Si les études sur les effets de la globalisation divergent parfois quant à ses causes et à ses explications, elles aboutissent généralement à un constat commun : celui d’une polarisation progressive des inégalités (de Senarclens, 2001; Castells, 1999b; Sassen, 1996; Reich, 1993; Martin et al., 2003). La polarisation se définit comme un « processus particulier de l’inégalité où le sommet et le bas de l’échelle des revenus ou des patrimoines croissent tous les deux plus vite que le milieu de l’échelle, lequel se réduit, ce qui agrandit le fossé entre les riches et les pauvres » (Castells, 1999b : 90) 93 . Deux formes ont été dégagées : la polarisation économique et professionnelle d’une part, et la polarisation spatiale d’autre part. Ensemble, ces deux processus donnent lieu à l’émergence d’une nouvelle catégorie sociale que certains appellent la nouvelle élite de la mondialisation (Wagner, 1998).
En ce qui concerne tout d’abord la tendance à la polarisation des professions, nous avons déjà observé qu’en même temps que se multiplient, à l’échelle mondiale, les emplois relatifs aux nouveaux secteurs de pointe, de nombreux emplois subalternes à bas salaires ont proliféré et ont été investis par une main-d’œuvre peu qualifiée, parfois à forte composante ethnique. Au haut de l’échelle des professions, nous retrouvons toutes les formes d’emplois qui sont socialement valorisées parce qu’elles font partie des secteurs de pointe – finance, informatique, micro-électronique, télécommunications, génétique – et parce que les tâches qui leur sont associées contribuent activement à la rentabilité et à la compétitivité de l’économie, c’est-à-dire à la prise des décisions et à la création des connaissances. Pour désigner ceux qui occupent ces formes d’emploi, Castells (1999a : 404) parle de main-d’œuvre générique. Au bas de l’échelle, en contrepartie, se logent tous les emplois subalternes dont les tâches, peu qualifiées et répétitives, ne participent pas directement à la génération des profits. Ils renvoient à une main-d’œuvre autoprogrammable (Castells, 1999a : 404).
Reich (1993) a initié un travail de réflexion sur la nouvelle stratification sociale engendrée par le processus de la globalisation économique. La traditionnelle nomenclature américaine 94 reposait sur la position des travailleurs au sein de l’économie nationale. Si cette classification pouvait avoir un sens dans l’économie de production de masse standardisée, selon lui elle ne convient plus à l’heure de l’économie en réseaux : « Quelqu’un dont l’emploi tombe officiellement dans la sous-catégorie « technique » ou « commerciale » peut, en fait, faire partie des personnes les mieux payées et les plus influentes dans un de ces réseaux » (Reich, 1993 : 160). Il propose donc trois grandes catégories d’emplois émergents qui correspondent à leur importance dans le processus de production ou, dit autrement, à leur position compétitive effective dans l’économie mondiale : 1) les services des manipulateurs de symboles; 2) les services personnels; et 3) les services de production courante.
Les emplois compétitifs sont occupés par ceux qu’il a nommé les manipulateurs de symboles, c’est-à-dire ceux dont les compétences et les tâches consistent respectivement : 1) à résoudre les problèmes; 2) à identifier les problèmes; et 3) à diriger et coordonner les activités de l’ensemble. Par « résolveurs » 95 de problèmes, il fait référence aux spécialistes en recherche et développement dont les qualifications leur permettent d’étudier un problème et de transformer les connaissances qu’ils en ont en nouvelles applications pour la fabrication d’un produit ou d’un service de solution (Reich, 1993 : 74). Les identificateurs de problème sont quant à eux les travailleurs spécialisés en recherche de marchés, c’est-à-dire ceux qui aident les clients à identifier leurs besoins et à trouver le produit personnalisé qui permettra de lui répondre (Reich, 1993 : 75). Enfin, les dirigeants, ceux que Reich (1993 : 75) appelle les courtiers-stratèges, sont ceux dont la tâche consiste à unir les activités des résolveurs et des identificateurs de problèmes et à trouver le financement nécessaire. Ils ne contrôlent pas l’entreprise pas plus qu’ils ne la mettent sur pied ou qu’ils inventent les produits qu’elle fabrique. Ils coordonnent plutôt l’ensemble du processus sur la base des connaissances qu’ils ont à la fois des technologies et des marchés spécifiques. Les travailleurs qualifiés qui remplissent ces diverses fonctions de recherche, de conception, de commercialisation, de conseil aux ventes et de décision dans les secteurs dynamiques de la nouvelle économie constituent le noyau dur des entreprises, c’est-à-dire qu’ils sont généralement employés à temps plein et que leur poste est relativement stable et à durée indéterminée.
Au bas de l’échelle, en revanche, se regroupent les services de production courante, c’est-à-dire toutes les formes d’emploi dont les tâches sont répétitives, faiblement rémunérées et souvent atypiques : à temps partiel, à durée déterminée, à la journée, à la pièce, à domicile, de nuit, intérimaire, etc. Ils renvoient aux ouvriers peu qualifiés de la production de masse et de l’industrie lourde, mais aussi aux employés dans le domaine des nouvelles technologies qui ont des tâches routinières et répétitives, par exemple mettre au point des codages standard pour les logiciels, construire des banques de données, etc.
