3.2 La crise de l’emploi et des conditions de travail dans les sociétés salariales

L’ensemble des transformations organisationnelles dont nous venons de faire état ne sont pas sans conséquences sur les conditions de travail. Le nombre de thèses et de scénarios catastrophiques publiés ces dernières années témoignent d’ailleurs de l’inquiétude générée par ces métamorphoses du travail. Parmi les plus consistantes, rappelons la fin de la société salariale projetée par Gorz (1988), la disparition du travail comme valeur sociale prônée par Méda (1998) et l’épuisement total des emplois prophétisé par Rifkin (1996).

Devant son constat du triomphe de la rationalisation économique et de l’asservissement et l’aliénation des travailleurs qui en découlent, Gorz (1988) ne voit comme solution que le déclenchement d’une transformation complète de la société salariale. Selon lui, la crise de l’emploi observée est le moment historique de se sortir du joug du capitalisme par l’établissement d’un revenu minimum garanti ainsi que le développement d’un secteur d’activités non marchandes, autonomes, et donc épanouissantes plutôt qu’aliénantes. Méda (1998), qui prétend audacieusement la disparition prochaine du travail comme valeur sociale, rappelle pour sa part que le statut occupé par le travail dans nos sociétés est une forme d’accident de l’histoire. En d’autres termes, que le travail industriel n’est pas une fatalité, et que par conséquent le lien social peut reposer sur d’autres fondements, par exemple politiques. Méda nous invite collectivement à détrôner le travail et à créer d’autres formes d’activités humainement valorisantes et socialement profitables. Un peu à la manière de Gorz, elle propose de profiter de cette crise pour passer à un autre moment de l’histoire où les richesses seront mieux réparties socialement. Seulement, elle va encore plus loin que lui en exigeant d’en finir complètement avec le travail afin de fonder la société sur le politique plutôt que sur l’économique. Contrairement à ces deux auteurs, enfin, Rifkin (1996) offre une lecture plus pessimiste de la situation. Selon lui, la troisième révolution industrielle dans laquelle nous sommes entrés conduit, en raison de l’automatisation presque complète de la production, à l’abolition de milliers d’emplois. Désormais remplacés par les ordinateurs et les robots, les travailleurs perdent leurs statuts sociaux – voire pour de nombreux d’entre eux le sens de leur existence – et s’adonnent, désespérés et désœuvrés, à des actes d’incivilité et de violence. Rifkin voit avec peine les solutions envisageables pour sortir les sociétés salariales du marasme vers lequel elles se dirigent. Au mieux, suggère-t-il, les sociétés peuvent choisir de réduire le temps de travail et ériger un vaste secteur non marchand qui permette de recréer des emplois.

Si chacune de ces thèses est complexe et mériterait en soi une présentation beaucoup plus rigoureusement détaillée que celle, charcutée nous en convenons, faite ici, il apparaît qu’en de nombreux points, elles ne satisfont tout simplement pas à l’explication des phénomènes aujourd’hui observés. Nombreuses, d’ailleurs, sont les critiques qui leur ont été destinées (Schnapper, 1997; Bouffartigue et Eckert, 1997; Martin et al., 2003). Parmi quelques exemples, il faut noter celui qui concerne la disparition des emplois : contrairement à la prévision dramatique de Rifkin (1996) d’une baisse constante du niveau de l’emploi, celui-ci s’est accru dans de nombreux pays. Le déclin du secteur industriel est effectivement compensé par la création d’emplois dans le tertiaire. Cela dit, le transfert des travailleurs du premier secteur vers le second ne se fait pas naturellement, ce qui explique l’émergence à première vue paradoxale d’un chômage de masse dans certains pays (Nicole-Drancourt et Roulleau-Berger, 2001 : 96). Par ailleurs, et au risque de nous répéter, la création des postes de spécialistes et de techniciens engendrent aussi celle d’emplois subalternes de services, peu qualifiés et aux formes atypiques. Ces constats impliquent donc d’autres problèmes sociaux que le seul manque de travail, comme nous le verrons. Ensuite, la distinction entre le travail aliénant et celui qui permet au contraire une réalisation de soi est peut-être évidente à opérer sur un plan philosophique, mais elle l’est beaucoup moins sociologiquement. De même en est-il de l’idée selon laquelle les individus, une fois libérés du temps contraignant de travail, s’adonneront à des activités bienfaisantes pour eux et la collectivité. Toute solution fondée sur ces préceptes apparaît, en effet, utopique. Les individus sont des êtres historiques qui vivent et sont socialisés dans des sociétés entièrement structurées – temporellement, socialement, spatialement – depuis des siècles par le travail et où celui-ci agit notamment comme lieu de sociabilité, d’appartenance et de définition identitaire (Dubar, 1996). Dans les sociétés où la définition de la citoyenneté est historiquement liée à une participation à la production collective, tant qu’il n’y aura pas d’alternative socialement légitimée au travail salarié, les dangers de révolte et de bris du lien social sont bien présents (Schnapper, 1997).

