres et qui présenteraient forcément une image incohérente d’eux-mêmes si des contextes d’interaction ordinairement séparés venaient à se croiser. L’intégration est le troisième type de mode de vie urbain : il s’agit des citadins dont le réseau de relations recouvre de manière à peu près équilibrée l’ensemble de leurs univers sociaux. Ces citadins n’excluent pas la possibilité d’importer des rôles propres à certains mondes dans d’autres contextes, comme ils ne cherchent pas à éviter que leurs différents engagements relationnels s’entrecroisent. Enfin, l’isolement, le quatrième type, caractérise les individus qui ont un répertoire de rôles restreint. L’analyse de ces différentes manières qu’ont les citadins de vivre la ville permet à son tour d’imaginer les rapports entre ces divers modes de vie et de penser la structure sociale globale.

Roulleau-Berger (2001), dans un autre secteur de la réalité sociale mais dans une perspective similaire, a distingué trois types de carrière de jeunes qui, face aux marchés du travail, se retrouvent en situation de précarité. L’objectif de son travail ne réside pas tout à fait, à l’image de l’étude de Becker sur la déviance, dans l’identification des phases qui mènent à la précarité. Plutôt, elle s’est penchée sur les manières dont les jeunes, en tension entre les contraintes institutionnelles et sociales d’une part et leurs aspirations et perceptions personnelles d’autre part, agencent leurs divers rôles. Ainsi, les carrières d’assignation à la précarité sont celles de jeunes d’origine ouvrière qui ont un faible niveau de qualification. Ces derniers n’ont généralement pas d’engagements dans de nombreux contextes relationnels. Ils n’ont, par exemple, que très peu d’activités dans le domaine du loisir, que ce soit dans le monde culturel, sportif ou associatif. Les diverses phases ne s’articulent pas aisément l’une à l’autre et peu de progression est observée par rapport aux emplois occupés précédemment. Subjectivement, ces jeunes semblent avoir perdu le sens du travail. Les carrières d’adaptation à la précarité, quant à elles, réfèrent aux carrières des jeunes qui enchaînent les emplois précaires, lesquels ne semblent pas totalement éloignés de leur filière de formation, et ont des relations qui recouvrent d’autres domaines que celui du travail. Ils proviennent pour la majorité des milieux populaires et des classes moyennes. En fait, ces jeunes détournent leur sentiment d’incertitude en s’engageant intensément dans ces autres activités et faiblement dans le travail. Enfin, les carrières de résistance à la précarité caractérisent les jeunes qui s’engagent de manière continue et relativement intégrée dans le travail ainsi que dans une multitude d’autres activités. C’est dans la multiplicité des engagements que ces jeunes parviennent à la valorisation de soi. Tout comme Hannerz, l’auteur prend soin de spécifier que si le vécu des jeunes étudiés se caractérise à la fois par les trois types de carrière, il se laisse néanmoins dominer par l’une d’entre elles.

Le concept de carrière, nous pouvons le constater à travers la convocation de ces études empiriques, permet de voir comment des individus engagés dans un même processus social – la vie urbaine, le travail précaire, la mobilité étudiante internationale –, dans une conjoncture historique donnée, construisent des carrières (entendues comme agencements des contextes sociaux en un mode de vie) différenciées en fonction de leurs divers attributs sociaux et de leur position respective dans la structure sociale. En retour, les diverses carrières ainsi repérées offrent des éléments d’analyse pour l’étude du processus social dans sa totalité. Parce qu’elle est d’une grande portée heuristique, c’est cette conception de la carrière qui sera au fondement de nos analyses des expériences internationales des jeunes.

Notes
34.

En ce sens, les institutions ont aussi une carrière.

35.

Entendu dans un sens sociologique : le traitement psychiatrique acquière tout son intérêt à partir du moment où il altère « le destin social de l’individu », ce qui se produit avec l’hospitalisation ou, en d’autres termes, avec l’institutionnalisation de la maladie (Goffman, 1968 : 180).

36.

Ces modes de vie étant des idéaux-types, Hannerz (1983 : 316) prend soin de signaler que, dans la réalité empirique, ils se retrouvent à un moment ou à un autre dans toutes les existences réelles.