Entre les deux se trouve la catégorie des services personnels, c’est-à-dire des emplois qui ne demandent pas une forte qualification, qui impliquent aussi des tâches simples et répétitives mais qui, à la différence des services de production courante, sont produits de personne à personne et ne peuvent donc être vendus dans le monde entier. Il s’agit par exemple des serveurs de restaurant, des chauffeurs de taxi, des coiffeurs, des mécaniciens, etc. Tout comme les emplois des services de production courante, les services personnels prennent également souvent la forme d’emplois atypiques et précaires.
Les services de production courante et les services personnels peuvent concerner le travail réalisé dans les petits ateliers de confection et les petits commerces de vente au détail, lequel s’inscrit ou non dans les pratiques d’entrepreunariat ethnique et parfois – mais non exclusivement – dans le cadre d’activités économiques informelles. Dans son imposante étude sur la ville mondiale, Sassen (1988 : 22; 1996 : 383) montre que les emplois subalternes – ceux qui ne concernent pas la manipulation des symboles – résultent à la fois directement et indirectement de la structure du processus de production. Directement d’abord, parce qu’ils procèdent des nouvelles exigences de rentabilité et de compétitivité de l’économie globale. L’accroissement de la concurrence encourage le recours à différentes formes de travail informel, peu qualifié et mal rémunéré. Les activités informelles sont du « travail qui, sans être en marge des lois, prend place en marge de l’appareil de production régulier, en matière de localisation, d’impôts, d’hygiène, de sécurité, de lois salariales et autres critères du même genre » (Sassen, 1996 : 392). Contrairement à ce que certains dirigeants politiques aiment à penser, nous dit Sassen, la prolifération des tâches non qualifiées et informelles dans les grandes villes occidentales n’est donc pas une cause directe de la présence de populations immigrées qui reproduiraient des pratiques « de chez eux ». Elle est plutôt inhérente à la logique même du capitalisme et à sa globalisation, qui exhortent les entreprises, si elles veulent faire face à la concurrence des pays en développement, à recourir à des formes d’emploi moins onéreux. L’affaiblissement des mesures de protection d’embauche et la hausse des formes précaires d’emplois qui résultent de la désyndicalisation, elle-même liée à la dispersion spatiale du processus de production, est une autre illustration d’activités économiques faiblement rémunérées et souvent précaires directement générées par la globalisation de l’économie. De même, l’émergence d’une nouvelle main-d’œuvre interchangeable pour accomplir les tâches répétitives de compilation et d’enregistrement de données est le fruit d’une économie qui repose sur les nouvelles technologies de l’information.
Les emplois subalternes à bas salaires sont par ailleurs issus indirectement de la nouvelle économie en raison des besoins de résidence et de consommation des classes à fort revenus : « Many components of high-income gentrification are labor intensive : residential building attendants, workers producing services or goods for specialty and gourmet food shops, dog walkers, errand runners, cleaners of all sorts, and so on » (Sassen, 1988: 145). Les restaurants, les services de traiteurs, les hôtels, les blanchisseries, les travaux de maintenance, les salons de massage et d’esthétique et les boutiques de luxe sont autant de lieux de services où se sont multipliés des emplois plus ou moins bien rémunérés et dont les protections sociales sont plutôt faibles afin de satisfaire les demandes de cette nouvelle main-d’œuvre en moyens. Ils sont souvent occupés par les femmes, les immigrés et les jeunes.
Le phénomène de la polarisation spatiale se décline de la façon suivante : il se vérifie sur le plan mondial entre les zones urbaines pleinement intégrées à la nouvelle économie et le reste du monde, anciennes villes industrielles et campagnes déshéritées du Tiers-Monde; sur le plan interne aux États-nations, il s’observe entre les grandes métropoles économiques d’un côté et les villes industrielles en déclin de l’autre; et sur le plan intra-urbain, entre les quartiers d’affaires et résidentiels luxueux à l’une des extrémités et les zones désaffectées et les quartiers populaires à l’autre extrémité. L’étude de Sassen (1996) sur la ville globale offre des explications pénétrantes quant aux forces structurelles sous-jacentes à cette reconfiguration géographique des inégalités mondiales. Elle explique en effet que l’éparpillement géographique des sites de production et des marchés d’une entreprise s’accompagne simultanément d’un besoin accru de centralisation afin d’assurer une gestion efficace de l’ensemble du processus (Sassen, 1996 : 199). Certaines grandes métropoles émergent alors en tant que lieux stratégiques de cette centralisation, en raison à la fois du bassin de main-d’œuvre spécialisée qu’elles détiennent, des milieux d’innovation (universités, centres de recherche, etc.) dont elles sont déjà le siège, des firmes financières et des services spécialisés qu’elles abritent, etc. (Sassen, 1996 : 32). Ces villes sont déjà le foyer d’une main-d’œuvre hautement qualifiée à laquelle les entreprises peuvent recourir de manière plus ou moins spontanée et rapide, elles concentrent des services avancés à sous-traiter, des marchés financiers où investir et emprunter, et des connaissances grâce auxquelles innover. Pour toutes ces raisons, et comme en un effet d’entraînement, d’autres services et bureaux y prolifèrent, renforçant du même coup l’importance stratégique de ces sites urbains. Castells (2001 : 488) va dans le même sens lorsqu’il remarque que les « milieux d’innovation » 96 naissent dans les cadres urbains. Il note en effet que les principaux centres urbains du monde entier possèdent déjà, et de manière concentrée, les éléments à la source des innovations : le capital (la haute technologie exigent de lourds investissements), la main-d’œuvre (composée de scientifiques et d’ingénieurs) et les matières premières (c’est-à-dire les connaissances et le savoir).
