1.1 Famille d’expatriés, parents voyageurs, école internationale: la socialisation à l’international

Certains enquêtés français et québécois dont les parents sont également nés en France ou au Québec 156 proviennent d’un environnement où les déplacements à l’étranger font partie des pratiques actuelles ou passées de la famille immédiate et élargie. Pour ces jeunes, les pérégrinations en terres lointaines et inconnues font partie de l’ordre des choses : ils ont passé leurs vacances d’enfance ou vécu pendant un certain temps à l’étranger avec leurs parents; ils ont été fascinés par les récits d’aventures passées de leurs parents et de certains membres de leur famille; ils ont parfois été soumis à ces deux formes concrètes et symboliques de socialisation à la mobilité.

Parmi les jeunes qui ont vécu des pratiques concrètes de mobilité internationale dès leur plus jeune âge, ces déplacements prenaient soit la forme de voyages, lors des vacances familiales, soit la forme d’un ou plusieurs séjours prolongés lorsque l’un des parents s’expatriait dans le cadre de son travail. De fait, des enquêtés Français expliquent que leurs vacances d’été annuelles avaient lieu sur les plages d’Espagne ou du Portugal, parfois aussi celles du Maroc et de la Tunisie. Certains ont sillonné les routes d’Europe en voiture, occasionnellement jusqu’en en Grèce et en Turquie. Quelques-uns ont eu la chance de visiter l’Égypte, d’autres ont traversé l’Atlantique jusqu’aux États-Unis et au Canada. La plupart du temps, toutefois, les familles françaises voyageaient durant la période estivale pendant trois à quatre semaines sur le territoire européen : « Avec nous [les enfants], on est parti pas mal en France, en Italie, en Espagne. On a été en Angleterre, en Écosse » (Anna, 29 ans, Française). Au Québec, les enquêtés qui traversaient les frontières lors des vacances parentales le faisaient en majeure partie en direction des États-Unis, le plus souvent en Floride, dans certains cas aussi à New York ou en Californie. Quelques-uns ont néanmoins voyagé en Europe, la France étant la destination privilégiée.

Pour d’autres enquêtés, le déplacement à l’étranger fut de plus longue durée lorsque la famille, en raison du travail du père ou de la mère, s’est expatriée à l’étranger pendant un certain temps. Parmi nos deux groupes d’enquêtés, seuls quelques Québécois se trouvent dans cette situation, ce qui n’est sans aucun doute pas représentatif de la France puisque cette dernière connaît une longue tradition d’expatriation de ses cadres à l’étranger (Verquin, 2000). Uns explication plausible de cette distinction entre les enquêtés français et québécois se trouve peut-être dans leur répartition selon la catégorie socioprofessionnelle du père, les Québécois étant plus nombreux à avoir un père appartenant à la catégorie « Cadres et professions intellectuelles supérieures » (16 contre 10). C’est d’ailleurs le cas de la jeune Québécoise suivante, dont le père est un médecin spécialiste :

‘« Quand je suis née, mon père faisait encore ses études, il faisait sa spécialité. Et quand j’avais trois ans, au terme de ses études, il a fait une partie de sa sur-spécialité à Londres, le "Fellowship". Donc on est parti, moi j’avais trois ans, mon frère cinq, ma sœur sept ans. On est parti huit mois à Londres mais ça, j’ai très peu de souvenirs. J’ai fait un bout de ma maternelle là-bas. Après, on a déménagé à Montréal dans la maison où j’ai toujours grandi jusqu’à ce que je parte de chez mes parents. Ma pré-maternelle, maternelle, première année, tout ça, ça tout été, donc, au Québec. Là, après mon père a fait un échange, je ne sais pas exactement c’est quoi, il était chercheur invité à Lyon, on est parti un an et demi à Lyon. En fait, on est parti toute l’année scolaire plus un été, pas tout à fait un an et demi. Je suis partie à dix ans, quand je suis revenue j’avais 11 ans. Donc là, j’ai fait mon CM2 à Lyon… » (Edith, 29 ans, Québécoise).’

