3.1 Les modifications organisationnelles du système de production

Nous avons vu que la crise économique survenue durant les années 70, couplée à l’essor des technologies de l’information et à la levée, sur la base d’une volonté politique, de certaines barrières économiques, à la fois contraignent et permettent aux entreprises d’entreprendre une série de changements dans l’organisation de la production et des marchés au sein de l’économie globale. Ces changements s’expriment par le passage d’une production de masse à la production flexible – ou personnalisée – et par la transition subséquente d’un mode d’organisation fordiste du travail à un mode d’organisation « toyotiste ».

Le modèle de production fordiste reposait sur la production et la consommation de masse. Il nécessitait l’investissement dans de gros équipements qui permettaient la production mécanisée, à la chaîne, de produits standardisés, et tirait ses profits des économies d’échelle qui résultaient de cette production massive. Sa forme organisationnelle était l’entreprise à l’intérieur de laquelle était divisé et structuré hiérarchiquement le travail. Le processus de fabrication était découpé en tâches répétitives de telle sorte que la majorité des exécutants n’avaient pas besoin d’un fort degré de qualification. Le mode d’organisation fordiste de la production reposait sur un contrat social « salarial ». Les marchés étant locaux et l’écoulement des produits étant essentiel au roulement de l’économie, les travailleurs devaient détenir un certain pouvoir d’achat. En échange de sa soumission plus ou moins consentie à l’organisation, la main-d’œuvre se voyait donc bénéficier de garanties d’emploi et d’une progression relative de ses salaires qui lui permettaient un accès soutenu à la consommation. Ce contrat n’était pas exempt de conflits, mais l’organisation du travail interne à la firme facilitait la syndicalisation, offrait un lieu de lutte et permettait les négociations.

Or, devant la rapidité des changements technologiques, la diversification progressive des marchés à l’échelle mondiale, les difficultés grandissantes à prévoir la demande, la concurrence de plus en plus globale et l’importance grandissante de la connaissance comme source de productivité, le modèle rigide, localisé et coûteux de la production de masse apparaît tout à coup inadéquat. La production de masse de produits standardisés est effectivement facilement « copiable » – donc moins concurrentielle – et se prête moins à des demandes versatiles de produits spécialisés et personnalisés. Afin d’acquérir de nouveaux marchés et d’accroître leur compétitivité sur le marché mondial, les entreprises, en s’appuyant sur les nouvelles technologies de l’information, ont donc cherché à développer leurs capacités d’innovation. Pour cela, elles ont adopté une stratégie de développement plus souple que Mercure (1996) nomme l’impartition flexible et un modèle de production que d’autres, à partir des nouvelles méthodes de gestions observées dans les firmes japonaises et par opposition au « fordisme », ont qualifié de « toyotisme » (Cusumano, 1985; McMillan, 1984; Coriat, 1990).

Par impartition, Mercure (1996) entend l’amplification des mesures visant, afin de réduire les coûts, à réaliser hors de la firme certaines étapes du processus de production. Elle comprend d’abord les délocalisations des entreprises depuis les pays développés vers les zones où la main-d’œuvre est meilleur marché. Sur ces nouveaux lieux d’installation, les dirigeants des entreprises – sous le regard parfois bienveillant de la classe politique qui leur ouvre la porte – trouvent en effet des travailleurs dociles. Ces derniers sont rarement en mesure d’organiser quelque forme que ce soit de syndicats ou de revendications, souvent parce qu’ils sont eux-mêmes « délocalisés », c’est-à-dire qu’ils ont récemment migré des régions rurales paupérisées à la recherche de travail dans les villes. L’impartition fait également référence au recours grandissant à la sous-traitance. Cela peut se traduire par l’octroi d’une partie du travail à des filiales de l’entreprise installées à l’étranger, par l’attribution à d’autres sociétés de l’entretien ménager, de l’alimentation, de la sécurité, du service des payes, et par le recours à des services spécialisés de manière plus ou moins spontanée selon les besoins, comme ceux de conseillers juridiques ou de publicitaires (Sassen, 1996 : 46). Enfin, elle renvoie également à la restructuration du travail en réseaux, cela tant au sein de l’entreprise que dans sa mise en relation avec d’autres firmes. L’insertion des firmes en réseaux permet de créer des alliances stratégiques avec d’autres entreprises – qui sont par ailleurs concurrentes – afin de demeurer à l’affût des nouvelles découvertes, méthodes de gestion et produits, et d’accéder à de nouveaux marchés et technologies. Étant donné que la nouvelle économie repose sur la capacité à innover et à trouver de nouveaux marchés, et étant donnée la rapidité avec laquelle progressent les technologies et circulent les informations, les petites comme les grandes entreprises ont effectivement tout intérêt, afin d’éviter les mauvais investissements, à collaborer :

‘les nouvelles formes de performance, y compris la réduction des coûts en situation technologiquement complexe, ont pour point commun de reposer sur des processus relationnels ouverts, sur des modes de coopération qui sont, en grande partie, en rupture avec les modes statistiques et rigides de la coopération taylorienne (Veltz, 1996 : 162). ’

Une telle organisation des entreprises en réseaux, fondée sur des accords, se répercute évidemment sur leur organisation interne. Les entreprises sont découpées en unités décentralisées selon l’activité (recherche, production, diffusion), le marché visé, le produit, et fonctionnent comme des cellules relativement autonomes. Ce sont ces unités qui travaillent et concluent des ententes de collaboration directe avec des unités semblables d’autres entreprises. Cette manière de procéder permet de supprimer les intermédiaires et d’éviter les délais bureaucratiques, lesquels vont à l’encontre de la rentabilité tant recherchée (Reich, 1993). Ainsi, l’entreprise en réseaux n’est plus tellement intégrée verticalement, comme dans le modèle fordiste, qu’organisée horizontalement.