Or, avec le développement de l’entreprise en réseaux comme forme organisationnelle type de la nouvelle économie, ces zones urbaines sont interreliées en un vaste réseau mondial (Sassen, 1996; Castells, 2001; Veltz, 1996) et laisse apparaître une hiérarchie planétaire des villes (Sassen, 1996 : 448). Castells (2001 : 490) précise néanmoins que cette hiérarchisation territoriale fluctue au gré du volume de capitaux, de main-d’œuvre et d’informations qui les traversent. En d’autres termes, les pôles d’innovation les plus dynamiques se déplacent, engendrant à chaque fois une reconfiguration du réseau. Malgré ce caractère changeant, la nouvelle économie donne à voir une polarisation spatiale des inégalités à l’échelle mondiale entre des mégacités où sont concentrées les ressources (capital financier, main-d’œuvre hautement qualifiée, services avancés, équipements technologiques et informatiques) et les autres régions du monde (zones industrielles en déclin, campagnes déshéritées) qui ne sont pas le siège d’une production de valeur ajoutée. Il va de soi que cette nouvelle configuration géographique – où le centre est constitué des villes mondiales et la périphérie des régions moins actives et compétitives au regard de l’économie informationnelle – a des répercussions tant infra-nationales que infra-urbaines.
Tout d’abord, le mouvement d’interconnexion entre les grandes villes technologiques du monde a pour effet corollaire leur déconnexion de leur arrière-pays respectif (Sassen, 1996). « Être globalement connectés et localement déconnectés, physiquement et socialement, tel est le trait qui caractérise les mégacités, cette nouvelle forme urbaine » (Castells, 2001 : 503). Non seulement ces villes concentrent-elles les fonctions planétaires de gestion et de direction, mais elles rassemblent également les médias et détiennent par conséquent le pouvoir politique et idéologique. À titre d’exemples, New York est devenu le noyau du développement économique du Midwest états-uniens au détriment de Détroit, qui était jusqu’alors le centre de la production industrielle (Sassen, 1988 : 23). Alors que l’économie mondiale est un véritable moteur pour Londres, les villes industrielles du reste du pays connaissent un déclin. Et pendant que Tokyo concentre la majorité des secteurs économiques en expansion, l’économie du centre industriel et ancienne première ville du Japon, Osaka, s’est effritée (Sassen, 1996 : 238-239). À l’échelle de l’État-nation, donc, un décalage s’observe entre les villes technologiques d’un côté, milieux d’innovation en plein essor, et les anciennes villes industrielles de l’autre. Les premières concentrent les capitaux et une main-d’œuvre qualifiée aux revenus et au pouvoir d’achat élevés tandis que les secondes connaissent un véritable démantèlement avec des délocalisations d’entreprises, des mises à pied et le taux de chômage qui leur est subséquent.
Ensuite, les espaces urbains connaissent également une réorganisation spatiale binaire de leurs inégalités. Toujours dans la même étude sur la ville globale, Sassen (1996 : 284) note que les trois métropoles économiques de New York, Londres et Tokyo sont témoins, parallèlement à l’essor de certains secteurs de pointe, d’une décroissance d’autres secteurs et de pertes d’emplois. Ce double mouvement de croissance et de décroissance de l’économie entraîne en parallèle une occupation de l’espace à deux modes : d’un côté, un processus de gentrification, c’est-à-dire de réhabilitation des quartiers et des immeubles décrépits du centre-ville qui seront ensuite investis par les classes supérieures dont les revenus sont suffisants pour payer les nouveaux loyers; de l’autre, un appauvrissement accru des quartiers pauvres situés dans la proche couronne et une concentration des populations ethniques (Sassen, 1996 : 354). Ainsi, parallèlement à l’organisation bipolaire des emplois (prestations de services fortement rémunérés vs emplois subalternes sous-payés), les classes moyennes s’effilochent et disparaissent peu à peu de la ville (Sassen, 1988 : 22; 1996 : 17). Les banlieues françaises, les ghettos noirs des Etats-Unis ou les bidonvilles d’Afrique et d’Amérique Latine s’inscrivent dans cette logique.