Il en va de même pour le jeune Québécois suivant dont le père, docteur en administration, est parti travailler pendant quelques années à l’Organisation mondiale de la santé. Cet extrait illustre bien combien cette expérience, bien qu’il en ait des souvenirs d’enfant un peu vagues, a été déterminante pour la suite de son parcours scolaire et spatial, notamment son passage à l’école internationale :

‘« Dans ma vie, j’ai habité trois ans au Danemark, de l’âge de sept à dix ans, avec mes parents. C’est sûr que ce qui fait rire mon père, c’est quand on discute des lieux. Moi je me rappelle où j’ai échappé de la crème glacée sur ma sœur mais je ne me rappelle pas de telle statue qui est connue dans le monde. […] Ça a aidé beaucoup, c’était une école internationale, on était en contact avec beaucoup de cultures. C’est là que j’ai appris mon anglais. Ils étaient aussi très conscients de l’ampleur internationale, donc il y avait, je pense que c’était en 4e année, chaque personne présentait aux autres élèves une fête nationale. Nous on a présenté le Carnaval de Québec, certains ont présenté le Nouvel An Chinois… » (Félix, 28 ans, Québécois).’

L’expérimentation d’une scolarisation dans une école internationale, même de courte durée, n’est pas à négliger dans l’évaluation des facteurs sous-jacents à une ouverture future sur le monde et des aptitudes personnelles à l’adaptation et à la communication interculturelles. L’étude de Wagner (1998) sur « l’immigration dorée en France » montre bien à quel point l’éducation prodiguée dans les écoles internationales, loin d’affaiblir les différences culturelles, oriente les apprentissages autour de cette diversité. En plus d’organiser des événements où les mets, la musique, les danses typiques du pays d’origine des élèves sont mis à l’honneur, elles organisent des rencontres informelles sur le modèle des Nations Unies ou du Parlement européen, rencontres au cours desquelles les élèves apprennent des rôles de décideurs politiques et de négociateurs. Les écoles internationales sont des lieux où on tente de former la future élite de la mondialisation (Wagner, 1998 : 62-63).

Les enquêtés qui se sont expatriés avec leur famille ont été forcés de s’ajuster au changement, de s’intégrer à un nouvel environnement scolaire, de se recréer un groupe d’amis loin de ceux du pays d’origine, de se soumettre à différentes habitudes culturelles ainsi qu’à l’apprentissage d’une autre langue. Non seulement cette expérience leur a-t-elle permis de développer très tôt dans leur socialisation des qualités d’adaptabilité, de flexibilité, d’autonomie et de sociabilité, mais ces expériences auront également eu, dans certains cas, un effet direct sur leur désir ultérieur de s’expatrier à l’étranger et/ou de retourner vivre dans le pays du séjour familial. La jeune Québécoise que nous avons présentée précédemment dit avoir choisi en toute connaissance de cause son programme de formation universitaire en vue de repartir un jour étudier en France :

‘« Comme j’avais déjà voyagé pas mal en Europe avec mes parents, plus le séjour qu’on avait fait à Lyon, et tout ça, j’avais toujours comme voulu retourner vivre là-bas. Ça, ça date de longtemps, longtemps. Quand j’ai commencé mes études en histoire, mon but c’était d’aller faire ma thèse en Europe » (Edith, 29 ans, Québécoise).’

Pour tous les enquêtés qui, dans leur enfance, ont vécu à l’étranger dans le cadre de l’expatriation de la famille, le père était cadre ou occupait une « profession intellectuelle supérieure ».

Par ailleurs, et cela nous amène à toutes les formes virtuelles de mobilité, c’est-à-dire à l’imaginaire, plusieurs jeunes ont été nourris par des expériences de voyages et des séjours à l’étranger vécus et racontés par des membres de leur famille. Certains enquêtés, s’ils ne se sont jamais déplacés à l’étranger avec leurs parents, font état des expériences de mobilité internationale de leurs grands-parents. La jeune femme française suivante, dont les parents sont sédentaires, souligne le caractère nomade de son grand-père maternel :

‘« Mes grands-parents par contre eux se sont expatriés plusieurs fois. Mon grand-père était un grand voyageur, il est parti en Australie après la Deuxième Guerre mondiale travailler dans les chemins de fer là-bas, sur les fermes, à l’aventure. Il est resté deux, trois ans, je pense. Ensuite, il a travaillé au Ghana, en Afrique, pendant six ans. Il était commercial dans une boîte d’électricité après avoir suivi une formation de quelques semaines au Danemark. Ma mère est née à Lyon et puis tout de suite après ils sont allés là-bas, pendant donc six ans. Et ensuite, ils sont revenus à Lyon, d’où était originaire ma grand-mère » (Gwénaëlle, 24 ans, Française).’