La décentralisation dont bénéficie l’organisation en réseaux, on l’a vu, offre une souplesse sans précédent dans le processus de décision et d’exécution. La flexibilité qui caractérise le nouveau mode de production se retrouve par ailleurs sous une multitude d’autres formes, que celles-ci concernent le système d’approvisionnement et de distribution des produits ou la main-d’œuvre. Dans l’entreprise dite « toyotiste », par exemple, les commandes sont faites sur mesure et les fournisseurs sont tenus de livrer les pièces à l’endroit et au moment demandés, ce qui réduit considérablement les stocks. La souplesse d’un tel système permet d’opérer « juste à temps », soit en fonction des besoins, tout en réduisant les risques de pertes (Coriat, 1990; Castells, 2001 : 214). La flexibilité reliée à la main-d’œuvre renvoie d’une part à l’accroissement des qualifications du noyau dur du personnel en vue d’accroître son efficacité productive et, d’autre part, à l’usage d’une main-d’œuvre « au besoin ». Dans le premier cas, on exige du travailleur toyotiste, contrairement à l’ouvrier « spécialisé » de l’entreprise fordiste à qui ont demandait d’exécuter continuellement la même tâche, qu’il soit polyvalent et participe à différentes étapes du processus de fabrication, voire de décision (Coriat, 1990; Mattelart, 1992 : 259; Castells, 2001 : 213-217). Chaque employé possède ainsi les capacités d’accomplir de multiples tâches et se trouve « exploité » au maximum de ses compétences et de ses connaissances. En revanche, la flexibilité de la main-d’œuvre et le système « juste à temps » peuvent aussi vouloir dire qu’on fait appel aux travailleurs de manière spontanée et irrégulière selon les besoins du marché, ou encore qu’on a recours, pour les employer, à des formes atypiques d’emploi (intérimaire, temps partiel, travail à la journée, à la pièce, à domicile, etc.). Cette main-d’œuvre « jetable » et interchangeable, parce que généralement peu qualifiée et assignée aux tâches répétitives, est une réalité de la nouvelle économie (Reich, 1993). Le recours à toutes ces formes de flexibilité donne à voir un recul des acquis sociaux et, par conséquent, un déclin du rapport salarial.

L’économie informationnelle repose sur l’intégration du savoir et de l’information à tous les processus de production et à leur extension à l’échelle de la planète grâce aux moyens technologiques. Cette nouvelle logique a des effets directs sur la structure des secteurs d’activités et des professions de la plupart des sociétés industrialisées. En premier lieu, bien que les secteurs de l’industrie et des services tendent de plus en plus à s’entremêler et que leur traditionnelle opposition soit de moins en moins justifiée 82 , la part de la valeur dégagée de la production provient désormais à majorité des services (Reich, 1993 : 75). Alors que dans la société industrielle et le système fordiste, les gains étaient générés par les économies réalisées grâce à la production standardisée à grande échelle, les entreprises acquièrent aujourd’hui leurs profits grâce aux services. Ce qui ne veut pas dire que le secteur industriel ait disparu (Moulier-Boutang, 2004 : 160). Seulement, pour survivre, il est aujourd’hui contraint de devenir informationnel et global (Castells, 2001 : 135). La variation de l’importance respective des secteurs de l’industrie et des services s’exprime notamment par l’explosion économique des villes mondiales – lieux stratégiques pour les secteurs de pointe et le déclin corollaire des villes industrielles que Sassen (1996 : 287) a observé lors de ses enquêtes.

En second lieu, la nouvelle économie s’accompagne d’une augmentation du nombre de tâches informationnelles et spécialisées et de l’élévation du niveau de qualification – et de formation 83 – ainsi que du développement parallèle d’un nombre considérable d’emplois sous-qualifiés et sous-payés, voire d’un accroissement du travail informel. Nous aurons l’occasion un peu plus loin, en abordant les travaux de Sassen (1988; 1996), de voir comment procède ce double accroissement de postes très qualifiés dans les activités de pointe d’un côté, et d’emplois faiblement qualifiés, de l’autre. Pour le moment, mentionnons simplement qu’avec l’émergence de la nouvelle économie, il s’est développé au sein des entreprises un noyau dur d’employés qui participent désormais de manière active et relativement autonome à plusieurs étapes du processus de production. Ces travailleurs qualifiés remplissent les fonctions dont le contenu est lié à la production, au traitement et à la diffusion de l’information, ils occupent les postes permanents et ils sont hautement rémunérés – d’ailleurs parfois de manière démesurée 84 . Par conséquent, le nombre de professions spécialisées au contenu informationnel (professions gestionnaires, techniques et libérales) ainsi que l’ensemble des emplois de « cols blancs » ont augmenté de manière substantielle dans la plupart des pays du G7, bien que de manière différenciée.