Les marchés de l’emploi ne sont donc pas en voie de disparaître. Plutôt, ils se métamorphosent sous les effets conjugués de l’informationnalisation de l’économie, de l’internationalisation des marchés et de l’organisation de la production en réseaux. Le chômage de masse, la précarisation des emplois et l’individualisation du travail en sont les principales manifestations. Pour les besoins de notre étude, ces manifestations seront plus spécifiquement abordées en ce qui concerne les sociétés française et québécoise.

En France, le taux de chômage est passé de 9% en 1983 à 12,2% en 1993, pour redescendre à 9,9% en 2003 86 . Il demeure relativement stable depuis cette date (9,9% en août 2004). Les taux n’étant pas redescendu sous la barre des 7% depuis 1980, certains concluent que le chômage de masse est devenu, en France, une réalité structurelle (Martin et al., 2003 : 112). Les jeunes de 15 à 24 ans forment de loin le groupe d’âge le plus gravement touché par le chômage : en décembre 1984, alors que le taux national était de 10,3% et celui des 25-49 ans de 7,4%, le groupe des 15-24 ans connaissait un taux de chômage de 24,7%, tout sexe confondu 87 . En mai 1994, puis de nouveau en janvier 1997, le taux pour les 15-24 ans atteignait le niveau jamais égalé de 25,8% (contre 12,2% pour l’ensemble de la population active et 11,2% pour les 25-49 ans). En février 2004, l’écart entre le chômage des jeunes et celui de l’ensemble de la population active est encore considérable puisque les premiers connaissent un taux de 21,3% contre un taux national de 9,8%.

Au Québec, le chômage a connu en 1983 des sommets vertigineux avec un taux de 14,2%. Alors que dix en plus tard, en 1993, il était de 13,3%, en 2003 il avait cette fois diminué à 9,1% (IMT, 2004 : 8). En août 2004, le taux de chômage au Québec se replie légèrement à 8%, contre 7,2% pour l’ensemble du Canada (Statistique Canada, 2004). Comme pour la France, bien que de manière moins prononcée, le chômage concerne plus fortement les jeunes. En 1997, le taux de chômage des jeunes Québécois de 15 à 24 ans était de 19,3% (IMT, 2004 : 14). Bien que ce taux ait connu une baisse en 2003, il demeure cependant le double de celui des 45 à 54 ans avec 14,3% (IMT, 2004 : 13). En août 2004, le taux de chômage des jeunes de 15 à 24 ans de l’ensemble du Canada est de 13,7%, alors qu’il n’est que de 5,8% chez les hommes adultes canadiens (Statistique Canada, 2004). Inversement, la part des emplois occupés par les 15-24 ans passe de 21,8% en 1983 à 15,1% en 2003 tandis que celle des 35 à 54 ans croît de 38,5% à 51,7% durant la même période.

En plus du chômage, les restructurations engagées par les entreprises afin de s’ajuster à l’économie informationnelle de même que la réorganisation du processus de production vers plus de flexibilité ont mené à l’augmentation du nombre d’emplois atypiques et donc à la précarisation d’une partie toujours plus importante de la main-d’œuvre 88 . Les entreprises, parce qu’elles veulent rentabiliser la production et faire face à la compétition, cherchent à amortir les coûts par divers moyens, notamment par la réduction de leurs engagements vis-à-vis des salariés. Par conséquent, les formes d’emplois atypiques, que celles-ci fassent référence aux « formes particulières d’emploi » (Thelot, 1987) caractérisées par leur instabilité – stagiaires, intérimaires, contrats à durée déterminée, travail indépendant avec aide rémunérée – ou aux emplois réduits en temps et en salaire, se sont multipliées ces dernières années. Selon Ferrandon (2001), ils représentent 25% de l’emploi total en France en 2001, alors que ce taux était de 16% en 1990. Martin et al. (2003 : 217) relatent qu’en 1975, les contrats à durée indéterminée concernaient 80% de la population active en France. Aujourd’hui, ce sont les contrats à durée déterminée qui sont la règle. D’après Maruani (2003 : 5), le nombre de travailleurs employés sous un contrat à durée déterminée a triplé, passant de 319 000 en 1980 à 897 000 en 2002. Dans le même laps de temps, le nombre des emplois aidés et des stages a également triplé, progressant de 115 000 à 421 000, et celui des intérimaires s’est multiplié par cinq, passant de 115 000 salariés à 514 000.