Cet extrait fait écho au récit de cet enquêté québécois dont le grand-père, à la suite de sa participation à la Deuxième Guerre mondiale, épouse une Hollandaise avec laquelle il s’installe au Québec :

‘« C’est l’histoire de la Deuxième Guerre. Mon grand-père était dans les Forces armées canadiennes, elle était une infirmière hollandaise, et puis les Canadiens ont libéré la Hollande. Donc ils se sont rencontrés quelque part là-bas. Je n’ai jamais vraiment su l’histoire parce que j’ai jamais connu mon grand-père, il est décédé avant que je naisse. Et ma grand-mère, c’est un sujet qu’elle n’aime pas trop. C’est quelque chose que je voudrais faire avant qu’elle ne soit plus là, c’est d’en parler avec elle. Je l’ai su par mes parents, tu sais des histoires, il avait ramené des items de la guerre, un couteau allemand qu’on avait chez nous, c’est plus dans mon imaginaire quasiment, je me suis imaginé comment ça s’est passé » (Benoît, 27 ans, Québécois).’

Bien qu’il ne connaisse que par bribes son histoire familiale, celle-ci a exercé un puissant effet sur son imaginaire d’enfant ainsi que sur sa propension à apprendre l’anglais, sa grand-mère maîtrisant mieux cette dernière langue que le français.

Par ailleurs, six jeunes Français ont des grands-parents qui ont déjà vécu au Maroc, en Tunisie ou en Algérie, et trois d’entre eux ont au moins un de leurs parents qui est né en Algérie et a émigré en France au moment de la guerre d’Indépendance. Bien qu’aucune de ces personnes n’ait visité le « pays » de naissance de leur parent, ce moment de leur histoire familiale relatif aux relations historiques franco-algériennes est présent d’une manière ou d’une autre dans leur vie : une grand-mère qui cuisine le couscous, un grand-père qui parle l’arabe, un père qui parle souvent de l’Algérie et qui rêve d’y retourner, etc. Ils ont fait naître chez les jeunes concernés une curiosité pour l’ailleurs, et ils expliquent sans détour que leur « envie de partir tout le temps » leur vient de ces migrations familiales antérieures.

Les récits familiaux d’expéditions à l’étranger créent un environnement de socialisation où non seulement le voyage apparaît comme une expérience réalisable à court ou moyen terme, mais où l’ouverture à l’Autre se traduit également par des contacts réguliers avec des étrangers au sein même de la société d’origine :

‘« Ma famille du côté de ma mère a toujours adoré voyager. Donc j’ai beaucoup d’oncles et tantes qui sont partis aux États-Unis pendant un an et la génération d’avant! Là où c’était bien plus difficile de le faire. Donc il y a l’esprit un peu pionnier, "je vais découvrir", qui existe dans cette famille-là. Donc j’ai été un peu favorisé dans cette famille pour aller voir ce qui se passe ailleurs. Et puis cette ouverture vers les autres, il y avait des étrangers qui venaient à la maison. J’avais un oncle dans le Juras qui avait été fiancé avec une Algérienne, avec une Américaine… qui est marié, maintenant d’ailleurs, avec une Polonaise. Il recevait déjà à l’époque très facilement des gens venant d’autres pays et eux allaient aussi dans d’autres pays et racontaient de temps en temps leur voyage avec les yeux dans l’éther et un grand sourire aux lèvres » (Mathieu, 27 ans, Français).’

