CHAPITRE 2. L’APPROCHE MÉTHODOLOGIQUE

« Et c’est dans cette tension entre, d’une part, la distinction stricte de moi et d’autrui et, d’autre part, dans l’a priori qu’il existe quelque chose d’essentiel qui nous lie, que se crée la comparaison internationale » (Spurk, 2003 : 75).

Comment étudier rationnellement les conduites humaines alors même que ces conduites sont chargées de valeurs, et alors même que la science est mue par l’évolution historique des systèmes de valeurs? Cette question est au cœur de la réflexion philosophique de Weber. Selon ce dernier, la science possède deux caractéristiques fondamentales : l’inachèvement et l’objectivité (Aron, 1967 : 503). Elle n’est jamais achevée car les connaissances sont tributaires des questions que lui pose le savant, lequel est influencé par le contexte historique et culturel. À mesure que les hommes avancent dans l’histoire, les faits sociaux se transforment, de nouveaux phénomènes apparaissent, initiant de nouvelles recherches : « Au contraire il s’y exprime le fait que dans les sciences de la culture humaine la construction de concepts dépend de la façon de poser les problèmes, laquelle varie à son tour avec le contenu même de la civilisation » (Weber, 1965 : 203). Contre Durkheim, qui vouait à la sociologie le pouvoir d’édifier un système total de lois sociales, Weber pose la fragilité des concepts. Les connaissances « sont des produits de la culture » (Weber, 1965 : 127). Mais dès lors, comment ce renouvellement constant des objets de questionnement, qui supposent un choix – et donc un intérêt – de la part de celui qui cherche, peut-il permettre en même temps le respect de l’objectivité? Comment atteindre un but rationnel, des vérités universellement valables, si les œuvres humaines sont chargées de valeurs?

Pour échapper à cette impasse, Weber distingue le jugement de valeur du rapport aux valeurs. Alors que le premier renvoie à une déclaration subjective d’ordre moral qui permet aux acteurs sociaux d’orienter leurs conduites dans la vie de tous les jours, le second consiste en l’acte de se pencher, pour l’étudier, sur un phénomène social et les valeurs qui lui sont sous-jacentes. En d’autres termes, le rapport aux valeurs est le fait de prendre pour objet les valeurs sur lesquelles des individus, à un moment donné, portent un jugement, voire s’affrontent au cours de leurs interactions. Les phénomènes sociaux et culturels n’ont pas de valeur en soi. Ils en acquièrent à travers le rapport que les êtres humains ont à ces phénomènes et avec le sens qu’ils leur confèrent 39 . En corollaire, les acteurs sociaux, scientifiques tout autant qu’hommes de la rue, ne peuvent pas s’arrêter à toutes les réalités sociales et culturelles. Il est effectivement impensable de prendre en considération l’ensemble des détails, voire toutes les réflexions effectuées par les individus impliqués dans un même processus social (Weber, 1965 : 268). Pour Weber, ce n’est pas parce que les problèmes formulés par la science sont relatifs au contexte et initiés par un individu ou une équipe particulière que les modèles explicatifs qui en ressortent ne sont pas universellement valables. Les résultats, bien qu’ils soient nés d’un questionnement subjectif, sont objectifs tant que le savant n’y insère pas ses jugements de valeurs. Et pour se prémunir contre cette éventualité, il faut que les résultats en question puissent être obtenus grâce à une démarche et à des procédés qui, eux, pourront être soumis à une vérification « universelle ». L’exemple wébérien du savant Chinois est, à ce titre, éloquent :

‘… dans la sphère des sciences sociales une démonstration scientifique, méthodiquement correcte, qui prétend avoir atteint son but, doit pouvoir être reconnue comme exacte également par un Chinois […] bien qu’il puisse ne rien entendre à nos impératifs éthiques et même rejeter (ce que, à coup sûr, il fera souvent) l’idéal lui-même et les évaluations concrètes qui en découlent, sans contester en quoi que ce soit la valeur scientifique de l’analyse théorique (Weber, 1965 : 131-132).’

La science, comme toute autre activité humaine, est située, ce qui imprime sa marque sur le choix des objets. C’est à la condition que la démarche d’investigation soit respectueuse de la méthode scientifique que les explications pourront être objectives et valides. La théorie wébérienne de la connaissance sociologique est tout entière élaborée autour de l’affirmation que le réel se construit en fonction des questions que les hommes veulent bien lui poser, cela à un moment donné de l’histoire et dans des contextes politiques et culturels particuliers. Elle s’applique à l’explication des conditions de la validité universelle des vérités scientifiques.

Il en va de cet intérêt porté au rapport à l’espace et à la mobilité internationale des étudiants. Il n’est pas surprenant que les sciences sociales s’y intéressent, à l’heure où ce phénomène social connaît une ampleur croissante sous les impulsions des gouvernements et des établissements d’enseignement. Mais plus particulièrement encore, l’intérêt que la chercheure porte à cette question ne se réduit pas à un effet d’époque, au fait qu’elle pose les questions de son temps. Dans la mesure où elle a également fait l’expérience, à plus d’une reprise, d’un séjour d’études à l’étranger, il s’agit d’un choix d’objet doublement subjectif. Aux critiques que cette situation pourrait susciter quant à l’objectivité, quant au danger qu’il y ait ingérence de jugements personnels dans la sélection des faits et dans le contenu des analyses, renvoyons à ce commentaire de Strauss :

‘Bien qu’on ne perçoive pas les travaux personnels qui sous-tendent Miroirs et Masques, ma conviction, selon laquelle la théorie doit être étayée sur la recherche, transparaît quelque peu ; j'y associe les trois conditions nécessaires à un travail créatif : tout d’abord une sensibilité aux préoccupations théoriques (« la sensibilité théorique »), puis une immersion profonde dans les projets de recherche en cours; enfin des assises inébranlables dans l’expérience personnelle (Strauss, 1992 : 11).’