Au sein de cette échelle spatiale à trois paliers (international, national, urbain), les territoires où se concentrent la plus grave misère sont désignés par Castells à l’aide de l’expression « trous noirs de la pauvreté » ou « quart-monde ». Castells (1999b : 189) renvoie ainsi aux « zones de la société où, statistiquement, il s’avère impossible d’échapper aux souffrances et aux destructions, dès lors que, d’une façon ou d’une autre, on y est entré ». Le quart-monde est structurellement produit par l’économie informationnelle, laquelle rejette les groupes d’individus et les territoires qui ne participent pas de plain-pied aux intérêts dominants. L’auteur insiste sur le fait que les trous noirs de la pauvreté peuvent se trouver au cœur même des pays les plus riches de la planète : « Les secteurs déconnectés sont culturellement et spatialement discontinus : au cœur des villes américaines et dans les banlieues françaises autant que dans les bidonvilles africains ou les campagnes déshéritées de la Chine ou de l’Inde » (Castells, 2001 : 58). Ces territoires et les populations qui s’y trouvent, s’ils sont coupés du système technologique et de la nouvelle économie globale, peuvent cependant être simultanément connectés aux grands réseaux criminels internationaux.
L’accroissement de l’écart entre le sommet de la hiérarchie à l’échelle planétaire s’observe donc non seulement entre les pays riches et les pays pauvres, mais aussi à l’intérieur même des pays riches et des pays pauvres, si bien que les traditionnelles oppositions « Nord vs Sud » ou « pays développés vs pays en voie de développement » ne conviennent plus. L’économie informationnelle, de par ses caractéristiques et sa dynamique même, génère de nouvelles formes d’exclusion selon le degré de connexité et la forme d’implication dans les secteurs dynamiques de l’économie tant des individus que des lieux géographiques. Ce que cette réalité donne à voir, c’est une reconfiguration globale des inégalités suivant un modèle à plusieurs centres et plusieurs périphéries. Le paradigme de la globalisation invite à une restructuration des catégories sociales.
Selon Sassen (1996 : 465), la tendance à la polarisation dans l’organisation du travail bouleverse l’agencement traditionnel des classes avec la croissance d’une strate à très hauts revenus à l’une des extrémités de l’échelle, et la paupérisation parallèle de certains fragments de la population à l’autre extrémité. L’organisation sur un mode bipolaire des emplois implique l’émergence de nouvelles formes de main-d’œuvre aux revenus fortement différenciés. Nous avons mentionné un peu plus haut que l’écart entre les plus riches et les plus pauvres ne cesse d’augmenter, principalement entre ceux qui participent directement à l’économie de pointe et ceux qui occupent des emplois subalternes. Sassen (1996 : 368; 1999 : 137) montre que l’inflation des revenus liés aux emplois informationnels a permis de nouveaux modes de consommation axée sur les biens et les services de luxe, ce qui a conduit à la formation d’une forme de « petite noblesse » à la culture « ultra-urbaine ». L’identité de cette nouvelle catégorie sociale est fondée sur la consommation ostentatoire, laquelle fonctionne comme signe d’identification et d’appartenance. Les appartements luxueux dans les vieux quartiers rénovés des villes européennes ou en plein centre-ville des métropoles américaines, la consommation de services sophistiqués, les demandes pour les meilleurs soins de santé et services d’enseignement pour les enfants, sont autant de signes de distinction de cette nouvelle élite. Par opposition, nous avons vu que ces services sophistiqués sont souvent rendus par une main-d’œuvre immigrée à bas salaire 97 :
‘On peut ainsi considérer que l’expansion du nombre des emplois à bas salaires, particulièrement prononcée dans les grandes villes, crée des occasions d’emplois pour les immigrés, même lorsque les nationaux – cols bleus ou cols blancs – connaissent un fort taux de chômage, parce que leurs emplois sont déclassés ou même expulsés du processus de production (Sassen, 1996 : 434) 98 . ’Dubet (2001 : 100) observe également une mutation de la structure des classes des sociétés industrielles. Dans une tentative de désigner les nouvelles catégories de population, il observe les compétitifs, ceux qui travaillent dans les secteurs les plus performants sur le plan international; les protégés, ceux qui arrivent à obtenir du pouvoir politique certaines protections face aux marchés (par exemple, les fonctionnaires); les précaires, c’est-à-dire les employés qui sont les premiers à subir les conséquences des délocalisations ou des mesures de flexibilité engagées par les entreprises; les exclus, ceux qui ne participent tout simplement pas, pour toutes sortes de raison, à la production. Selon Dubet, les deux premières catégories, privilégiées, s’opposent aux deux autres. À la polarisation professionnelle se juxtapose donc une polarisation des catégories de population sur le jeu de la différenciation de la participation au processus de production et de la différenciation des modes de consommation qui résultent de l’échelle des revenus.