Dans un rapport intitulé Le temps partiel en France, Cette (1999) rappelle que le travail à temps partiel n’est pas en soi une forme négative d’emploi lorsqu’il permet, par exemple, de mieux concilier la vie professionnelle et la vie familiale. Pour cela, il doit cependant être individuellement choisi. Or, il note que le cas français se caractérise justement par un déséquilibre entre un grand nombre de travailleurs à temps plein qui aspireraient à occuper un emploi à temps réduit et le nombre d’employés à temps partiel qui souhaiteraient travailler à temps complet. Au début des années 80, le travail à temps partiel concernait 1,5 millions de travailleurs français contre un peu moins de 4 millions en 2003 (Maruani, 2003 : 4-5). Parallèlement à la progression de cette forme d’emploi, un processus de paupérisation est à l’œuvre. Les salaires inférieurs au salaire minimum légal sont en effet étroitement liés aux emplois à temps partiel et progressent donc simultanément : tandis que la proportion de bas salaires concernait 11% des salariés en 1983, elle grimpe à 17% en 2001 (Maruani, 2003 : 4-5). Au Québec, le travail à temps partiel est en hausse depuis vingt ans : il représentait 14,9% de l’emploi total en 1983, contre 18,4% en 2003 (IMT, 2004 : 16).

Les jeunes ne sont pas non plus épargnés par la précarité des marchés du travail. Dans leur analyse de l’évolution de la mise au travail des jeunes, Nicole-Drancourt et Roulleau-Berger (2001) font état, sur la base des données du Recensement français de 1990, de la part des jeunes qui occupent des emplois considérés précaires. Alors qu’ils ne comptent que pour 10% de la population active, leur part dans les formes particulières d’emploi est de 46%, celle dans l’emploi à temps partiel est de 17% et celle dans le chômage est de 23% (Nicole-Drancourt et Roulleau-Berger, 2001 : 103). Noll et Langlois (1995 : 68) font remarquer que « La France se démarque nettement des autres sociétés 89 puisque le taux d’activité des jeunes âgés de 15 à 24 ans est en forte baisse depuis 1970, tant chez les hommes que chez les femmes, diminution qui s’est encore accentuée au début des années 1990 ».

De fait, la situation des jeunes Québécois face à l’emploi précaire est un peu moins dramatique. En 2002, parmi les 15 à 24 ans qui travaillent à temps partiel, 4,3% le font par choix, 18,2% ne l’ont pas désiré et 77,5% ont une autre occupation 90 . Par opposition, parmi les 25-54 ans, ils sont 27,4% à travailler à temps réduit par choix, 38,5% à ne l’avoir pas désiré – pratiquement le double des jeunes – et 34,1% à avoir une autre occupation (ISQ, 2003). Toutefois, le ministère du Travail du gouvernement du Québec évalue que le nombre d’emplois atypiques (travail à temps partiel, temporaire et autonome) a grimpé de 135% entre 1976 et 1995 alors que la part des emplois typiques ne croissait que de 6,6% durant la même période (Ministère du travail, 1998 : 25). Dans un avis adopté par le Conseil permanent de la jeunesse en avril 2001, les auteurs signalent que 46,5% des jeunes occupent un emploi atypique contre 33,1% des plus de 30 ans. Chez les femmes de 15 à 29 ans, cette proportion atteint 53% (Conseil permanent de la jeunesse, 2001 : 27).

Enfin, en plus d’un chômage qui perdure et d’une tendance à la précarisation, le travail dans les pays industrialisés à l’ère de l’économie globale se caractérise par une tendance à la fragmentation et à l’individualisation, ce qui a pour effet subséquent de fragiliser encore davantage certaines catégories de main-d’œuvre. La fragmentation géographique du processus de production provoquée par la décomposition du système fordien et l’organisation de la production en réseaux entraîne un affaiblissement du mouvement syndical, une réduction du pouvoir des travailleurs et une individualisation du travail. Comment s’organiser et lutter de manière solidaire contre des traitements qui sont jugés injustes lorsque les travailleurs qui sont impliqués dans le même processus de production et qui sont affectés par les décisions de la même autorité sont essaimés sur plusieurs sites? Selon Reich (1993 : 206-207), l’ancien contrat fondé sur le rapport salarial permettait aux syndicats ouvriers de négocier leurs salaires avec les cadres supérieurs, ce qui contraignait ces derniers à restreindre leurs propres exigences salariales. Or, quand les employés ne sont plus disposés à s’organiser en syndicat, chaque travailleur se retrouve seul devant son patron pour négocier ses conditions de travail et d’avancement. Il en résulte l’augmentation dérisoire des salaires de certains travailleurs au détriment des autres selon le rôle clé que joue ou non leur poste dans le processus de production et leurs aptitudes bien personnelles (qualités relationnelles, voire langagières) à défendre et à faire valoir leurs compétences.

