1. La globalisation : définition et perspective

Latouche (2001) affirme que l’humanité en est actuellement à sa quatrième mondialisation. La première aurait été initiée par l’Europe occidentale lors de la découverte des Amériques. Elle a entraîné dans son sillage les échanges de plantes agricoles et d’animaux d’élevage ainsi que la circulation d’une main-d’œuvre, d’abord esclave, en provenance d’Afrique. L’implantation progressive de systèmes de production et de colons en Amériques aurait ainsi permis le développement du commerce et du mercantilisme. La deuxième mondialisation serait celle du partage de l’Afrique, initié en 1885 à la suite de la conférence de Berlin. La troisième, plus récente, renverrait quant à elle à la période de décolonisation et à la naissance du Tiers-Monde. Enfin, la « nouvelle » mondialisation, celle qui caractérise notre temps, trouverait son origine à la jonction de quatre phénomènes dont ont été témoins les vingt dernières années : la transnationalisation des firmes, c’est-à-dire la déterritorialisation des activités de production des entreprises; l’affaiblissement des régulations étatiques en Occident, à la fois cause et conséquence, selon l’auteur, du développement des firmes multinationales; la chute du communisme, qui a mis fin aux économies planifiées; et la mondialisation financière, déréglementation d’abord initiée par les gouvernements américain de Reagan et anglais de Thatcher pour ensuite être acceptée par tous lors du consensus de Washington en 1990. Selon Latouche (2001), ces quatre phénomènes mènent à « l’économisation du monde », c’est-à-dire à la transformation de tous les aspects de la vie en questions économiques, et s’insère dans les moindres recoins de l’espace planétaire.

Selon Therborn (2000), l’histoire serait plutôt ponctuée de six vagues de globalisation. La première, dont la période cruciale s’étend du IVe au VIIe siècles, est celle de la propagation des grandes religions, laquelle entraîne également dans son sillage la diffusion d’une langue, de normes, de styles architecturaux spécifiques. La seconde vague historique de globalisation identifiée par Therborn vient rejoindre la première qu’ait reconnue Latouche, soit celle des colonisations européennes qui débutent au XVe siècle avec la découverte des Amériques. La troisième vague correspond aux guerres que se sont menées les unes contre les autres les grandes puissances européennes dans leur course aux richesses et à la sauvegarde de leurs intérêts dans les colonies. Ces guerres intra-européennes, qui se déroulent de 1700 à 1815, sont « globales » dans la mesure où elles entraînent également les colonies alliées, mêmes les plus lointaines. La quatrième vague de globalisation s’étend de la moitié du XIXe siècle à la première guerre mondiale, période où l’impérialisme européen règne sur l’Asie et l’Afrique et où des masses de migrants quittent l’Europe vers les Amériques et l’Océanie. La cinquième vague, quant à elle, correspond à la guerre froide qui, de manière similaire – bien que plus idéologique – aux guerres intra-européennes qui se répercutent au sein des colonies deux siècles auparavant, se propage également dans les pays alliés. Enfin, la dernière vague de globalisation, celle dans laquelle nous nous trouvons depuis les années 80 et qui correspond à la quatrième mondialisation décrite par Latouche, est celle de la généralisation du néolibéralisme à l’échelle mondiale initiée sous les gouvernes de Reagan et Thatcher lorsqu’ils ouvrirent les marchés financiers. Toujours selon Therborn, ces différentes phases pendant lesquelles le monde tend à se globaliser sont entrecoupées par des logiques contraires de « déglobalisation », notamment entre les XIIe et XVIe siècles lorsque des systèmes singuliers de langues se développent en Europe comme en Asie ainsi qu’au lendemain de la Première Guerre mondiale, lors de l’enfermement des États-nations sur leur particularisme ethnique.

Admettre que le phénomène est bien antérieur à la notion et aux réalités qu’on lui demande de désigner, c’est du même coup reconnaître son existence et prendre acte de son dynamisme. L’histoire est ponctuée de moments où le monde a cherché à se globaliser. Le phénomène revête donc la forme d’un processus, mais un processus dont les termes varient selon les approches. Selon certains auteurs, par exemple, la globalisation correspond à une période de transition pendant laquelle le système capitaliste, en crise, aboutira à une nouvelle structure économique (Wallerstein, 2000; 2001). Dans cette perspective, une fois le passage à une phase ultérieure achevé, le concept sera alors voué à se vider de sa substance et à perdre de sa pertinence (Bartelson, 2000). Or, les antécédents historiques de la globalisation, bien que différents de ce que nous pouvons observer depuis les vingt dernières années, incitent plutôt à penser la globalisation comme un processus changeant et réversible. La globalisation ayant eu tendance à surgir à différents moments de l’histoire, il apparaît difficile de statuer aujourd’hui de son caractère temporaire et transitoire. D’autres auteurs, tels que Thompson (1999), définissent la globalisation comme un processus au cours duquel différentes formes d’économies se succèdent. Ce dernier oppose une économie mondiale internationale à une économie mondialisée : alors que dans le premier modèle, les principaux agents (entreprises multinationales) continuent à être rattachés à des territoires nationaux bien définis malgré des activités avec d’autres agents d’autres États-nations, dans le second modèle, une économie transcende les agents nationaux, elle les enveloppe de sa propre dynamique et leur impose une nouvelle forme. Le monde tendrait actuellement vers cette deuxième forme d’économie bien que, selon Thompson, nous n’y soyons pas complètement entré. Bartelson (2000) s’inscrit dans la même veine lorsqu’il présente trois concepts distincts de globalisation : la « transference » renvoie à l’idée que les échanges entre les unités n’altèrent pas de manière substantielle leur singularité; la « transformation » réfère aux mutations que les échanges occasionnent tant sur les unités que sur le système; la « transcendence », enfin, illustre la dissolution complète des frontières entre les parties du système de telle sorte qu’il en émerge un espace d’action qui les transcende. Toutes ces manières de concevoir le processus « d’unification » du monde, qu’elles suggèrent un modèle à deux ou trois types, tendent toutefois à admettre l’idée d’une évolution historique. Le processus apparaît déterminé historiquement 75 .