Il découle de ces catégories sociales 99 des cultures et des identifications spécifiques ainsi que des formes d’occupation et de déplacements dans l’espace urbain et international qui donnent à la dimension spatiale un statut important dans l’analyse des inégalités sociales. L’espace n’est effectivement pas à négliger dans l’étude des rapports sociaux à l’heure de l’économie globale. D’une part, parce qu’une reconfiguration des inégalités sociales faites de centres et de périphéries multiples, comme nous l’avons vu, est actuellement à l’œuvre. D’autre part, parce que ces centres et ces périphéries sont traversés par leurs populations propres. Selon Castells, un espace des flux tend effectivement à se détacher et à s’opposer à un espace des lieux. L’espace des flux est un nouveau processus spatial défini comme « l’organisation matérielle des pratiques sociales du temps partagé qui s’effectuent au travers des flux » (Castells, 2001 : 511). Les flux sont les échanges économiques, politiques et symboliques réalisés grâce aux circuits électroniques (télécommunications, transports à grande vitesse) entre des acteurs sociaux dispersés géographiquement, le plus souvent dans les villes mondiales et autres sites stratégiques d’un point de vue économique. Les lieux qui sont placés en contact par l’intermédiaire de ces flux tendent à s’uniformiser, ce qui ne manque pas de contribuer au développement de repères d’identification et de styles de vie communs chez ceux qui les investissent : « La continuité d’un cadre spatial pour hommes d’affaires pourrait être le premier élément de la consolidation d’un groupe professionnel international » (Wagner, 1998 : 41) 100 . Par opposition, l’espace des lieux est un espace constitué de localités relativement isolées ayant leur identité propre. Ils peuvent être « socialement interactifs et géographiquement riches » (Castells, 2001 : 527), tel que le quartier parisien de Belleville, ou encore concentrer la misère, comme ces trous noirs du « quart-monde » identifiés plus haut. Alors que l’espace des flux serait celui de la population privilégiée, de la main-d’œuvre hautement qualifiée, mobile et connectée, qui participe à l’économie globale et qui a accès aux technologies de l’information et des communications, l’espace des lieux serait de plus en plus celui des masses enracinées, pour ne pas dire enfermées dans des lieux, des cultures et des histoires spécifiques. Les professionnels de la nouvelle économie constitueraient la seule main-d’œuvre véritablement globale, au sens où elle serait la seule à investir les réseaux globaux et à se déplacer géographiquement d’un lieu de production à l’autre. La majorité des travailleurs, pour sa part, resterait confinée à des sites localisés. Ces deux logiques spatiales contiennent le danger d’une éventuelle « schizophrénie structurelle » (Castells, 2001 : 529), c’est-à-dire d’une rupture de la communication sociale entre des populations aux univers socio-culturels et économiques parallèles. D’autres auteurs mettent aussi en garde contre l’effritement de la démocratie dans un monde où les élites mondialisées et déterritorialisées se retirent de tout débat public pour construire leurs propres institutions, à l’écart des masses populaires dont elles méprisent les valeurs (Lind, 1995; Lasch, 1996; Bauman, 1999) 101 . Si ces perspectives ont le mérite de souligner la considération sociale croissante dont bénéficient les savoir-circuler et se connecter en réseaux à l’heure de l’économie globale, elles omettent les réalités de la mondialisation par le bas et les processus de démocratisation progressive de l’accès à la socialisation à la mobilité.
Dans leur ouvrage Le nouvel esprit du capitalisme, Boltanski et Chiapello (1999), à partir d’une analyse approfondie de la littérature de management 102 , soutiennent que c’est effectivement la capacité de circuler et de créer du lien qui constituent aujourd’hui les critères de hiérarchisation des statuts sociaux. Alors que dans les années 60, on jugeait une personne en fonction de son efficacité, c’est-à-dire des résultats qu’on était en droit d’attendre d’elle étant donné la définition conventionnelle des tâches qui lui étaient affectées, aujourd’hui l’ordonnancement social des individus se fait à partir de leurs capacités personnelles à travailler sur une multitude de projets temporaires et successifs, et en cela à savoir franchir des frontières à la fois temporelles, spatiales et sociales. Par frontières temporelles, les auteurs entendent l’aptitude d’un individu à réactiver ses liens anciens et endormis; par la traversée des frontières spatiales, ils renvoient à la capacité d’une personne à entrer en contact avec d’autres éloignées dans l’espace, grâce notamment aux technologies des transports et des communications; par le franchissement de frontières institutionnelles ou sociales, enfin, ils signifient la capacité d’établir des ponts, c’est-à-dire une communication et une collaboration entre des milieux pourtant contigus en termes temporel et spatial, mais jusque-là séparés par des univers différents (Boltanski et Chiapello, 1999 : 175). Ainsi, les individus qui occupent les positions supérieures de la société seraient ceux qui savent entrer en relation, faire des liens, communiquer et discuter librement, ceux qui peuvent s’ajuster aux autres et aux situations, se coordonner dans des projets et différents dispositifs, ceux qui sont tolérants, ouverts, enthousiastes et curieux, qui savent s’engager et s’impliquer, voire même être en mesure de susciter l’engagement et l’employabilité d’autrui. En plus de ces qualités de sociabilité, ces individus sont mobiles, ce qui signifie qu’ils sont adaptables, flexibles, polyvalents et autonomes (Boltanski et Chiapello, 1999 : 168-173). Ces caractéristiques s’incarnent dans la figure des manipulateurs de symboles décrite par Reich (1993 : 163-164). Les personnes reléguées aux échelons inférieures de la société, voire celles qui sont exploitées, en revanche, ne savent pas communiquer, elles sont fermées et intolérantes, elles ont des idées arrêtées, elles sont autoritaires et incapables de compromis, elles n’inspirent pas confiance. De plus, elles sont inadaptables, immobiles et « locales », c’est-à-dire qu’elles sont enracinées et attachées à un lieu, à leur petit réseau, à leur statut. Ces personnes auraient une préférence marquée pour la sécurité et la stabilité (Boltanski et Chiapello, 1999 : 179).
