4. Les études sur la mobilité étudiante internationale

Les études sur les mobilités étudiantes internationales, si elles sont anciennes aux États-Unis, sont plutôt récentes en Europe (Altbach et Wang, 1989 : 4). Au cours des décennies 60, 70 et 80, elles ont surtout porté sur les flux en provenance des pays en voie de développement vers les pays industrialisés, le plus souvent dans une perspective d’exode des cerveaux. C’est surtout à partir de la fin des années 80 et le début des années 90 – sans pour autant que cela ne s’accompagne d’un désintérêt pour le problème du « brain drain » – que les mobilités d’étudiants occidentaux ont commencé à retenir l’attention des chercheurs.

Les travaux empiriques en termes d’exode des cerveaux s’intéressent aux diverses dimensions du phénomène. Tant les facteurs répulsifs et attractifs pouvant expliquer les départs à l’étranger que les conditions de retour et de non-retour au pays d’origine et les incidences économiques d’un tel phénomène sur les sociétés de départ, ont fait l’objet de recherches. Les approches théoriques empruntées dans chacune de ces études varient. Certaines inscrivent la migration pour études et l’émigration de personnes hautement qualifiées dans une perspective structuraliste. Elles expliquent le départ du pays d’origine et le non-retour des expatriés par le développement du capitalisme économique et l’inégale répartition des richesses et des ressources éducatives dans le monde (Hoek, 1970; Piore, 1979; Cheng et Bonacich, 1984). Cette perspective a l’avantage de lier la question du développement des systèmes éducatifs à celle des richesses (Ritterband, 1978) et d’évaluer ses conséquences négatives sur les populations sédentaires des pays quittés (Feld, 1982). Elle a toutefois l’inconvénient d’accorder peu d’attention aux actions et aux représentations que les acteurs ont de leur expérience, soit leurs motivations initiales, leurs stratégies, leurs aspirations individuelles et familiales à long terme. La mobilité des étudiants du Tiers-Monde et la question de leur retour ou non dans leur pays d’origine apparaît ainsi comme une contrainte engendrée par des forces macroéconomiques qui les dépassent.

D’autres recherches situent également le phénomène dans une perspective économique, mais cette fois en faisant appel au modèle néoclassique (Sjaastad, 1962; Myers, 1972; Todaro, 1976). Plutôt que de considérer la mobilité des étudiants du Tiers-Monde comme le fruit de l’exploitation et du maintien des inégalités inhérents au fonctionnement du système capitaliste, ils empruntent une approche individualiste afin de montrer que le départ à l’étranger et la décision de rester au pays d’accueil ou de rentrer chez soi au terme des études est le résultat d’un calcul rationnel de la part des individus. Ainsi, le phénomène de la mobilité internationale des étudiants des pays du Sud apparaît moins engendré par l’inégal développement des structures éducatives et des marchés du travail que par un calcul rationnel des coûts et des bénéfices de la part des individus et de leur famille. Si, contrairement à l’approche structuraliste adoptée dans les études précédentes, ces recherches ont l’avantage de tenir compte des intentions et des comportements des acteurs sociaux, elles sous-estiment grandement les cadres contraignants dans lesquels ils se trouvent. En plus, en abordant le phénomène en termes essentiellement économiques, elles négligent ses dimensions politiques, sociales, culturelles et identitaires.

C’est pour palier à ces insuffisances que d’autres chercheurs ont étudié les migrations pour études en tenant compte à la fois des représentations des étudiants et des conditions structurelles dans lesquelles ils évoluent (Lakshmana, 1979; Diambomba, 1989). Lee (1966), lorsqu’il propose de comprendre les causes des migrations du Tiers-Monde, montre qu’entre les facteurs attractifs et répulsifs propres aux contextes structurels des pays de départ et d’arrivée interviennent des facteurs intermédiaires (distance, coûts, etc.) et des facteurs personnels (tels que les représentations de l’étranger et le sentiment d’appartenance au pays d’origine). L’importante étude comparative réalisée par Glaser et Habers (1978) entre divers pays et diverses populations, pour sa part, appuie ses analyses des causes de départ, de retour et de non-retour sur une multitude d’aspects subjectifs (motivations de départ et de retour, capacités d’adaptation, etc.) et objectifs (classe sociale d’origine, contextes salariaux, etc.). Ces études montrent la complexité du phénomène de la mobilité étudiante internationale et la nécessité, afin de bien le comprendre, de le saisir dans ses multiples dimensions.