Aussi, préférons-nous l’approche du processus de globalisation proposée par Martin, Metzger et Pierre :

‘Sans doute vaut-il mieux souligner que nous connaissons une forme particulière d’un processus beaucoup plus ancien mais discontinu, non nécessairement cumulatif, qui ici s’accélère et là s’arrête, voire régresse, qui parfois conduit à multiplier les opportunités de rencontres et parfois débouche sur des confrontations entre segments de sociétés qui continuent de s’ignorer (Martin et al., 2003 : 24-25).’

Cette perspective, en admettant la potentielle discontinuité et le caractère non cumulatif du procès, permet d’éviter les pièges du déterminisme historique et de glisser vers la voie très discutable d’un événement économique incontournable, contraint structurellement, incontrôlable politiquement.

Dès lors que la globalisation en tant que processus est admise, il convient de la définir conceptuellement et de délimiter ses contours empiriques contemporains. Or, et cela constitue une cause supplémentaire des contestations que soulèvent les études qui font appel à la globalisation, il ne s’agit pas là d’une mince tâche. Tout simplement parce qu’il n’y a pas une globalisation, mais des globalisations, et ce tant en ce qui concerne les univers de la réalité sociale qu’elle touche que la diversité des degrés d’intensité avec lesquels elle le fait. Meyer (2000) octroie cinq dimensions à la globalisation au sein desquelles agit un groupe d’acteurs principal. Une première dimension est politique et renvoie à l’interdépendance militaire et politique croissante entre les États-nations, lesquels constituent les principaux acteurs en jeu. L’augmentation de l’interdépendance entre les économies nationales est une seconde dimension, économique, du processus de globalisation. Les États et les grandes entreprises multinationales détiennent ici les principaux rôles. Une troisième dimension est migratoire et met en scène les individus et les États, ceux qui d’un côté peuplent ces flux et de l’autre tentent de les contrôler. La globalisation possède également une dimension culturelle en tant que mode d’expression à l’intérieur duquel les individus, organisations et États, grâce au développement des moyens de communication, participent à la diffusion et à la circulation de biens culturels divers (musique, danses, etc.). Enfin, une cinquième dimension à la globalisation, que Meyer (2000) appelle « instrumental culture », réfère à la propagation, dans le monde entier, de modèles d’organisation sociale relatifs à des domaines aussi divers que la démocratie politique, l’économie sociale, les droits de l’homme, le rôle de la science et de l’éducation.

Rocher (2001), pour sa part, identifie quatre formes de globalisation : une globalisation économique qui se présente à la fois sous le mode d’un marché international d’échanges de biens, d’une division internationale du travail et de la dérégulation des marchés financiers; une globalisation politique avec la mise en place d’organisations supra-étatiques telles que l’ONU, le FMI, la Banque mondiale, etc.; la globalisation juridique, en plein essor, qui fait référence non simplement à un droit international (lequel existe depuis longtemps), mais à l’émergence d’un droit mondial régissant les organismes supranationaux, l’ingérence dans les affaires nationales au nom des droits fondamentaux, la régulation progressive d’Internet; enfin, la globalisation culturelle, qui se présente sous la forme d’une internationalisation de la science et du savoir avec la création de réseaux de chercheurs ainsi que sous la forme du divertissement. C’est de cette dernière forme de la globalisation culturelle qu’il est question lorsqu’on brandit le spectre de l’américanisation ou de la « macdonaldisation » du monde (Ritzer, 1996).

Enfin, Therborn (2000) discerne cinq discours, à la fois théoriques et idéologiques, qui entourent actuellement la globalisation : le discours, évidemment, de la compétition économique mondiale, qui pose la question des conséquences de ce processus sur les entreprises, les travailleurs et les États; celui de la « critique sociale » qui se traduit le plus souvent par des mouvements anti-mondialisation économique au nom de valeurs morales ou religieuses; le discours politique qui met en question le pouvoir de l’État-nation et sa fin prochaine; le discours culturel qui oppose l’idée que la globalisation tend à l’uniformisation culturelle à l’idée que nous assistons au contraire à des formes hybrides de cultures nées de la diversité culturelle; le discours écologique qui, devant la production massive que provoque un marché mondial de plus en plus compétitif, avertit que la catastrophe écologique nous guette et encourage le développement durable.

Que l’on s’entende sur quatre, cinq ou davantage de formes de globalisation, cette dernière, de toute évidence, ne se résume pas à l’économie internationale. Pas plus, d’ailleurs, qu’elle n’est du même ordre pour tous les acteurs sociaux, qu’ils soient individuels ou collectifs. « Who you are and where you are » (Therborn, 2000: 166), la position de l’acteur au sein de la structure sociale et de l’espace géographique, opère de grandes variations quant aux possibilités d’action. La globalisation est un phénomène pluriel à la fois dans ses dimensions et dans ses effets.

Notes
75.

Thompson (1999 : 161) soutient en effet que « tous les processus tendent vers une « fin », même s’ils ne l’atteignent jamais ».