Or, suivant cette logique selon laquelle les savoir-circuler sur de multiples territoires et les aptitudes à créer et à entretenir des réseaux sociaux délocalisés constituent des critères de différenciation sociale de première importance dans la nouvelle économie, force est de constater que ces ressources et compétences ne sont pas l’apanage exclusif – bien que celles-ci possèdent des prédispositions qui leur sont favorables – des populations les plus privilégiées culturellement, scolairement et économiquement. Le phénomène de la « mondialisation par le bas » met en effet en scène des populations a priori moins privilégiées mais qui sont néanmoins mobiles et interconnectées à des espaces transnationaux (Portes, 1999). Nous avons vu que les études de Tarrius (1992; 2000; 2002), par exemple, font état de travailleurs et de petits entrepreneurs migrants en provenance du Maghreb qui arrivent également à tirer profit de leurs mobilités et de leurs interactions avec d’autres territoires. D’autres études montrent le recours fréquent aux technologies des communications d’une diversité de plus en plus grande de populations migrantes, comme c’est le cas par exemple des sans-papiers et des migrants économiques roumains en situation de précarité étudiés par Diminescu (2002). L’espace des flux ne serait donc pas exclusivement réservé à la main-d’œuvre la plus qualifiée. Martin et al. (2003 : 281) émettent par conséquent l’hypothèse qu’il existerait plusieurs élites de la mondialisation, c’est-à-dire plusieurs catégories de population qui parviendraient à occuper les échelons supérieurs de la société grâce à leur mobilité spatiale et à leur inscription dans les réseaux de la nouvelle économie.
De plus, si le cosmopolitisme et la mobilité des élites sont loin d’être nouveaux, il semble que la transmission de compétences internationales tende progressivement à passer d’un modèle de reproduction familiale – caractéristique de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie – à un modèle institutionnalisé, c’est-à-dire dont les apprentissages sont de plus en plus pris en charge par les institutions (Wagner, 1998 : 72) 103 . Nous assistons effectivement à une certaine démocratisation de l’accès à des modes de socialisation à la circulation et à la communication interculturelle, notamment au sein des entreprises (lesquelles organisent les carrières internationales de leur personnel cadre) de même qu’au sein des écoles internationales, où les élèves apprennent une multitude de langues, composent avec une diversité de pratiques culturelles et s’adaptent à une pluralité de situations interactionnelles (Wagner, 1998; Pierre, 2003a). Les phénomènes d’internationalisation de l’éducation et d’institutionnalisation de la mobilité internationale, objets du prochain chapitre, s’inscrivent dans ce processus de généralisation de l’accès aux ressources spatiales et à des compétences dites internationales.
Selon Boltanski et Chiapello, l’injustice sociale du monde actuel découle de ce que les épreuves en fonction desquelles la valeur des personnes est désormais jugée ne sont pas clairement définies et donc légitimées. Si nous convenons que le principe au nom duquel sont distribués les statuts sociaux et les individus qui les détiennent n’est plus l’efficacité mais ceux de la mobilité et de la connexité, il faut admettre que les règles du jeu ont bel et bien changé. Ceux qui, par chance, possédaient déjà certaines prédispositions en faveur des transformations globales de l’organisation du travail et de la vie sociale s’en trouvent, par conséquent, avantagés :
‘Certains êtres bénéficient d’avantages liés à leur enfance (leurs parents ayant souvent déménagé, ils ont développé par exemple une grande capacité d’adaptation à des situations différentes), ou à leurs revenus (ils ne sont pas particulièrement doués pour la mobilité mais peuvent en revanche payer partout des services d’aide individualisée : chauffeurs, interprètes, etc.) et ils sont donc avantagés par rapport à l’épreuve connexionniste, non parce qu’ils auraient consentis un sacrifice (mérite) mais parce qu’ils disposent d’autres ressources. Leur victoire ne peut être légitime dans ces conditions (Boltanski et Chiapello, 1999 : 488).’De fait, les individus qui n’en sont pas à la première génération d’expatriation – c’est-à-dire dont les parents ont vécu successivement dans plusieurs pays – ont davantage que les autres un mode de vie marqué par des comportements internationaux : ils ont plus souvent fait un mariage mixte, ils ont des frères et sœurs établis à l’étranger, etc. (Wagner, 1998 : 114-116; Verquin, 2000 : 293). Il semble qu’une hiérarchisation ait lieu au sein des cadres internationaux selon l’ancienneté – ou la précocité – de leur rapport à l’international, ceux ayant reçu cette culture en héritage constituant les membres les plus légitimes. Néanmoins, les précisions apportées précédemment consistent surtout à porter l’attention sur l’idée que les valeurs selon lesquelles s’ordonnent hiérarchiquement les sociétés contemporaines, si elles sont à la source de nouveaux modes de production d’inégalités sociales, peuvent aussi être des opportunités appropriées par des catégories de population qui auraient auparavant été objectivement considérées désavantagées dans le jeu des forces sociales. Les transformations matérielles et idéologiques du monde actuel bouleversent les structures de contrainte et d’opportunité et donnent à voir des pratiques et des représentations inédites de la part des acteurs sociaux.
