1. Histoires de famille et production du capital spatial

Il apparaît avec évidence que le milieu familial constitue l’un des lieux primordiaux de production de dispositions à la mobilité internationale. Ce que certains chercheurs appellent le « potentiel de mobilité » d’un individu ou d’un groupe d’individus (Lévy et Lussault, 2003 : 623) est en effet étroitement lié aux pratiques concrètes et virtuelles de l’espace effectuées au sein de la famille et du milieu social d’origine. Par pratiques concrètes de l’espace, nous entendons ici les déplacements effectivement réalisés par les enquêtés en compagnie de leurs parents au cours de leur enfance et de leur adolescence. Ces mobilités familiales peuvent prendre la forme de vacances ou de longs séjours à l’étranger lorsque l’activité professionnelle de l’un des parents a conduit la famille à s’expatrier pendant un certain temps. Les pratiques virtuelles de l’espace créatrices d’un potentiel de mobilité, de leur côté, renvoient à la sphère du symbolique, de l’imaginaire. Certains enquêtés, s’ils n’ont jamais déménagé ou voyagé avec leurs parents à l’étranger, ont toutefois baigné pendant toute leur enfance dans des histoires liées au voyage et à des espaces lointains : leurs parents avaient immigrés, des voyageurs étrangers étaient accueillis régulièrement à la maison, on leur racontait les récits de voyages jadis effectués par des membres de la parentèle, tel ceux d’un grand-père parti à la guerre, d’une grand-mère pied noir, d’un oncle expatrié, d’une grand-tante « bohême », de parents « hippies » ayant sillonné les routes d’Europe ou d’Amérique dans leur jeunesse. Ces histoires familiales provoquent chez les jeunes une certaine ouverture culturelle ainsi qu’une grande curiosité pour l’ailleurs. Au même titre que les mobilités concrètes produisent des savoir-circuler, ces mobilités non actualisées engendrent des représentations élargies de l’espace d’action qui suscitent une ou plusieurs mobilités éventuelles. Ainsi, nous pouvons penser que plus le capital spatial d’une famille et de l’environnement social dans lequel elle baigne est élevé, c’est-à-dire que plus il y a de compétences liées à la capacité de se déplacer ainsi que d’espaces vécus, connus, voir reliés entre eux grâce à un réseau familial et social, plus le potentiel de mobilité individuelle du jeune qui en est issu le sera aussi.

D’autres enquêtés s’inscrivent pourtant en porte-à-faux avec les pratiques de l’espace propres à leur famille et à leur milieu social d’origine. Certains jeunes, dont les parents et la parentèle élargie sont peu mobiles et ont une représentation et un usage plutôt local de l’espace sont néanmoins partis à la découverte de terres inconnues. Le réseau de sociabilité, un sentiment profond de différence par rapport à la famille ou à l’environnement d’origine, la rencontre d’une personne significative, un voyage scolaire… sont autant de facteurs ayant éveillé ces individus à la découverte de l’ailleurs. Dans le cas de certains enquêtés, les circulations dans l’espace international s’inscrivent à l’encontre des aspirations de leurs parents et des normes au sein de leur cadre social immédiat. Si le potentiel de mobilité individuelle d’un individu est étroitement lié à la socialisation à la mobilité reçue au sein de la famille, il n’en est donc pas totalement dépendant. Des pratiques concrètes et virtuelles de mobilité peuvent se présenter à lui dans d’autres milieux de socialisation. Chez certains enquêtés, cette première mobilité en initiera d’autres, ce qui leur permettra de se forger progressivement un capital spatial similaire à celui de leurs homologues plus fortement disposés grâce à leurs ressources familiales à la mobilité internationale.

Examinons d’abord le rapport à l’espace réel et virtuel des membres de la famille et du milieu social d’origine des jeunes. Il s’agit de retracer les pratiques et les représentations spatiales qui, selon les enquêtés, font partie de leur socialisation première. Nous exposerons ensuite les formes d’accumulation progressive d’un patrimoine spatial et de compétences de mobilité développées de manière autonome par les jeunes, c’est-à-dire sans leurs parents. Cela nous permettra de comprendre pourquoi ils en sont venus à partir à l’étranger dans le cadre de leurs études et comment une socialisation précoce à l’international intervient dans la formation des carrières spatiales.