2.1 L’approche biographique

Le choix d’une méthode d’enquête n’est pas neutre. Si l’approche biographique a été privilégiée afin de nous pencher sur les parcours des jeunes, c’est qu’elle s’allie à une conception de la sociologie

‘« définie comme l’analyse des interactions sociales dans un contexte historique donné, qui fait la place à la possibilité des individus de « jouer » jusqu’à un certain point […] avec les contraintes qui s’imposent à eux, qui intègre dans la compréhension des relations sociales le sens que les acteurs donnent à leur conduite » (Schnapper, 1999 : 121). ’

Dans cette optique, l’entretien de type qualitatif, ou récit de vie, s’avère effectivement l’un des outils privilégiés d’accès au vécu subjectif des acteurs sociaux (Bertaux, 1980 : 200).

Bien qu’aujourd’hui il soit possible d’affirmer sans provoquer de trop vives réactions de protestation que l’approche biographique a désormais sa place au soleil des méthodes de recherche sociologique, il n’en a pas toujours été ainsi. Si des recherches empiriques étaient bien conduites dans cette voie par les sociologues de l’École de Chicago de l’entre-deux guerres, – pensons seulement aux études respectives de Thomas et Znaniecki (1958) et Whyte (1993) – les années 50 et 60 voient disparaître cette forme d’observation. C’est alors le règne du structuro-fonctionnalisme et de la recherche par sondage, la « grande époque scientiste » de la sociologie (Bertaux, 1980 : 219). La communauté savante cherchait alors autant que possible à s’éloigner du savoir commun, celui de l’homme de la rue, sauf à dé-particulariser ce savoir en le noyant dans une marre de chiffres – ce qui, grâce à la démonstration de grandes tendances générales de la société, garantissait alors l’objectivité de la science sociologique. Bourdieu, Chamboredon et Passeron n’ont-ils pas affirmé que « [c]’est peut-être la malédiction des sciences de l’homme que d’avoir affaire à un objet qui parle 43  »? Selon eux, cela crée l’illusion qu’il suffit « que le sociologue se mette à l’écoute des sujets, enregistre fidèlement leurs propos et leurs raisons, pour rendre raison de leur conduite et même des raisons qu’ils proposent » (Bourdieu et al., 1973 : 56). Bien que l’objectif général de leur ouvrage soit de dénoncer une sorte de névrose qui toucherait l’ensemble du champ de la sociologie, celle de l’obsession de la démarche méthodologique qui en vient à bloquer toute imagination théorique et toute rigueur épistémologique, ces auteurs reprochent spécialement aux « pratiquants » de la méthode par entretien de calquer la sociologie comme science sur une sociologie spontanée des acteurs sociaux. S’intéresser au vécu, au savoir profane, c’est une menace à l’objectivité scientifique ou – lorsqu’on est tenté de contourner ce dernier piège – c’est réduire l’étude du social à une simple description de faits.

Or, à l’instar de Dumont et Gagnon – qui, à ce moment, faisaient presque un plaidoyer contre la « variété des visions mécanistes de la réalité sociale » ayant cours « au Québec comme ailleurs » – nous postulons la possibilité d’une sociologie scientifiquement rigoureuse qui tienne compte, tout en le dépassant, du point de vue des acteurs :

‘L’objectif des sciences humaines n’est pas de superposer au vécu des constructions qui le remplaceraient, mais d’en rendre compte dans des interprétations qui ne le dépassent qu’en l’assumant. Il ne s’agit pas, pour autant, de dissoudre l’explication dans les « mystères » de l’expérience des agents sociaux, mais d’aller assez creux dans cette expérience pour être assuré que la remontée théorique reste fidèle à ce dont elle doit rendre compte (Dumont et Gagnon, 1973 : 153).’

Car se pencher sur le vécu des acteurs sociaux et tenter de le saisir grâce à l’approche biographique possède effectivement plusieurs avantages d’ordre tant épistémologique que « éthico-politique » et méthodologique (Poupart, 1997). Sur le plan épistémologique d’abord, cela a l’heureuse qualité, contre la tendance récurrente à fonder la scientificité de la sociologie sur le modèle des sciences pures, de rappeler que l’objet de celle-ci est historique – et qu’il change d’ailleurs souvent plus vite qu’elle-même ne le fait (Dumont et Gagnon, 1973 : 154). « Ré-enraciner » la sociologie dans l’expérience humaine n’équivaut pas à une négation de la théorie, mais force plutôt l’observateur sinon à faire usage de « yeux neufs » – ce qui n’est guère envisageable dans l’absolu 44 – du moins à questionner les modèles dominants de la sociologie qu’il tend toujours, un peu malgré lui, à appliquer à son objet d’étude. De plus, l’approche biographique possède l’avantage épistémologique d’amalgamer « l’objectivité des événements d’une vie à la subjectivité de l’expérience qu’en a l’individu » (Nicole-Drancourt et Roulleau-Berger, 1998 : 106). Lorsqu’elle est empruntée avec rigueur, elle permet en effet de saisir non seulement les rapports sociaux dans leur double dimension structurelle et symbolique, mais aussi leur dynamique (Bertaux, 1980 : 221). Puisque nous avons comme objectif d’élucider la manière dont les structures sociétales et les jeunes s’affrontent, négocient et s’influencent mutuellement, l’usage des entretiens s’avère donc approprié.