Le phénomène de la globalisation économique – lequel se caractérise à la fois par la globalisation des marchés financiers, l’extension du commerce à l’échelle mondiale et l’internationalisation de la production – engendrent d’importantes transformations des conditions de travail au sein des sociétés industrielles. Les restructurations économiques à l’échelle du monde, rendues possibles grâce à la révolution technologique, ont donné naissance à un nouveau type d’organisation et de management : l’entreprise en réseaux. La productivité repose désormais sur l’innovation, et donc sur la capacité à générer et à traiter de nouvelles connaissances. La rentabilité des investissements et l’obtention des profits dépendent en grande partie de la flexibilité, tant celle des entreprises que celle de la main-d’œuvre.
Les conséquences de ce nouveau paysage économique sur les conditions de la vie sociale sont nombreuses et diverses. Au sein des sociétés industrielles seulement, elles exigent des qualifications et des niveaux d’éducation toujours plus élevés. Elles prennent la forme d’un chômage soutenu, notamment chez les jeunes. Elles se dessinent par une précarisation accrue des emplois non qualifiés, mais aussi, notamment en raison de la rapidité des changements d’organisation et de production, des tâches qualifiées. Elles entraînent une baisse de la syndicalisation et une individualisation du travail qui provoquent à leur tour une baisse des protections sociales. Par conséquent, l’embauche et les conditions d’avancement se font de plus en plus sur la base de critères personnels, l’instabilité et l’incertitude augmentent, l’angoisse et les crises d’identité sont fréquentes au sein de la population des travailleurs. La mise au travail de certaines catégories de main-d’œuvre, particulièrement les jeunes, est ralentie et ponctuée d’emplois précaires, de périodes de chômage et de non-activité. Les inégalités entre les professions, les niveaux économiques et les espaces tendent à la polarisation. De nouvelles catégories sociales se forment, bouleversant l’ancienne stratification sociale.
Loin de disparaître avec ces bouleversements économiques à l’échelle mondiale, le travail continue d’être au centre de nos sociétés occidentales contemporaines nées du capitalisme. Il est une activité par laquelle sont toujours organisés les statuts et les rôles sociaux et il intervient d’une manière ou d’une autre dans l’itinéraire biographique des individus et leur processus de développement identitaire. Plus encore, la période actuelle de profondes transformations dont les modalités ont ici été exposées fait sans doute de l’activité économique un trait d’autant plus majeur de nos sociétés que le système de classifications sociales est chamboulé, les repères sont brouillés, et les règles de distribution sociale ont changé. Au milieu de ces changements, la mobilité et la connexité tendent à s’ériger en véritables valeurs sociales. Les individus circulent-ils dans l’espace des flux ou sont-ils confinés, immobiles, à l’espace des lieux? Ainsi, l’une des dimensions de la vie sociale traditionnellement négligée par la sociologie semble particulièrement gagner de l’importance : l’espace spatial, et plus précisément le rapport qu’ont les acteurs sociaux à l’espace, apparaît comme l’un des facteurs majeurs de stratification sociale. Analyser les inégalités sociales implique la prise en considération de plus en plus marquée de la « position dans » et du « rapport à » l’espace des individus et des collectivités.
C’est dans ce contexte général que s’inscrivent les phénomènes de l’internationalisation de l’éducation et de l’institutionnalisation croissante de la mobilité internationale des étudiants. Nous verrons au prochain chapitre que les acteurs politiques et institutionnels multiplient les dispositifs de soutien à la mobilité étudiante internationale dans le but notamment d’offrir à leur future main-d’œuvre la formation la plus adaptée possible aux nouvelles exigences des marchés du travail et de permettre à leur économie nationale, par cette circulation mondiale des savoirs, d’entrer sur la scène de la compétitivité internationale.
Voir également Sassen (1996 : 16), qui définit la polarisation comme la distribution des revenus, des emplois et des modes de consommation sur un mode bipolaire.
