3. La question sociale à l’heure de la globalisation

Il n’y a pas de doutes que l’économie globalisée charrie son lot d’inégalités sociales 81 . Or, l’observation attentive des faits montre que les inégalités sociales et économiques tendent également vers une polarisation, et ce tant à l’échelle planétaire que nationale et urbaine. Ainsi, de Senarclens (2001 : 100) note, à partir du Rapport sur le commerce et le développement de la CNUCED, que le revenu moyen par habitant dans les pays du G7 était 20 fois celui des pays les plus pauvres en 1965, alors qu’en 1995 il est devenu 39 fois plus élevé. Il ajoute dans la foulée que, d’après le PNUD, 20% des habitants les plus riches ont vu leur part du revenu mondial augmenter de 70% à 85% pendant que les 20% les plus pauvres voyaient leur propre part diminuer de 2,3% à 1,4%. Reich (1993 : 183) avance des chiffres similaires lorsqu’il fait état d’un accroissement des inégalités aux États-Unis. Selon ses estimations, entre 1977 et 1990 le revenu moyen des 20% d’Américains les plus pauvres a chuté de près de 5% tandis que celui des 20% d’Américains les plus riches s’accroissaient de 9%. Les données concernant l’écart au sein même des grandes firmes américaines sont encore plus étonnantes : alors qu’en 1960, quand le taux maximum de l’impôt sur le revenu était de 90%, le revenu net d’un dirigeant d’une grande entreprise américaine était seulement 12 fois supérieur à celui de l’un de ses ouvriers, en 1988, quand le taux maximum sur le revenu chute à 28%, il est devenu 70 fois supérieur (Reich, 1993 : 188).

Il faut dire qu’après l’épisode des Trente glorieuses, pendant laquelle l’affirmation de l’État providence donne lieu à des avancées sans précédent sur les plans des conditions de travail et des protections sociales, le revirement de la situation est brutal. Mais il s’agit davantage que d’une simple perte de privilèges. Les conditions déplorables – voire totalement misérables – dans lesquelles des populations vivent aujourd’hui sont telles que nombre d’auteurs n’hésitent pas à les comparer à la situation qui prévalait au siècle dernier dans certains pays (de Senarclens, 2001 : 97; Martin et al., 2003 : 306; Castells, 2001). L’insalubrité des fabriques, l’exploitation au travail des enfants du Tiers-Monde, le dénuement de populations en zones rurales, l’intensification des phénomènes d’urbanisation dans les pays en développement, où de nouveaux arrivants s’entassent dans des ghettos et sont sans protection sociale… tous ces constats contemporains sont des exemples de « déjà vu » dans l’histoire. Mais le contexte globalisé dans lequel prend place aujourd’hui la question sociale lui donne une dimension incomparable. D’abord par son ampleur : la pauvreté et la misère touchent désormais des centaines de milliers de gens partout sur la planète. Ensuite, parce qu’elle apparaît difficilement maîtrisable : elle est largement déterminée par des réalités transnationales qui échappent de plus en plus au contrôle des États.

L’observation attentive des diverses manifestations et conséquences du processus de la globalisation mène à un constat paradoxal : alors même que la planète, par l’intensification et l’extension des échanges économiques, tend à s’unifier, un puissant phénomène de segmentation du travail, de désintégration de la main-d’œuvre et de différenciation sociale est à l’œuvre. La décomposition du système traditionnel de production provoquée par le mouvement de la globalisation économique est ici en cause.

Notes
81.

« L’inégalité sociale consiste en la répartition non uniforme, dans la population d’un pays ou d’une région, de toutes les sortes d’avantages et de désavantages sur lesquels la société exerce une influence quelconque » (Girod, 1984 : 3). Les définitions classiques de l’inégalité sociale s’appliquent généralement à une population d’un territoire donné. Or, nous verrons que sous l’angle de la globalisation, si les inégalités comportent une importante dimension spatiale, celle-ci prend une nouvelle forme.