Cet extrait souligne l’importance, dans le champ des sciences sociales, d’un rapport à la fois proche et lointain à l’objet. Weber critiquait l’attitude du chercheur passionné pour son sujet d’étude, lequel est alors incapable de prendre du recul face à ce qu’il observe, tout en reprochant la posture du savant empreint de scepticisme, voire de mépris, à l’endroit des réalités qu’il s’apprête à observer. Selon lui, « [i]l faut avoir le sens de l’intérêt de ce que les hommes ont vécu pour les comprendre authentiquement, mais il faut se détacher de son propre intérêt pour trouver une réponse universellement valable à une question inspirée par les passions de l’homme historique » (Aron, 1967 : 509). Le rapport du chercheur à son objet implique donc un « double lien » d’« engagement » d’une part, et de « distanciation » d’autre part (Élias, 1993). Le chercheur doit avoir une certaine connaissance du vécu des individus qu’il observe, il doit faire montre d’un intérêt respectable, « tout en restant vigilant quant à la définition des rôles distincts de chacun » (Roulleau-Berger, 2004 : 263). Cela est d’autant plus vrai que, par opposition au cas extrême de l’anthropologue qui étudie de près une tribu lointaine, pour qui cela se fait presque naturellement, le sociologue qui se penche sur sa société pose un regard sur une réalité ayant des marques dans son expérience subjective 40 .

Dans le cas qui nous occupe, la question épistémologique de la position de l’observateur par rapport à son objet est d’autant plus complexe. En effet, la chercheure se trouve d’emblée en situation d’empathie de par son expérimentation subjective du phénomène social étudié. De plus, son espace d’autonomie vis-à-vis de l’objet est d’autant plus à revendiquer au regard des acteurs d’origine québécoise qu’elle a rencontrés – et encore plus lorsque leur séjour étudiant, comme elle, s’était déroulé en France – que ces derniers sont ses compatriotes. En revanche, le rapport aux acteurs sociaux d’origine française est mitigé étant donné que la France symbolise l’Autre différent culturellement sans être complètement exotique puisque, au moment de l’investigation, la sociologue vivait en France depuis presque trois ans. Elle devait être suffisamment engagée dans la société française pour que les personnes rencontrées soient assurées de la bonne compréhension de leur vécu et s’expriment le plus librement possible, en même temps qu’elle devait se positionner à l’extérieur de leur expérience. De la même manière que tout chercheur se doive de respecter un certain nombre de protocoles, il lui a donc fallu aussi, en vue d’en maîtriser les implications, effectuer un double effort d’empathie et de distanciation, mais un effort peut-être supplémentaire et assurément marqué des particularités de la situation que nous venons à l’instant de présenter. Dit autrement, il a fallu être tour à tour sociologue et anthropologue, en plus d’objectiver une double expérience subjective : celle de l’intérêt porté à l’objet en tant que chercheure et celle de l’intérêt porté à l’objet en tant qu’acteur social en situation de mobilité étudiante internationale.

Ce chapitre a pour but de mettre au jour les différents mécanismes mis en œuvre tout au long de la démarche scientifique afin d’opérer ce jeu de proximité et d’autonomie vis-à-vis de l’objet. Cela sera tantôt exprimé explicitement, tantôt contenu de manière sous-jacente à la description du dispositif méthodologique de la recherche. Car si la délimitation du phénomène étudié n’est pas étrangère à l’expérience subjective de la chercheure, et que cette dernière et son objet se situent dans un contexte sociétal et historique, l’approche méthodologique privilégiée, soit la comparaison internationale, est elle aussi « de son temps » et subit l’influence de déterminants sociaux (Lallement, 2003a : 109). Il convient, avant d’expliquer le choix de la méthode d’enquête, les procédures d’entrée sur le terrain et la constitution de l’échantillon, de comprendre ce qu’implique en amont et en aval la perspective comparative, la « stratégie de recherche » empruntée dans cette étude (Lallement et Spurk, 2003).

Notes
39.

« La signification de la structure d’un phénomène culturel et le fondement de cette signification ne se laissent tirer d’aucun système de lois, si parfait soit-il, pas plus qu’ils n’y trouvent leur justification ou leur intelligibilité, car ils présupposent le rapport des phénomènes culturels à des idées de valeur » (Weber, 1965 : 159).

40.

« Dans cette perspective, on pourrait dire par exemple que, dans les circonstances présentes, les anthropologues ont une meilleure chance de développer des théories sur les relations à un plus haut niveau d’adéquation que les sociologues qui se consacrent à l’étude de leurs propres sociétés hautement différenciées ou d’autres sociétés du même type » (Elias, 1993 : 66).