Cette nomenclature regroupe les catégories suivantes : « Emploi de direction ou profession libérale », « Soutien technique, commercial ou administratif », « emploi de service », « ouvrier ou opérateur » et « transports et manutention ». Les catégories sont fondées sur les différents niveaux de statut économique et social (qui dépendent en gros du prestige et des revenus liés à l’emploi) et ont été systématisées en 1943 par le Bureau of Census américain (Reich, 1993 : 159).
Le traducteur s’est permis d’inventer ce mot en langue française afin de transposer le plus fidèlement possible la pensée de l’auteur. Nous avons choisi de le reprendre tel quel.
Il définit le milieu d’innovation comme « un ensemble spécifique de relations de production et de gestion fondé sur une organisation sociale partageant, dans l’ensemble, une certaine culture du travail et des objectifs opérationnels visant à générer des connaissances, des procédés et des produits nouveaux » (Castells, 2001 : 486).
Selon Sassen (1996 : 439), l’immigration des travailleurs est à la fois déclenchée par l’internationalisation des économies et encouragée par l'incorporation des nouveaux arrivants dans les secteurs précaires des économies des lieux d’accueil.
Domenach et Picouet (1995 : 62) parlent de migrations en cascade engendrées par la nouvelle organisation internationale du travail, qui se traduit par l’insertion des travailleurs immigrés dans les secteurs d’emploi abandonnés par la main-d’œuvre locale, cette dernière étant partie dans la mégapole ou à l’étranger en quête d’une amélioration de son niveau de vie.
Castells (1999a : 409-410) soutient qu’avec la restructuration des sociétés salariales et l’individualisation du travail qui l’accompagne, la structure de classe propre à la société industrielle se dissout. En effet, il n’y a plus de lutte entre le prolétariat et le groupe détenteur des moyens de production, mais des revendications variées de groupes d’intérêts et des révoltes, parfois aveugles, contre l’injustice générale. Dubet (2001 : 100) partage cette idée selon laquelle nous assistons à un brouillage des classes, c’est pourquoi il tente d’identifier autrement que par les catégorisations classiques en termes de classes (ouvrière/ moyenne/ bourgeoise) les catégories de population qui tendent à émerger des sociétés industrielles actuelles. Pinçon et Pinçon-Charlot (2003) affirment cependant qu’il existerait encore au moins une classe sociale, la grande bourgeoisie, puisque celle-ci vit toujours de la plus-value tirée de la production (même si leur propriété des moyens de production peut être moins évidente qu’à l’ère du capitalisme industriel) en plus d’avoir conscience de son existence (elle entretient précautionneusement ses frontières et se préserve des promiscuités d’avec les autres groupes).
Les hôtels, les gares et les aéroports ont effectivement des formes architecturales qui transcendent de plus en plus les particularités historiques et culturelles (Castells, 2001; Tarrius, 1992). Les individus qui participent à ces diverses formes d’échange peuvent ainsi se sentir « comme à la maison » peu importe où ils se trouvent dans le monde. Selon Castells, ces personnes développeraient un style de vie a-historique et a-national, c’est-à-dire dont les caractéristiques s’apparentent de moins à moins aux pratiques culturelles des sociétés singulières (Castells, 2001 : 517).
La mobilité dont bénéficie « les gens qui investissent » – ceux qui détiennent le capital, l’argent que nécessite l’investissement – entraîne un désengagement du pouvoir à l’égard de toute obligation, phénomène qui prend une forme nouvelle, d’une radicalité jamais vue jusque-là : plus de devoirs à l’égard des employés, ni même des plus jeunes et des plus faibles, à l’égard des générations à venir, de la préservation des conditions de vie. […] Ne pas avoir à assumer les conséquences de ces actes, voilà peut-être le bénéfice le plus précieux et le plus recherché que la nouvelle mobilité offre au capital flottant, sans attache locale (Bauman, 1999 : 20).
Les auteurs justifient ce choix à l’aide de plusieurs arguments. Premièrement, dans la mesure où cette littérature ne dit pas ce qu’est la réalité mais prescrit ce qu’elle devrait être, où elle vulgarise (en s’appuyant d’ailleurs sur des recherches scientifiques) des modèles et des valeurs, où son contenu est relativement homogène, elle est un important véhicule de diffusion idéologique. Elle transmet des justifications qui permettent aux dirigeants de faire face aux critiques que leurs décisions et leurs nouvelles pratiques de gestion et d’organisation peuvent susciter. Deuxièmement, ce choix s’inscrit dans la continuité de celui effectué auparavant par Max Weber dans son étude sur l’esprit du capitalisme, lequel s’est penché sur des ouvrages de conseils répandus à l’époque. Weber a d’ailleurs observé les premières justifications du capitalisme dans les propos tenus par Benjamin Franklin (Boltanski et Chiapello, 1999 : 94-97).
Si, par exemple, l’apprentissage de langues étrangères des enfants de la grande bourgeoisie a longtemps eu cours grâce au recours à une nurse étrangère (de Saint-Martin, 1993 : 184), Pinçon et Pinçon-Charlot (2003 : 76) précisent que « [p]lus tard, les grands collèges internationaux prendront le relais ».