Par ailleurs, nous savons que la perspective dans laquelle sont conduites les recherches, notamment celles sur la jeunesse, peut mener à des représentations sociales particulières du groupe étudié, voire à des actions politiques qui ne sont pas sans conséquences sur les acteurs sociaux concernés. Les études sur les jeunes et « leurs problèmes », par exemple, qu’il s’agisse de la consommation de drogues, de la violence urbaine, du décrochage scolaire ou du chômage, peuvent rapidement engendrer une perception négative de cette catégorie d’âge lorsque l’interprétation qu’ils ont de leurs propres comportements n’est pas prise en compte. Contre l’image d’une jeunesse victime d’une société et d’une époque aux institutions disfonctionnelles ou encore contre le tableau d’une jeunesse « dangereuse » qu’il faut absolument contrôler, enfermer et soigner, la prise en considération de la parole des jeunes peut aider à comprendre pourquoi ils se comportent de la sorte, et peut-être même montrer que là où ils semblaient contraints, ils agissent en fait de façon délibérée, à des fins totalement autres qu’il était objectivement possible de l’imaginer (Gauthier et Guillaume, 1999; Gauthier et de Singly, 2000; Boudreault et Parazelli, 2004). Les récits biographiques possèdent l’avantage de comprendre non pas « en soi » mais plutôt dans sa logique spécifique, en dévoilant sa face cachée, une partie de la réalité sociale (Nicole-Drancourt et Roulleau-Berger, 1998 : 108). Il ne s’agit pas de glisser vers la conception rationnelle d’un individu parfaitement maître de ses choix, sans égard aucun aux contraintes qui pèsent sur lui, puisque l’observation est faite au regard des forces macro sociales susceptibles de l’influencer. Il ne s’agit pas non plus de tomber dans la fascination d’un objet exotique tant il est marginal. L’approche biographique a comme objectif de mieux connaître un monde en l’observant de l’intérieur. Selon la nature de l’objet, elle peut dans certains cas mener à la dénonciation de préjugés sociaux, voire de pratiques discriminatoires 45 .

Enfin, les récits de vie offrent un avantage méthodologique lorsque, au regard de la problématique et des moyens concrets dont dispose le chercheur, l’objet se laisse difficilement appréhender autrement (Poupart, 1997 : 180). Car la prise en considération de l’expérience humaine, tant les conduites objectives que le sens qui leur est attribué par les acteurs sociaux, peut également se faire grâce à l’observation in situ. Il s’agit d’une méthode qui permet non seulement de récolter la parole des personnes afin qu’elles nous fassent part de leur univers, mais aussi de les observer de façon directe et prolongée dans leur environnement naturel 46 . L’observation in situ possède le fort avantage de saisir sur le vif les interactions sociales au cours desquelles se construit le sens et ne contraint pas le sociologue à se contenter des catégories d’interprétation rapportées après coup par les acteurs. Toutefois, sauf si le chercheur dispose d’énormes moyens de recherche, elle ne permet pas d’observer les individus sur une longue période ni de les suivre dans tous leurs déplacements. Compte tenu de notre objet, il aurait été illusoire de penser construire les carrières spatiales des jeunes en les accompagnant dans leurs pérégrinations spatiales.

Ce dernier avantage possède toutefois son envers. Comme toute méthode, l’entretien qualitatif n’est pas exempt d’inconvénients, et celui du temps en est un. La reconstruction a posteriori du vécu ne permet pas d’étudier la réalité sociale en pleine action et comporte le risque que soit altéré le sens que les individus confèrent aux événements passés. Ces derniers peuvent omettre certaines informations qu’ils ont tout simplement oubliées ou, pire, ils peuvent être amenés à réinterpréter des événements de leur vie antérieure à la lumière des expériences accumulées ultérieurement, bref à la lumière du présent. Cela nous réduit-il à nouveau à questionner le statut, c’est-à-dire le crédit du récit comme matériau de recherche?