Selon plusieurs auteurs, l’individualisation du travail annonce en effet le début de l’ère des « compétences cachées » (Martin et al., 2003 : 229; Nicole-Drancourt et Roulleau-Berger, 2001 : 95). Les conditions d’embauche, la distribution des salaires et les possibilités d’avancement des travailleurs reposent de plus en plus sur des qualités individuelles et morales parfois difficilement mesurables. Comme l’explique Castells :

‘le groupe de ceux qui s’en tirent bien n’est guère facile à identifier à travers les catégories statistiques traditionnelles : il s’agit des gens qui, pour une raison ou pour une autre, offrent un atout supplémentaire, un « plus », dans leur champ spécifique d’activité (et parfois, c’est davantage une affaire d’image que de substance). Cette sorte de capacité à incarner la valeur ajoutée accroît encore la disparité entre le groupe des gens bien payés, à tous les niveaux, et la masse des individus qui, parce qu’ils sont précisément des individus, doivent en général accepter le plus bas dénominateur commun que le marché leur propose (Castells, 1999b : 159). ’

Blondel (2004 : 124) repère trois types de ce qu’elle appelle les « ressources cognitives » exigées de la main-d’œuvre à l’ère de l’économie informationnelle : les connaissances scientifiques et l’information pure (le savoir en tant que tel), les connaissances techniques (le savoir-faire) et les savoirs relationnels (le savoir-être). La compétence d’un individu résulte ainsi de la combinaison particulière de ces trois types de savoirs et proviendrait d’une multitude de canaux autres que celui de l’éducation formelle. Elle n’est donc pas mesurable à partir du simple titre d’un diplôme ou des postes occupés antérieurement. La multiplication des outils d’évaluation et de définition des types de personnalité auxquels recourent en nombre grandissant les recruteurs et les dirigeants des entreprises témoigne de l’explosion de ces exigences sociales et de ces savoir-être (capacités relationnelles, aptitudes à travailler en groupe, etc.) comme critères de sélection de la main-d’œuvre et d’évolution professionnelle. Avec la baisse du syndicalisme et la montée des compétences cachées, l’embauche et l’avancement ne se font plus sur un mode transparent en fonction d’une grille d’évaluation adoptée au préalable collectivement. Cela signe la fin des carrières linéaires et de la progression régulière au sein de la hiérarchie de l’entreprise.

En terminant cette section, précisons deux points. En premier lieu, les effets du chômage, de la précarisation et de l’individualisation ne touchent pas différemment les populations en fonction seulement de l’âge ou du sexe : le niveau de qualification est également une importante source d’inégalités face à l’emploi 91 . Au Québec, par exemple, le taux de chômage des personnes ayant moins de 9 ans de scolarité est, en 2003, de 18,3% alors qu’il n’est que de 6,6% chez celles qui détiennent un diplôme universitaire (IMT, 2004 : 18). De même en est-il en France : les personnes sans diplôme ou avec un certificat d’études professionnelles ont, en mars 2003, un taux de chômage de 15,1% comparativement à un taux de 7,3% chez les diplômés universitaires (Educnet, 2003). Or, même si le taux de chômage des Québécois diplômés demeure faible, il est légèrement en hausse depuis 1998, passant de 5% en 1998 à 6,6% en 2003 (IMT, 2004 : 18). En France, pour la première fois depuis 1988, les écarts du taux de chômage entre les personnes ayant obtenu au moins le baccalauréat français et celles qui ne l’ont pas s’est réduit (Educnet, 2003). On remarque en effet une diminution du taux de chômage chez les sans-diplôme (17,3% en 1998 contre 15,1% en 2003) et une légère hausse chez les diplômés universitaires (6,7% en 1998 contre 7,3% en 2003). En outre, l’intérim, forme précaire d’emploi, n’épargne pas les salariés qualifiés (Maruani, 2003 : 4-5). En dépit de l’augmentation des professions à fort contenu informationnel, et donc des emplois qualifiés, les populations diplômées et qualifiées peuvent aussi être les victimes du chômage et de la précarité. La majoration constante des exigences et des qualifications qui caractérise l’économie globale écarte de la compétitivité tous ceux qui ne se plie pas à la formation continue (Castells, 1999a : 408).

