1.1 Les approches de la comparaison internationale

On distingue généralement trois types d’approche dans le domaine de la recherche comparative : l’approche dite fonctionnaliste, l’approche culturaliste et l’approche sociétale. L’approche fonctionnaliste postule qu’il y a une continuité du phénomène observé entre les nations dans lesquelles il a court. Puisqu’elle vise à rendre compte du caractère universel du fait social à l’étude, elle considère qu’il y a peu de liens entre les niveaux macro et micro sociaux, le premier dominant. Cette stratégie de recherche, selon certains, n’est pas sans comporter des dangers. Elle induit en effet l’idée que des tendances lourdes, généralement économiques, sont inévitablement à l’œuvre et accorde bien peu de place aux possibilités de contournement, de réinterprétation et de transformation de la réalité par les acteurs sociaux, individuels ou collectifs. La seconde approche, par opposition, met l’accent sur les éléments distinctifs de chacune des sociétés soumises à la comparaison. L’approche culturaliste soutient que tout phénomène, aussi global soit-il, ne peut trouver d’intelligibilité que dans les cadres sociaux et culturels dans lesquelles il évolue. Cette perspective, parce qu’elle tend à ériger des modèles nationaux, comporte toutefois le piège d’attribuer un caractère immuable, essentialiste, aux cultures nationales. Enfin, l’approche sociétale tient compte à la fois des acteurs sociaux et des structures sociétales dans lesquelles ils évoluent afin d’en faire ressortir le caractère construit. En cela, elle s’oppose à l’aspect fataliste de l’approche fonctionnaliste ainsi qu’à la tendance à la naturalisation des faits sociaux inhérente à l’approche culturaliste 41 . L’approche sociétale vise moins à mettre en évidence l’aspect global d’un phénomène ou les spécificités propres à chaque société qu’à distinguer des « cohérences » nationales relativement à un phénomène social, et à donner sens aux formes sociétales ainsi construites (Lallement, 2003a : 115). Elle refuse de comparer « terme à terme » des institutions appartenant à des sociétés différentes – ce qui ne donne guère de légitimité à l’entreprise comparatiste – pour privilégier leur inscription respective dans une configuration sociale, c’est-à-dire leurs liens respectifs avec les autres institutions et acteurs sociaux (Lallement, 2003b : 298).

Bien que cette dernière approche ne soit pas exempte de défauts, il s’agit de celle que nous privilégions dans cette recherche. Certains auteurs lui reprochent, malgré son aspiration à positionner le phénomène étudié dans un espace d’interactions sociales, de négliger d’autres institutions hautement déterminantes dans la formation des rôles et de l’identité individuelle, et dans l’explication des divergences observées. Il s’est avéré, par exemple, que des variables comme le genre ou l’origine ethnique n’ont pas été prises en compte dans certaines recherches alors qu’elles étaient d’une grande importance dans la détermination du phénomène social (O’Reilly, 2003 : 174). L’approche sociétale a cependant le sérieux avantage de prendre en compte les niveaux micro et macrosociologiques, individuel et structurel, et donc de faire état des possibilités et des contraintes qui se présentent aux acteurs selon les contextes sociétaux. En d’autres termes, l’approche sociétale permet de saisir comment un ensemble de structures sociales – dont la spécificité ressort d’autant mieux grâce à la comparaison – influencent les conduites des acteurs et comment les acteurs contribuent à modifier ces structures.

