3.2 L’organisation séquentielle des engagements sociaux déspatialisés

L’analyse des carrières, nous l’avons souligné à partir des auteurs précédents, implique que soient pris en compte le moment de leur histoire personnelle dans lequel se trouvent les individus (âge biologique et social) et la période historique des sociétés auxquelles ils appartiennent. Dans le cas qui nous occupe, les jeunes ont des âges (biologiques) différents qui seront étudiés plus finement tout au long des analyses. Toutefois, ils ont en commun de se trouver dans une phase spécifique du cycle de la vie sociale : celui de la socialisation professionnelle dans un contexte de transformation économique et politique.

Les problèmes d’emploi et de chômage que connaît la jeunesse depuis la crise économique des années 70 ont conduit plusieurs sociologues, ces dernières années, à focaliser l’intérêt sur les conditions d’entrée dans la vie active des jeunes 37 . Parmi eux, Galland (1991; 1996) a élaboré un modèle qui, pendant un certain temps, a constitué une référence importante en sociologie de la jeunesse. En proposant de définir la jeunesse à partir de la double transition de l’école au travail (axe public) et de la maison familiale à la vie matrimoniale (axe privé), il constate que la jeunesse contemporaine se caractérise par une désynchronisation des passages à la vie professionnelle et matrimoniale en même temps que par leur report 38 . Les jeunes poursuivent plus longuement des études, entrent par conséquent plus tard sur le marché du travail et reportent la vie de couple. En plus, les passages de l’école au travail et de la vie chez les parents à la vie matrimoniale ne se font plus directement ni en même temps. Les jeunes cumulent des statuts intermédiaires sur les axes public (stagiaires, chômeurs, etc.) et privé (vie en colocation, etc.) et peuvent par exemple entrer dans une vie professionnelle tout en continuant à habiter chez leurs parents. Galland explique l’apparition de ce moment du cycle de vie par le passage d’un mode de socialisation à un autre, soit le passage du modèle de l’identification – où le statut et l’identité sont transmis d’une génération à l’autre – au modèle de l’expérimentation – où la définition de soi et le statut sont désormais les objets d’une quête et se construisent au fil des expériences.

Le modèle de l’expérimentation pose toutefois un problème central en ce qu’il tend à minimiser les déterminants structurels et à réduire les difficultés d’insertion professionnelle des jeunes à leurs comportements personnels. Galland soutient en effet que leur lente et progressive mise en emploi est une affaire de compromis et d’ajustement entre leurs ambitions personnelles et les possibilités effectives de les réaliser.

Contre une telle approche, Rose propose d’aborder l’insertion professionnelle comme un processus complexe et différencié qui varie selon les caractéristiques individuelles, les caractéristiques de la formation suivie et les facteurs structurels. Il parle de « transition professionnelle », laquelle est organisée à la fois par l’État, les entreprises, les réseaux, les instances intermédiaires et les individus eux-mêmes : « … l’organisation de la transition professionnelle, tout à la fois, gère les flux de main-d’œuvre, contribue à la catégorisation des populations et participe à l’émergence de formes précaires d’emploi » (Rose, 1998 : 215). Dans cette perspective, les jeunes sont moins à l’écart du marché du travail pour des raisons personnelles et individuelles (par exemple, par manque de volonté ou d’aptitudes) que parce que des facteurs structurels tendent à les en exclure. Toutefois, bien que l’auteur se dise opter pour une voie intermédiaire entre les approches individualiste et structuraliste (Rose, 1999), l’accent reste ici principalement placé sur les structures et laisse peu de marges de liberté aux individus.

L’analyse en termes de socialisation professionnelle permet d’éviter de verser dans l’une ou l’autre de ces approches structuraliste et individualiste tout en tenant compte de la pluralité des expériences qui caractérise effectivement les parcours qui mènent les jeunes d’aujourd’hui sur le marché du travail (Dubar, 1996). Le concept de socialisation, rappelons-le, est le processus par lequel l’individu « simultanément extériorise son propre être à l’intérieur du monde social et l’intériorise en tant que réalité subjective » (Berger et Luckmann, 1996 : 178). Il permet donc de saisir les dynamiques de négociation entre les jeunes et la société. Ainsi, la socialisation professionnelle peut se définir comme un processus d’« acquisition de connaissances et de compétences qui permet aux jeunes d’intégrer non pas forcément le travail mais l’ensemble de ce qui constitue une société » (Nicole-Drancourt et Roulleau-Berger, 2001 : 51). Elle est un « parcours de stabilisation vers l’emploi » ponctué d’espaces d’activités plus ou moins divers et variés selon les individus. Ici, l’activité est entendue comme l’ensemble des engagements des jeunes sur le marché du travail (petit boulot, métier, profession), à l’école (lycée, université) ainsi que dans les autres mondes sociaux (associatifs, de loisirs, bénévoles, sportifs, artistiques, etc.). En d’autres termes, la socialisation professionnelle est l’ensemble des expériences qui participent à l’acquisition de savoirs et au développement de compétences qui mèneront à une insertion relativement stable sur le marché du travail. L’étude de la construction des carrières spatiales et de socialisations professionnelles permettra d’identifier les modalités avec lesquelles des étudiants en mobilité, en fonction des opportunités et des contraintes, agencent leurs engagements pluriels et déspatialisés en fonction d’un engagement principal de métier ou de profession.

Notes
37.

À titre illustratif : Roulleau-Berger (1991); Galland (1991); Dubar (1996); Rose (1998).

38.

Malgré quelques divergences selon le sexe et le niveau de formation (Galland, 1996).