En deuxième lieu, ces nouvelles conditions de travail précaires et individualisées entraînent l’insécurité et une grande vulnérabilité auprès d’un nombre grandissant de salariés, ce qui mène parfois à des crises identitaires au sein des univers professionnels. Martin et al. (2003 : 233) avancent d’ailleurs l’hypothèse que les nouvelles épreuves du travailleur au sein de l’entreprise ne sont plus tellement celles liées au désir de pouvoir, mais celles relatives au désir de reconnaissance sociale. Les individus se trouvent en effet coincés entre l’injonction de la réussite, à être les auteurs de leur propre vie, à se réaliser et s’affirmer, et l’impossibilité de le faire lorsqu’ils sont en situation d’insécurité face à l’avenir, de vulnérabilité et de précarité. Les recherches sur ces questions abondent et témoignent d’un véritable problème social. Les études menées par Roulleau-Berger montrent bien comment, lorsque les identités qu’on leur attribue dans les mondes de l’éducation et du travail ne correspondent pas à leurs revendications personnelles, des jeunes investissent des espaces intermédiaires dans lesquels ils arrivent parfois à développer des compétences et des identités sociales. Néanmoins, lorsque le non accès à l’emploi perdure, que les emplois disqualifiant s’enchaînent, que les discriminations ethniques se multiplient, les identités se vulnérabilisent, la confiance en soi s’effrite, le sentiment de honte apparaît et avec lui les expériences de « galère » (Roulleau-Berger, 2005; Dubet, 1987). Dubar (1996), à partir d’études empiriques réalisées en milieu de travail, décèle quatre configurations identitaires apparues dans le contexte des restructurations de la société salariale : l’identité menacée des ouvriers faiblement scolarisés dont les compétences sont remises en question face à la nécessité de s’adapter aux exigences de la nouvelle économie; l’identité bloquée des travailleurs dont la spécialité n’est pas ou plus reconnue; l’identité reconnue au sein de l’entreprise (laquelle se charge de la formation continue) mais qui ne l’est pas au dehors car elle ne correspond pas au diplôme désormais socialement exigé; et l’identité autonome et incertaine des jeunes diplômés qui ne se reconnaissent pas au sein de l’entreprise et qui se définissent plutôt en dehors du travail. Dubet et Martuccelli (1998), de leur côté, soulignent la pression psychologique subie par la main-d’œuvre au sein de l’économie informationnelle, de laquelle on exige toujours plus de résultats et de rentabilité. Lorsque les individus peinent à être considérés et reconnus dans le travail, ils ont également du mal à donner un sens à leur engagement dans la société. Excellence, performance, responsabilité individuelle, toutes ces exigences dans un contexte pourtant marqué par d’importantes contraintes, par l’incertitude et la vulnérabilité sociale, mènent certains à « la fatigue d’être soi » 92 .

L’ensemble de ces logiques de chômage et de précarisation, d’individualisation du travail et de vulnérabilité sociale engendrée par l’économie informationnelle et la restructuration subséquente des sociétés salariales, contribue à la restructuration des rapports sociaux et à la polarisation grandissante des inégalités sociales.

Notes
86.

Les taux présentés pour le cas de la France ont été tirés des données de l’INSEE.

87.

Il était de 30% chez les filles contre 20,3% chez les garçons.

88.

Martin et al. (2003 : 230) définissent la précarité comme l’écart par rapport à la situation de l’emploi typique caractéristique de la période de croissance.

89.

Leurs comparaisons des marchés du travail et des activités professionnelles portent sur la France et l’Allemagne en Europe et le Québec et les États-Unis en Amérique du Nord.

90.

Dans la majeure partie des cas, il s’agit des études : « Plus de 40% des jeunes de 15 à 19 ans qui étudient aux États-Unis et au Québec occupent un emploi, à la fin des années 1980, contre environ 1% en France et 5% en Allemagne » (Noll et Langlois, 1995 : 68).

91.

L’appartenance culturelle ou le fait d’être immigré constitue un autre trait important de discrimination face à l’emploi, comme nous le verrons dans la partie sur la polarisation socio-économique. L’accent est placé ici sur l’âge et le niveau de formation puisqu’il s’agit de traits caractéristiques majeurs de nos populations à l’étude au sein des sociétés française et québécoise.

92.

L’ouvrage de Ehrenberg (1998), notamment, montre que le développement de la dépression comme maladie dans les sociétés modernes provient du fait qu’on enjoint l’individu, libéré des contraintes et des interdits traditionnels, à être l’acteur de sa propre destinée, alors même que cette idée selon laquelle tout lui est possible demeure une illusion.