CHAPITRE 5. LES MILIEUX FAMILIAL ET SOCIAL DE SOCIALISATION À L’INTERNATIONAL

« Le phénomène migratoire commence bien avant le déplacement physique, avec la prise de conscience d’un espace élargi » (Domenach et Picouet, 1995).

Les jeunes qui partent à l’étranger dans le but d’y suivre une partie de leur formation académique ont en commun d’être inscrits dans un programme d’études de niveau universitaire et d’avoir, de surcroît, des résultats au-dessus de la moyenne. Le fait de détenir un bon dossier scolaire constitue effectivement un critère de distribution des bourses tant pour le Conseil de la région Rhône-Alpes que pour le ministère de l’Éducation du Québec, et ce critère est encore plus resserré en ce qui concerne les Fonds FQRNT-FQRSC. Or, rappelons-le, la totalité des jeunes Français que nous avons rencontrés ont bénéficié d’une bourse de mobilité ainsi que la majeure partie des enquêtés Québécois, 12 d’entre eux seulement étant partis à l’étranger sans être soutenus par aucune bourse que ce soit 151 .

Nous savons par ailleurs que les enfants de cadres ont un accès meilleur à l’enseignement supérieur que les enfants d’ouvriers. En France, 69,4% des enfants d’enseignants et 64,8% des enfants de cadres supérieurs âgés entre 25 et 29 ans en 1997 ont un diplôme supérieur ou égal au bac. En revanche, seulement 12,2% des enfants d’ouvriers non qualifiés et agricoles atteignent le même niveau (Thélot et Vallet, 2000 : 11). Les constats sont similaires au Québec puisqu’au milieu des années 90, 55,7% des étudiants inscrits en premier cycle ont un père cadre ou professionnel contre 20,1% qui ont un père col bleu (Sales et al., 1997 : 28). Un coup d’œil au tableau suivant montre que les « cadres et professions intellectuelles supérieures » et les « professions intermédiaires » constituent également les catégories socioprofessionnelles du chef de famille les plus communes tant chez les enquêtés français que chez les enquêtés québécois.

Répartition des enquêtés selon la catégorie socioprofessionnelle du chef de famille
  Français Québécois
Cadres et professions
intellectuelles supérieures
10 16
Professions intermédiaires 13 13
Artisans, commerçants et
chefs d’entreprise
6 3
Employés 3 3
Ouvriers 8 4
Sans emploi 0 1

Total

40

40

Nous pouvons considérer que les individus qui nous ont livrés leur vécu sont plutôt privilégiés dans la mesure où ils disposent de ressources économiques, sociales et culturelles non négligeables de par la position de leur famille au sein de la structure sociale et dans la mesure où ils ont des qualifications scolaires.

Cela dit, ce ne sont pas tous les étudiants, même parmi les mieux pourvus économiquement et les plus doués académiquement, qui partent étudier à l’étranger durant leur formation universitaire. D’abord, nous avons déjà mentionné au chapitre 4 que seulement 2% de la population étudiante mondiale de l’enseignement supérieur se trouve à l’extérieur de ses frontières nationales d’origine. En France, cette proportion est estimée à 2,5% en 2002. Si les proportions québécoise et canadienne ne sont pas disponibles 153 , en nombre absolu il est évalué que 35 808 étudiants canadiens sont scolarisés à l’étranger en 2002, un nombre que les différents acteurs universitaires jugent faible (AUCC, 2000). Ensuite, les probabilités que les jeunes en mobilité étudiante internationale soient originaires des couches aisées de la population sont fortes puisque ceux-ci bénéficient déjà d’un meilleur accès à l’enseignement supérieur. Cette expérience ne leur est cependant pas exclusivement réservée. Le sondage réalisé par l’OURIP auprès des étudiants de la région Rhône-Alpes en 1997/98 relate que 35,5% des partants ont un chef de famille dans la catégorie « cadres et professions intellectuelles supérieures » (contre 32,2% de l’ensemble des inscrits) et 21,7% dans la catégorie « employés et ouvriers » (contre 21,0% des inscrits) (Pichon et al., 2002 : 17). Nous ne disposons malheureusement pas des données correspondantes pour ce qui est des étudiants partants québécois. Un regard au tableau précédent permet toutefois de réaliser que les catégories socioprofessionnelles des chefs de famille de nos enquêtés sont plutôt diversifiées, avec un certain nombre de pères français et québécois ouvriers ou employés.