Trois réponses à cette question embarrassante se distinguent généralement, dont deux semblent plutôt apparentées (Poupart, 1997 : 177-178). La première, « post-structuraliste », postule que tous les récits, que se soient ceux produits par l’informateur ou ceux construits par le sociologue, sont tous deux des formes d’interprétation de la réalité et qu’en cela, l’une ne vaut pas plus que l’autre. Poussée à l’extrême, cette conception avance que si l’une (la version scientifique) acquière généralement dans nos sociétés une plus grande crédibilité sociale, c’est plus en raison de la position privilégiée des scientifiques dans la structure sociale que de la supériorité de leur savoir. À cette posture s’opposent celles du « post-positivisme » et du « constructivisme » 47 . Pour la première, le récit est conçu comme un amas de savoirs profanes au-dessus duquel le scientifique, depuis l’extérieur, c’est-à-dire depuis un autre univers que celui du champ social dans lequel agissent et sont agis les acteurs sociaux étudiés, se penche en vue d’une analyse objective, de second degré. Puisque les acteurs, lorsqu’ils sont en pleine action, n’ont pas toujours le recul nécessaire afin d’exprimer les véritables déterminants de leurs conduites, le sociologue est là pour élaborer des interprétations à partir de ses connaissances théoriques, cela dans un effort pour se départir des savoirs communs. Les tenants d’une approche constructiviste considèrent que la situation de l’entretien, généralement commandée par le chercheur, est un contexte d’interaction particulier qui exige de la part de l’informateur un certain travail de construction, une sorte de mise à distance par rapport à sa propre existence. Les informateurs sont donc des acteurs capables d’analyser eux-mêmes leur propre expérience. Les analyses de récits qui en ressortent sont par conséquent le produit d’un dialogue entre le chercheur et les informateurs. Et c’est là que réside justement la valeur heuristique du récit. Afin d’en rendre compte, permettons-nous cette longue citation :

‘Chaque récit sera abordé comme une lecture critique d’une situation, lecture déterminée par un projet et construite au moyen de significations acquises dans l’expérience biographique. Toute la temporalité que véhicule le récit est ainsi rapportée à la ponctualité du présent, puisque le projet n’est rien d’autre qu’un mode de lecture de la situation, et l’expérience biographique, un réservoir de matériaux symboliques grâce auxquels la conscience peut se poser comme extérieure à la situation. Dans cette perspective, le récit de vie n’est plus un moyen, pour l’analyste, de connaître le passé, non plus que de comprendre comment celui-ci est aujourd’hui interprété; c’est, pour l’informateur, une technique de mise à distance de sa subjectivité à son espace de vie. Peu importe alors que l’informateur offre un récit auquel une vérité subjective intemporelle confère la cohérence d’une histoire ou que cette vérité doive être reconstruite par l’analyste à partir d’un ensemble d’univers significatifs disparates; dans la mesure où les significations offertes sont puisées ailleurs que dans une phénoménologie de l’espace de vie présent, elles permettent d’isoler et de mettre en rapport à celui-ci une vérité subjective qui constitue l’objet recherché (Gagnon, 1980 : 295).’

La question n’est pas tant de déterminer la vérité en soi des informations qui sont exprimées dans le récit par un informateur aux prises avec les pièges de sa mémoire, ni dans le fait que ces informations, reconstruites par le sociologue, peuvent être réinterprétées malencontreusement. Les récits de vie sont des matériaux de recherche dans la mesure où ils sont des expressions de l’identité et de la culture (Gagnon, 1980 : 291), dans la mesure où ils sont l’organisation cohérente du vécu par des acteurs qui, pour se faire, ont puisé au sein des univers symboliques dans lesquels ils baignent. Et les récits deviennent un objet dont la valeur est sociologique dès lors qu’ils sont situés, par le chercheur, dans une trame socio-historique. En d’autres termes, les paroles récoltées à un moment précis non seulement de l’Histoire mais aussi de l’histoire biographique de l’informateur sont des constructions d’identité qui perdent de leur ambiguïté, voire de leur aspect élusif, lorsqu’elles sont comparées entre elles, cela sous l’éclairage des processus globaux à l’œuvre et des contextes structurels qu’elles reflètent. Les théories sociologiques n’émergent pas toute seule de la parole des acteurs. Il faut le chercheur pour les organiser.

Notes
43.

Ce sont les auteurs qui soulignent.

44.

S’il est effectivement impossible au chercheur – à moins peut-être qu’il souffre d’amnésie – de faire totalement fi de ses connaissances théoriques initiales lorsqu’il investigue un terrain, revenir au vécu des acteurs sociaux est néanmoins susceptible de remettre en question certains de ses a priori théoriques.

45.

Même si, il convient de le mentionner, des études de ce type ont pu en revanche conduire à l’infantilisation des populations étudiées et à l’exercice d’un plus grand contrôle sur elles (Poupart, 1997 : 179-180).

46.

Pour une définition de la méthode de l’observation  in situ née des travaux de l’École de Chicago, consulter Grafmeyer et Joseph (1979), Chapoulie (1984) et Hughes (1996c).

47.

Poupart (1997 : 177) prend soin de souligner que ces deux approches de l’entretien biographique ne sont pas si éloignées et que nombre de chercheurs oscillent en fait entre les deux. Nous verrons que c’est le cas en ce qui nous concerne.