Aux perspectives en termes de fuite des compétences se sont ajoutées, au cours des années 80, des études sur les conditions d’accueil et d’adaptation des étudiants ainsi que des recherches sur les effets d’apprentissage d’un séjour à l’étranger. Bien que ces questions n’étaient pas absentes des problématiques antérieures, et bien qu’elles n’évacuent pas les préoccupations engendrées par l’exode des cerveaux, la nouveauté provient ici du fait que les chercheurs, dans la perspective d’une multiplication des programmes institutionnels d’échanges académiques internationaux, s’intéressent de plus en plus aux étudiants occidentaux 148 . Ces études plus récentes oscillent généralement entre une approche psychosociologique de l’adaptation interculturelle et des apprentissages (notamment linguistiques), et une approche institutionnelle et organisationnelle s’apparentant à des évaluations de programmes de mobilité (Teichler, 1996 : 339-340).

Parmi les recherches sur les conditions de séjour et d’adaptation, certaines partent du postulat que l’arrivée dans un contexte inconnu est en soi une expérience traumatisante et s’attachent donc à identifier les variables personnelles, interactionnelles et contextuelles susceptibles de faciliter ou de contrevenir à la réussite du séjour (Klineberg et Hull, 1979; Brown, 1986; Kim, 1988; Wiseman et al., 1989). Elles évoquent des facteurs comme les motivations de départ et le degré de préparation, la personnalité (anxiété, timidité, etc.), la quantité, la variété et la qualité des relations avec les indigènes une fois sur place, le niveau initial de connaissance de la langue, les expériences interculturelles antérieures, le degré de distance entre les cultures d’origine et d’accueil. D’autres refusent de concevoir le séjour d’études à l’étranger comme étant a priori traumatisant et montrent les compétences, notamment le rôle majeur joué par le « capital linguistique » et les compétences communicatives mises en œuvre par les jeunes afin de faciliter leur adaptation (Murphy-Lejeune, 1998). La majeure partie de ces études sont réalisées selon une approche psychosociale et accordent une part importante à la langue comme fondement du rapport interculturel. Bien qu’elles tiennent compte également des structures susceptibles de conduire à une bonne ou à une moins bonne adaptation à l’étranger, elles accordent la priorité à la dimension psychologique de l’expérience.

Lorsque les recherches ont pour objet d’identifier les conditions structurelles favorisant ou contrevenant au bon déroulement d’une mobilité étudiante internationale, elles tendent cette fois à privilégier les contextes politiques et institutionnels et à négliger la dimension subjective de l’expérience (Barber et al., 1984; Kinnel, 1990; AUCC, 2000; Cohen, 2001; Coulon et Paivandi, 2003; Breton et Lambert, 2003; Houguenague et Vaniscotte, 2003; CNDMIE, 2004). Ces recherches sont d’ailleurs souvent initiées par les diverses organisations européennes, nationales, régionales ou universitaires chargées de promouvoir la mobilité étudiante internationale. Elles s’intéressent aux infrastructures de soutien à la mobilité internationale dans les universités 149 aux conditions de logement et de financement des études ainsi qu’aux attitudes générales de la société à l’endroit des étrangers. Elles ont pour objectifs d’évaluer les programmes, de repérer les obstacles entravant la mobilité étudiante internationale et d’identifier les solutions facilitant l’accès et le bon déroulement de l’expérience à un nombre toujours plus grand de personnes. Le problème est qu’en plaçant l’accent sur l’évaluation, la promotion et l’amélioration organisationnelle de la mobilité étudiante internationale, ces recherches négligent les actions individuelles des étudiants et la conception qu’ils se font de leur expérience. À un point tel que, dans certains cas, le phénomène en perd sa finalité : la mobilité étudiante internationale finit parfois par se réduire à de purs échanges statistiques entre établissements d’enseignement et entre pays, sans égard aux objectifs poursuivis par la promotion d’une telle entreprise ni à la manière dont les principaux concernés vivent leur expérience.