L’ensemble de ces constats laisse à penser qu’il y a certainement des facteurs autres que ceux d’ordre macro social qui motivent ou démotivent au départ à l’étranger dans le cadre d’une formation. Bien entendu, il ne s’agit pas de négliger l’importance de la position des individus et des familles dans la structure sociale, dont les effets sur les pratiques de l’espace ont été identifiés par ailleurs (Rémy et Voyé, 1992). Mais le phénomène de la mobilité internationale dans le cadre des études ne peut pas se réduire à un rapport déterministe dont la cause serait à rechercher uniquement parmi des critères généraux. Les raisons du départ à l’étranger dans le cadre des études, les modalités d’appropriation et d’agencement des ressources nécessaires pour y arriver de même que la manière dont l’expérience s’inscrit dans le parcours de vie sont aussi à rechercher dans l’histoire individuelle et familiale de chacun. Le phénomène de la mobilité étudiante internationale doit être compris comme un processus complexe aux déterminations multiples, tant objectives que subjectives.

Partant du principe énoncé au premier chapitre, à savoir que la réalité sociale se comprend à la fois en termes structural et praxéologique 154 , nous analyserons dans ce chapitre les processus d’appropriation de l’espace international par les jeunes antérieurement à leur séjour d’études à l’étranger. Nous constaterons que si le potentiel de mobilité internationale des jeunes est différencié en fonction des ressources sociales, culturelles, économiques et spatiales disponibles dans leur milieu familial et social d’origine, notre approche en termes de contextes pluriels d’interaction et de socialisation donne une certaine marge de manœuvre aux acteurs sociaux et nous permet d’éviter d’aborder la réalité sous le mode de la reproduction sociale. Dit autrement, plutôt que de conclure à une relation déterministe entre la position sociale des individus et l’accès à la mobilité internationale, nous tenterons d’analyser les différentes modalités d’appropriation et d’agencement des ressources que les individus mettent en œuvre afin de se saisir de l’espace international. Nous comprendrons en quoi les stratégies individuelles s’ajoutent aux opportunités structurelles et institutionnelles ainsi qu’aux différents capitaux de la famille pour contribuer conjointement à l’accumulation progressive d’un capital spatial 155 . Ces premières analyses mettront également en relief les quelques distinctions qui apparaissent déjà entre les contextes sociétaux français et québécois quant aux pratiques de la spatialité.

Notes
151.

Ceux-là ont été rejoints par l’intermédiaire du service des relations internationales de leur université ou de l’OFQJ.

152.

Desrosières et Thévenot (2000) ont montré que l’usage des nomenclatures socioprofessionnelles peut être arbitraire dans la mesure où les modalités de leur construction sont tributaires du type d’organisation économique qui prévaut à un moment donné de l’histoire et des codifications qu’en font les États. Ainsi, les catégories ne sont pas tout à fait les mêmes entre la France et le Québec et ne recouvrent certainement pas les mêmes réalités. En France, les études en termes de stratification et de mobilité sociale font généralement appel à la nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles de l’INSEE. Au Québec et au Canada, deux instruments sont le plus souvent utilisés dans les études sociologiques sur la mobilité sociale : la typologie des classes sociales et la catégorisation des statuts selon le prestige (Langlois, 2003). Dans la présente étude, nous avons fait le choix de retenir la nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles de l’INSEE pour distribuer les enquêtés tant français que québécois. Cette décision découle de ce que nous détenions certaines données obtenues à partir de cette nomenclature, données qui viennent offrir un éclairage utile à nos analyses. Nous pensons notamment à l’enquête de l’OURIP sur les étudiants mobiles en région Rhône-Alpes, laquelle n’a malheureusement pas son pendant au Québec. Ajoutons qu’en dépit des imprécisions qui peuvent en résulter, cet usage a l’avantage de fournir une idée, même relative, des positions sociales d’origine de nos enquêtés. Pour plus de détails sur les catégories habituellement utilisées en France et au Québec, nous invitons le lecteur à consulter l’annexe 2 de la présente thèse.

153.

Se référer au chapitre 4 pour de plus amples explications à ce sujet.

154.

Nous voulons dire par-là que les individus ont accès à des fragments d’inventaire de rôles et à des ressources en fonction de leur position dans la structure sociale et de certains discriminants sociaux (âge, sexe, etc.), mais qu’ils disposent également d’une marge de manœuvre quant aux modalités d’usage et d’organisation de ces rôles et ressources.

155.

Le capital spatial est entendu à la fois comme un patrimoine d’espaces vécus et de compétences personnelles à la mobilité. Une définition systématique du concept a été présentée au chapitre 1.