Cette posture comparative signifie que nous ne cherchons pas à expliquer la mobilité internationale des étudiants Français et Québécois et ses incidences sur leur rapport à l’espace comme l’expression d’un phénomène universel dont les particularités régionales (ou nationales ou sociétales) seraient insignifiantes. Nous ne postulons pas d’emblée que cet aspect de l’internationalisation de l’éducation prendrait des formes similaires dans les deux contextes sociétaux (ressemblance des programmes, parenté des objectifs institutionnels visés, par exemple) et donnerait lieu à des processus d’insertion professionnelle et à des carrières spatiales comparables, en dépit des actions individuelles et familiales des acteurs effectuées dans les deux contextes sociétaux. En d’autres termes, notre perspective ne présuppose pas la faiblesse des actions au niveau micro social pour mieux identifier des « universaux », de surcroît jugés inéluctables. Car selon nous, « the overall parterns may look similar, but they can mean quite different things on the ground to those concerned » (Bynner et Chisholm, 1998 : 133). Par ailleurs, nous ne privilégierons pas non plus l’explication des réalités observées en termes culturalistes, comme si toutes les divergences objectives et subjectives observées, c’est-à-dire les actions concrètes et objectivement observables des jeunes ainsi que leurs représentations personnelles, se rapportaient aux idéologies et systèmes de valeurs nationaux propres aux deux contextes. Le rapport des individus à l’espace s’inscrit certes, comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, dans un univers de représentations partagées du rapport à l’Autre – à « eux », à l’étranger, à l’ailleurs – représentations collectives qui n’ont sans doute pas manqué de se sédimenter, au cours de l’histoire, au creux des institutions sociales. Nous considérons cependant réducteur d’expliquer les divergences observées à l’aide de traits strictement culturels, alors que des contraintes d’ordre structurel et conjoncturel risquent aussi d’interférer dans l’explication. Notre approche se veut plutôt montrer les articulations, les interdépendances et les contradictions entre les différents niveaux constitutifs du phénomène ainsi qu’entre les divers liens que celui-ci entretient nécessairement avec les autres institutions de la société. Cela signifie que, sur un axe vertical, nous voulons observer comment se rejoignent, s’opposent et négocient les jeunes et les institutions relatives à la mobilité étudiante internationale; et que, sur un axe horizontal, nous voulons analyser ce système de mobilités étudiantes internationales dans son imbrication avec les autres dispositifs de mobilité destinés à la jeunesse, les conditions des marchés du travail, les divers milieux sociaux d’identification des jeunes, autant de réalités qui ne sont pas sans lien avec le phénomène. Cela, est-il nécessaire de le rappeler, en comparant les sociétés française et québécoise.

Cette préférence théorique pour une approche sociétale n’évacue pas pour autant les éléments culturels susceptibles, il faut en convenir, d’enrichir la comparaison. Ceux-ci peuvent être mis au jour si, à l’ « analyse relationnelle » que nous venons d’évoquer, se joint l’« historisme » (Lallement, 2003b : 298). L’analyse relationnelle, rappelons-le, permet d’éviter que la comparaison ne se limite à une liste descriptive des convergences et des divergences. Plutôt, elle situe les faits dans leur espace respectif d’interactions sociales et compare ainsi des formes sociétales, des « configurations ». L’historisme, pour sa part, consiste à analyser un phénomène social sous un éclairage diachronique. En le situant sur un axe temporel, cette perspective permet de déceler l’évolution des modèles d’action, des représentations, des idéologies, des valeurs, ainsi que les négociations, les événements déclencheurs, les perturbations qui ont eu et ont encore un rôle à jouer dans ce qui est observé. Faire appel au passé, lointain ou moins lointain, afin d’identifier le nouveau de l’ancien, permet de déceler des influences d’ordre culturel tout en prémunissant contre une réification de la culture aussi bien que contre la tendance à l’universalisation du phénomène.

Aussi, et cela résume la posture comparative adoptée dans cette recherche, nous souscrivons aux conditions étayées par Spurk (2003 : 76) pour une comparaison internationale judicieuse : 1) analyser les phénomènes comparés « comme autant d’ensembles constitués par des acteurs concrets et situés au sein de leurs contingences »; 2) s’assurer, lorsque les objets de la comparaison comportent un Soi en plus de l’Autre, que les deux unités soient construites de la même manière; 3) aborder le phénomène comme un processus, avec ses continuités et ses ruptures; 4) et combiner l’analyse de la réalité sociale présente avec l’analyse diachronique, en vue de ne pas la réduire ni à des comparaisons descriptives, ni à une reconstruction historique.

Notes
41.

L’approche sociétale a grandement été développée par les chercheurs du Laboratoire d’économie et de sociologie du travail (LEST), notamment M. Maurice, F. Sellier et J.-J. Silvestre (Dupré et al., 2003).