1.2 La comparaison des sociétés française et québécoise

Si notre curiosité à l’endroit du phénomène de l’internationalisation de l’éducation et de la mobilité internationale des étudiants n’est pas étrangère à une expérience subjective, elle s’inscrit néanmoins dans une réflexion sociologique commencée antérieurement et qui s’est circonscrite au fil de certaines recherches.

Une première étude réalisée dans le cadre d’une maîtrise de sociologie portait sur le rapport à l’espace de jeunes Québécois ayant effectué au moins une mobilité intra ou interrégionale à l’intérieur du territoire de la province (Garneau, 2003). La recherche, réalisée auprès d’acteurs individuels aux horizons diversifiés, portait sur le rôle de l’espace (local, régional, national) dans leur processus de définition identitaire. Si nombre d’entre les jeunes observés quittaient leur région d’origine pour le motif avoué de poursuivre des études supérieures dans les grands centres urbains de Montréal et de Québec, il a été constaté, entre autres choses 42 , qu’ils n’étaient que rarement contraints de le faire – le processus de démocratisation de l’éducation des années 60 ayant conduit à la création de collèges et d’universités dans les régions, même les plus périphériques, de la province. Le départ vers la ville répondait plutôt à une quête identitaire. Par ailleurs, pour certains d’entre eux, la quête de soi ne s’était pas limitée au territoire provincial et s’était prolongée dans un espace international, notamment grâce à un séjour d’études à l’étranger. Dans un cas comme dans l’autre, tant dans le cas du départ de la région d’origine pour des études collégiales ou universitaires dans les grandes villes québécoises que dans le cas d’un départ à l’étranger dans le cadre d’un échange d’étudiants, les études semblaient constituer un prétexte, plus précisément un outil d’appropriation de l’espace à des fins de développement identitaire. C’est ainsi que l’intérêt s’est déplacé, d’une part, vers le rapport des jeunes à l’espace international et, d’autre part, sur les modalités d’appropriation à la fois concrètes et symboliques des ressources institutionnelles à cet égard. La problématique articulant les niveaux macro et micro sociaux du phénomène, c’est-à-dire les structures d’un côté, et les représentations et usages de l’espace par les acteurs sociaux de l’autre, commençait à prendre forme. Et la comparaison, dans ce cadre, est peu à peu apparue comme une stratégie de recherche appropriée afin de mettre en évidence ce rôle des structures.

Mais avec quelle entité comparer de manière justifiée la société québécoise? Le choix pour la société française en tant qu’« Autrui » auquel comparer le « Soi » s’explique de plusieurs façons. Premièrement, si le regard s’est dès le début posé sur le continent européen, c’est parce que ce dernier possédait des caractéristiques uniques des plus intéressantes. Contrairement à la position géopolitique du Québec, l’Europe se caractérise par la proximité géographique d’une pluralité de pays aux langues et cultures diversifiées, ce qui nourrissait l’intuition d’un rapport à l’espace différencié entre les jeunes Québécois et les jeunes Européens. Mais le paramètre le plus décisif fut sans équivoque celui de la construction européenne. Depuis le continent américain, la volonté politique, « par le haut », d’activer, de maintenir et de renforcer un sentiment d’identité européenne, notamment auprès de la jeunesse, était perceptible. L’existence de programmes de mobilité européenne, notamment ERASMUS, était en effet connue. Les divers dispositifs institutionnels mis en place à cet égard n’ayant pas tout à fait leur pareil en Amérique du Nord, nous avons vu là des contextes divergents susceptibles d’enrichir l’analyse de notre objet. Et pour contourner l’obstacle que pouvait constituer la maîtrise de la langue, qui dans notre cas réduisait les possibilités de la comparaison à des pays francophones et anglophones, la France fut désignée.

Nous avons donc pris le chemin de l’Hexagone en 2000 en vue de réaliser d’abord un Diplôme d’études approfondies (DEA) sur la mobilité spatiale internationale des jeunes Français (Garneau, 2001). Dans un contexte où les restructurations des marchés du travail compliquent de façon différenciée l’insertion professionnelle de la jeunesse, nous nous sommes penchée sur le rapport à l’espace et à la mobilité internationale des jeunes Français, sans égard à la forme empruntée (études, stage, emploi, service militaire, voyage…). Note hypothèse était que, derrière des expériences de l’étranger objectivement différentes, se trouvaient des interprétations subjectives relativement communes de la mobilité et de l’espace. Si cette recherche de DEA semble constituer un détour par rapport à la problématique de la thèse, laquelle prend pour point d’appui l’étude de la mobilité étudiante internationale dans une perspective comparative, il faut mentionner qu’elle avait pour but de « défricher » le terrain. Elle a d’ailleurs eu l’heureux avantage de nous familiariser tant avec la réalité sociale étudiée qu’avec le milieu universitaire français. Puisqu’un trop faible degré d’empathie de l’observateur vis-à-vis de l’objet étranger constitue une des limites majeures des comparaisons internationales (Dupré et al., 2003 : 14), cette période d’approfondissement de la connaissance de l’Autre, tant les autres concrets que l’Autrui-généralisé, a facilité l’investissement du terrain de la recherche doctorale.

Avant d’enchaîner avec la présentation de la méthode d’investigation retenue, précisons deux derniers points quant à la pertinence de la comparaison entre les sociétés québécoise et française. Selon Spurk,

‘… les comparaisons internationales (sup)posent, entre autres : – l’existence de nations, cultures nationales et d’autres systèmes symboliques propres aussi bien à la nation dont le chercheur fait partie qu’à la nation qui fait l’objet de ses recherches; – pour que l’on puisse constituer une comparaison raisonnable, on doit poser comme a priori que les phénomènes que l’on compare ont quelque chose d’essentiel en commun, sinon, la comparaison perdrait son sens (Spurk, 2003 : 73).’

En ce qui concerne le premier point et sachant que le Québec n’est pas un État souverain, nous avons considéré la question politique de la reconnaissance d’une nation québécoise comme étant un débat d’un autre ordre. Dans la mesure où cette dernière possède une langue et des institutions, nous sommes en présence d’une entité possédant une culture, un univers symbolique singulier. D’autant que l’éducation, dans le cadre de laquelle s’effectuent les mobilités étudiées, constitue au Canada une compétence attribuée aux provinces. Bon nombre des structures institutionnelles que nous avons l’objectif d’éclairer sont donc de juridiction québécoises. Enfin, le préalable selon lequel « les phénomènes que l’on compare ont quelque chose d’essentiel en commun » conforte le choix des deux entités retenues. Outre les questions de la construction européenne et d’une maîtrise suffisante de la langue, lesquelles constituaient des critères majeurs de comparaison, il était une évidence que la comparaison des mobilités étudiantes internationales entre une société développée et une société non développée ne pouvait pas avoir lieu sans faire appel à une tout autre problématique. L’objectif, rappelons-le, était de focaliser l’attention sur la mobilité internationale des étudiants dans le contexte de son institutionnalisation grandissante. Or, celle-ci comporte des enjeux individuels et collectifs complètement différents selon qu’elle concerne les régions industrialisées du monde ou les pays en voie de développement. Le « quelque chose d’essentiel en commun », dans cette étude, est ce processus d’institutionnalisation de la mobilité étudiante internationale dans des sociétés économiquement et politiquement comparables.

Notes
42.

Le mémoire s’attache également à la distinction de types de trajectoire en fonction du sentiment d’appartenance nourri à l’égard des territoires habités (Garneau, 2000).