En ce qui concerne enfin les études qui s’attardent aux incidences d’un séjour à l’étranger sur l’étudiant, les unes concentrent leur attention sur les compétences linguistiques, culturelles et personnelles acquises (Klineberg et Hull, 1979; Martin, 1989; Carlson et al., 1990; Kauffmann et al., 1992; Murphy-Lejeune, 1998; Papatsiba, 2002) alors que les autres s’intéressent à ses effets sur l’insertion en emploi (Teichler et Maiworm, 1994; Di Vito et Pichon, 2003). Ces recherches partent du postulat que l’expérience du séjour à l’étranger est un processus d’apprentissage et de développement personnel et social (Acton et Walker de Felix, 1986). Celles qui s’intéressent à l’acquisition des compétences montrent que l’expérience d’une mobilité internationale dans le cadre des études intervient sur le développement intellectuel de l’étudiant (apprentissage d’une langue, nouvelle approche de la discipline scolaire, augmentation des connaissances générales), sur le déploiement de sa perspective internationale (représentations des cultures d’origine et d’accueil et meilleure compréhension des enjeux globaux) et sur son développement personnel (meilleure connaissance de soi, confiance en soi, autonomie, etc.) (Kauffmann et al., 1992). Elles font état, par exemple, des effets d’une expérience ERASMUS sur l’enrichissement de l’identité culturelle et de l’évolution personnelle de l’étudiant (Papatsiba, 2002). Ces recherches, à nouveau, s’inscrivent cependant dans une perspective psychosociologique qui accorde peu d’attention aux contraintes structurelles. De plus, elles sont réalisées à un moment spécifique de la trajectoire – durant le séjour ou peu de temps après le retour – et ne permettent donc pas d’évaluer les effets de l’expérience sur les actions ultérieures des jeunes et sur les séquences subséquentes, socialement identifiables, de leur parcours.

Les enquêtes réalisées pour le compte de la Commission européenne (Teichler et Maiworm, 1994) et de la région Rhône-Alpes (Di Vito et Pichon, 2003) constituent des exemples d’études qui se sont intéressées non seulement aux conditions de réalisation du séjour, mais aussi à ses incidences sur l’insertion professionnelle 150 . L’enquête menée par Teichler et Maiworm (1994) auprès de 1339 étudiants européens ayant participé à ERASMUS en 1988/89 rapporte que, trois ans plus tard, 71% d’entre eux considèrent que cette expérience a eu un effet positif sur l’obtention de leur premier emploi – premier emploi que 18% occupent, au demeurant, à l’étranger (Teichler et Maiworm, 1994 : 57). De plus, 78% affirment communiquer avec le pays d’accueil pour des raisons personnelles et 27% pour des raisons professionnelles, 50% reçoivent des visiteurs du pays d’accueil dans le cadre de leur vie privée et 13% dans le cadre de leur vie professionnelle, et 61% voyagent à des fins personnelles dans le pays qui les a accueillis pendant leur échange ERASMUS et 17% à des fins professionnelles. En somme, les anciens ERASMUS gardent un contact relativement étroit avec leur pays d’accueil (Teichler et Maiworm, 1994 : 82-83). Pour sa part, l’étude de l’OURIP analyse l’insertion professionnelle d’un échantillon représentatif d’étudiants rhônalpins de 2e et 3e cycles (DEA, DESS) universitaires qui sont partis étudier à l’étranger grâce à un dispositif institutionnel en 1997-1998. L’enquête évalue l’évolution de leur situation entre septembre 1998 et septembre 2001. Afin de mieux mesurer l’effet véritable du séjour, les chercheurs ont comparé ces étudiants à un groupe témoins de « non-partants » ayant cependant le même profil scolaire et social. Parmi les principaux résultats obtenus, le rapport montre que les étudiants « partants » poursuivent plus longtemps leurs études que ceux du groupe témoin et qu’ils obtiennent donc des diplômes de niveau plus élevé. Malgré des études plus longues, en septembre 2001 ils étaient en emploi dans une proportion légèrement supérieure que celle des non-partants. L’étude montre également que l’accès au premier emploi est plus aisé et rapide chez les jeunes mobiles et que leur salaire moyen est plus élevé. Si l’enquête réalisée par l’OURIP constitue une mesure intéressante du lien entre la mobilité étudiante internationale et l’insertion professionnelle, elle accorde peu de place à la dimension compréhensive du phénomène.

En somme, nous constatons que les objectifs visés par les gouvernements en matière d’éducation internationale, du moins en France et au Québec, consistent de plus en plus à attirer les élites des pays étrangers tout en fournissant à leurs citoyens les outils leur permettant de faire face aux transformations rapides des marchés du travail. La prégnance de ces objectifs tend à placer au second rang les initiatives traditionnelles de coopération Nord-Sud et de communication interculturelle, deux visions des échanges internationaux qui se voulaient moins mercantiles. En corollaire, nous assistons au passage de l’accueil d’étudiants en mobilité individuelle en provenance des pays en voie de développement à la promotion d’une mobilité institutionnalisée. L’adoption progressive d’un double langage au sein des instances de soutien à la mobilité en est une illustration : on parle de plus en plus de mobilité des étudiants étrangers, celle qu’on soupçonne avoir vocation d’immigration définitive, par opposition à la mobilité étudiante internationale, celle des étudiants en situation d’échange dans le cadre d’un accord (Slama, 1999). Parallèlement à ces changements, nous assistons à l’évolution des problématiques de recherche sur les migrations étudiantes. Aux travaux portant sur l’exode des cerveaux des pays en voie de développement s’ajoutent de plus en plus d’études sur les mobilités institutionnalisées d’étudiants occidentaux, plus particulièrement sur les modalités de leur adaptation culturelle et sur les conditions organisationnelles des séjours.