Le souhait de partir à l’étranger a donc été grandement influencé par les récits d’aventure de certains membres de la parenté. Cette jeune Québécoise entendait parler des expériences internationales de ses cousines montréalaises, ce qui ne manquait pas d’exciter l’enfant originaire de la campagne qu’elle était alors :

‘« Je pense que ce qui m’a marquée d’abord, c’est plutôt une de mes cousines qui a fait un an, tu sais les échanges AIESEC, elle a fait ça un an en Équateur, ça m’avait bien gros fasciné. À partir de ce moment-là, j’avais envie un peu de faire comme elle. Et j’ai une autre de mes cousines qui a toujours beaucoup voyagé, mais plus à travers des échanges universitaires, à travers des projets de recherche. Elle, c’est un circuit plus tracé. L’autre cousine, tu sais, c’est plus bohème. C’était des cousines de Montréal, aussi, toujours très impressionnant! » (Isabelle, 25 ans, Québécoise).’

Cette enquêtée française a également été profondément émerveillée par les aventures d’une grand-tante d’origine russe à qui elle se souvient avoir occasionnellement rendu visite lorsqu’elle était petite :

‘« Une personne qui m’a beaucoup influencée, c’est une grand-tante qui habite Paris. C’est une femme qui a jamais eu d’enfants, elle a fait plein de voyages, elle est très cultivée. Mes parents m’amenaient à Paris, on allait lui rendre visite, et j’étais très fascinée, elle parlait de la Russie, elle avait des origines russes… J’avais envie, moi aussi, de raconter un jour des histoires aussi intéressantes. J’étais très fascinée, je devais avoir 5-6 ans » (Leslie, 31 ans, Française).’

Le passage où elle exprime le désir qu’elle avait à l’époque de pouvoir, elle aussi, « raconter un jour des histoires aussi intéressantes » n’est sans doute pas étranger à ses projets d’immigration. Au moment où nous l’avons rencontrée, des démarches afin d’émigrer au Canada, là où elle a séjourné un an pendant ses études, étaient en cours.

Dans plusieurs cas, les mobilités internationales que certains membres de la famille ont jadis vécues et racontées aux enquêtés se superposent à des expériences concrètes à l’étranger. En d’autres termes, les histoires ayant meublé l’imaginaire enfantin des jeunes accompagnaient aussi des pratiques effectives de mobilité internationale familiale. La Québécoise suivante, qui dit avoir beaucoup voyagé avec ses parents lorsqu’elle était petite – comparativement à ses amis dont les « parents étaient jamais allés en Europe » fait également mention du passé voyageur de ses parents :

‘« Mon père est prof d’anglais au secondaire et c’est lui qui s’occupe de tous les voyages d’échange. Donc depuis que je suis toute petite, mon père part régulièrement en Alberta, en France, en voyage d’échange. Et mes parents se sont rencontrés parce qu’il était conducteur d’une camionnette pour le club vacances, qui était un genre de camp de vacances de voyage en minibus qui existait dans les années 60, 70. Et ils sont eux-mêmes partis avec l’OFQJ quand ils avaient 18 ans. Donc, ça a toujours été un peu dans l’air » (Élise, 26 ans, Québécoise).’

Tout comme ses parents vingt ans auparavant, cette dernière partira pour Paris à l’aide d’un programme de l’Office franco-québécois pour la jeunesse.

Ces premières initiations réelles et idéelles à l’espace international se retrouvent de manière encore plus significative chez les enquêtés qui ont des origines étrangères, soient parce que leurs parents ont immigrés en France ou au Québec, soit parce qu’ils ont été adoptés par une famille française ou québécoise. Pour eux, l’ailleurs fait littéralement partie de leur histoire familiale, parfois de façon symbolique lorsque les parents parlent du pays d’origine, le plus souvent concrètement lorsqu’ils partent en vacances dans le pays d’origine des parents. Ce qui semble toutefois les distinguer des informateurs que nous venons à l’instant de présenter, c’est leur position sociale initiale. Alors que les familles précédentes appartiennent toutes aux échelons privilégiés de la hiérarchie sociale, les familles d’origine immigrée que nous abordons maintenant occupent également des positions sociales plus modestes.

Notes
156.

Les informateurs dont l’un des parents ou les deux sont d’origine étrangère et ont immigré en France ou au Québec seront abordés dans la section suivante.