En effet, l’économie informationnelle globale n’affecte pas toutes les structures des secteurs d’activités et des professions de la même manière. Castells (2001 : 284) montre notamment que la catégorie des « professions informationnelles par excellence », celle des gestionnaires, spécialistes et techniciens, est plus importante en Amérique du Nord qu’en Europe. En 1990, elle représente environ le tiers de la population active au Canada et aux États-Unis alors qu’elle en regroupe seulement le quart en France et en Allemagne en 1989. Parallèlement, la proportion des métiers manuels diminue grandement en Amérique du Nord tandis qu’elle constitue encore 27% de la population active en France et en Allemagne. De même en est-il du secteur des services, plus particulièrement du domaine de la vente : alors que la France concentre 3,8% de vendeurs, ils sont 11,9% aux États-Unis (Castells, 2001 : 284). Si bien que Castells (2001 : 297) propose deux modèles de sociétés informationnelles : le modèle de l’économie de services, représenté par les États-Unis, l’Angleterre et le Canada, et le modèle de production industrielle, plus propre au Japon et à l’Allemagne. La France, quant à elle, se situerait entre les deux.

Le premier modèle se caractérise par une diminution de l’emploi dans les secteurs industriels, une élimination presque complète de l’emploi agricole et une augmentation parallèle des emplois informationnels depuis 1970. Selon Castells (2001 : 297), ce modèle privilégie les services de gestion du capital sur les services aux entreprises, il possède un secteur des services sociaux en ascension et présente pour ces raisons une structure professionnelle tout à fait nouvelle. Le modèle de production industrielle offre de son côté une part des activités industrielles encore fortement élevée, les nouvelles technologies étant étroitement intégrées à la production manufacturière. En outre, les services aux entreprises y demeurent plus importants que les services financiers. L’économie française correspond aux deux modèles dans la mesure où elle tend davantage vers une économie de services tout en maintenant une solide base industrielle.

Bien qu’elles n’en soient pas l’unique cause 85 , les mutations de la structure des secteurs d’activités et des professions induites par la nouvelle économie s’accompagnent d’une détérioration des conditions de travail au sein des sociétés salariales.

Notes
82.

Castells (2001 : 272) soutient que les critères de la matérialité des biens et de l’intangibilité des services ne sont plus adéquats pour distinguer les secteurs secondaires et tertiaires d’activités puisque des produits comme le logiciel informatique, le vidéo et l’ordinateur impliquent à la fois un support matériel et un contenu d’information. Reich (1993 : 75-76) va dans le même sens lorsqu’il montre, à partir de l’exemple de l’acier et des services que nécessite la production de nouveaux alliages, que les services représentent une part significative de la production de biens.

83.

L’élévation des niveaux d’éducation constitue d’ailleurs l’un des traits fondamentaux communs aux sociétés informationnelles. Castells (2001 : 296) prévoit, en même temps qu’une tendance à la polarisation professionnelle, un relèvement d’ensemble de la stratification sociale. Pour sa part, après avoir observé les principales causes des écarts de revenus et d’emplois aux États-Unis, Reich (1993 :189) fait du niveau de scolarité atteint le premier élément de stratification socio-économique de la nouvelle économie.

84.

Sassen (1999 : 131-132) explique qu’une dynamique de valorisation de l’économie de pointe est actuellement à l’œuvre, ce qui a pour corollaire la stigmatisation des autres secteurs d’activités, lesquels ne participeraient pas de manière suffisamment importante à l’économie globale. Reich (1993 : 207), de son côté, soutient qu’avec l’individualisation du travail, les carrières suivent de moins en moins un modèle linéaire et standardisé. Nous aurons l’occasion d’y revenir.

85.

Noll et Langlois (1995 : 62) montrent que d’autres facteurs liés à l’évolution de la population – baisse du taux de natalité, travail des femmes, allongement de l’espérance de vie – sont aussi à prendre en considération dans l’analyse des transformations du marché du travail et de l’activité professionnelle. En outre, les variations sociétales repérées quant aux structures d’activités et d’emplois est l’une des confirmations que la nouvelle économie n’obéit pas à une force incontrôlable et dépend aussi de certaines décisions de politique intérieure. Les différences de taux de chômage entre des pays comme les États-Unis et la France, par exemple, dépendent aussi de différents choix de société quant au niveau de protection sociale souhaité, aux inégalités de revenus tolérées, au degré de libéralisation économique permis, etc. Rappelons ici que si le discours sur le caractère inéluctable de la globalisation économique est souvent mobilisé par les dirigeants politiques afin de justifier certaines politiques néolibérales, elle ne l’est pourtant pas totalement et résulte de choix intentionnels (Martin et al., 2003).