Dans la perspective qui est la nôtre, l’étudiant en situation de mobilité internationale ne tient pas que le rôle d’étudiant, comme si le séjour d’études à l’étranger formait un univers social à part. Bien qu’il soit distant spatialement de sa société d’origine, il continue à y tenir une place plus ou moins bien définie ainsi que certains de ses rôles. Comme nous le verrons, ce sont d’ailleurs parfois ces rôles sociaux « initiaux » qui sont à l’origine de sa décision de s’expatrier temporairement. De plus, la vie sociale du jeune à l’étranger, tout comme celle des indigènes, comporte plusieurs univers qui ne se résument pas à la seule vie étudiante. Qu’il soit à l’étranger ou dans sa société, l’étudiant possède des engagements multiples qu’il active en fonction des contextes. Son répertoire de rôles se voit d’ailleurs élargi par la multiplication des espaces spatiaux investis et certains de ces nouveaux engagements subsisteront à son retour. En d’autres termes, à travers son expérience à l’étranger, l’étudiant ne vit pas dans un espace-temps totalement coupé de son réseau, sans lien avec sa vie passée comme avec sa vie future. Par conséquent, nous ne concevons pas la mobilité internationale comme une expérience sociale en soi dont il conviendrait d’étudier les modalités d’adaptation interculturelle. La mobilité étudiante à travers un espace socioculturel (et chez certains, à travers plusieurs espaces) plus ou moins étranger à l’espace d’origine constitue une étape qui s’inscrit au cœur du cheminement spatial et de la socialisation professionnelle des jeunes.

Par ailleurs, les études structuralistes de la mobilité internationale pour études accordent peu d’attention aux aspirations personnelles des individus et de leur famille et à leurs capacités d’action et de stratégie. Une telle approche de la réalité suppose que le phénomène de la mobilité étudiante internationale est commandé, organisé et déterminé par les instances politiques et institutionnelles qui ont des intérêts à le favoriser, ce qui ne permet pas de saisir les efforts individuels pour contourner les contraintes lors de l’installation dans la société hôte, pour mobiliser des ressources extérieures aux programmes de mobilité ou pour détourner certains objectifs institutionnels. Poussée à l’extrême, l’approche structuraliste offre une vue de l’étudiant totalement dépendant des structures, que celles-ci soient économiques, éducationnelles ou sociales. Notre approche de la société comme interaction et processus indéterminé, puisqu’elle accorde une certaine marge d’interprétation et d’action aux individus, nous conduit à nous pencher à la fois sur les structures en procès et sur l’univers des significations des acteurs sociaux. À l’instar de Hughes, nous proposons maintenant de « montrer comment les éléments les plus ténus que peut recueillir un observateur informé sont interprétables à la lumière de ces processus globaux et des caractéristiques économiques, politiques, ou culturelles des sociétés étudiées » (Chapoulie, 1996 : 47).

Notes
148.

Nous ne sommes certes pas informée de toutes les études ayant été effectuées sur le sujet dans le monde. Déjà, entre 1984-1988, les recherches sur la mobilité internationale des étudiants se sont multipliées à un rythme effréné (Altbach et Wang, 1989 : 3). L’état des savoirs préparé par Coulon et Paivandi (2003) sur les étudiants étrangers en France rassemble un nombre impressionnant de mémoires et de thèses (nous en avons compté 47) qui portent sur le sujet. Ces travaux, dont la majeure partie a été soutenue après 1985, ne concernent que la France.

149.

Le nombre de programmes d’échanges et de bourses, la présence de bureaux d’information, les caractéristiques du personnel responsable des relations internationales de l’université, etc.

150.

De l’avis de Teichler (1996 : 351), dans son état des lieux des recherches sur la mobilité étudiante internationale, il s’agit d’une direction que devraient emprunter davantage les prochains projets de recherche.