1.2 Culture d’origine et quête identitaire

Si le potentiel de mobilité des jeunes dont il a été question à l’instant était fortement élevé du fait qu’ils ont été socialisés dans un contexte où le voyage fait partie des pratiques concrètes des parents ou de la parenté, il en va de même pour les jeunes qui ont des origines étrangères. Parmi nos enquêtés, un jeune homme d’origine haïtienne a été adopté par des parents québécois et une jeune femme, qui ignore l’origine de ses parents biologiques, a été adoptée par une famille française. En France, six enquêtés sont nés d’une union mixte, huit sont issus de l’immigration et une autre est d’origine juive 157 . L’échantillon québécois comprend pour sa part deux enquêtés issus d’un mariage mixte et quatre dont les parents ont immigré au Québec 158 . Tous ces enquêtés ont grandi en ayant une conscience aiguë de leurs origines culturelles étrangères. Cette conscience résulte généralement d’un sentiment de différence par rapport au reste de la population, mais aussi de pratiques de mobilité et d’une représentation internationale de l’espace.

Le sentiment de différence culturelle par rapport à la majeure partie des camarades de classe et de l’ensemble des concitoyens est à l’origine d’une profonde quête identitaire chez plusieurs informateurs, comme chez ce jeune Québécois d’origine libanaise :

‘« Je suis passé par différentes phases dans ma vie au niveau de l’identité. Je pense que c’est comme ça pour tous les fils d’immigrants. On ne sait pas vraiment d’où on vient » (Marc, 23 ans, Québécois, France). ’

Il résulte de divers facteurs tels que l’apparence physique, le nom et le prénom, la langue maternelle, etc. Ces attributs objectifs peuvent être vécus sur un mode négatif ou positif.

Cette jeune Française d’origine laotienne, par exemple, évoque avec clarté les difficultés que lui pose sa double identité. Bien qu’elle n’ait jamais remis les pieds au Laos depuis son émigration à l’âge de trois ans, elle sent bien qu’elle n’est ni totalement Française, ni totalement Laotienne :

‘« On dit souvent … Je suis vraiment persuadée que les cicatrices qu’on a, en ce moment, personnelle, c’est quand on est tout petit. Et quand j’étais toute petite, moi j’avais toujours les moqueries des autres. J’ai appris le français là, ma maman m’a appris le français. Oui, toujours. Parce que même l’intégration est vraiment très difficile. Et puis même ma mère est là pour le rappeler tous les jours, tous les jours. Puisqu’on a subi des discriminations plus ou moins… pendant des années, quoi. Les enfants, le travail, socialement. Parce qu’on ne sera jamais Français-Français. Donc c’est pour ça que j’ai toujours la recherche d’identité en moi. C’est pour ça que je voulais partir, je voulais comprendre qui j’étais. Alors, on n’arrête pas de me répéter : « tu es Laotienne et Française, Laotienne-Française. Mais moi j’ai du mal à le digérer, ça. Je sais que je suis Française de par ma mentalité, mon éducation, ma façon de penser. Mais j’ai du mal à digérer! Et je sais que je ne suis pas Laotienne non plus parce que je n’ai pas été élevée là-bas, je réagis différemment… Je suis toujours entre deux chaises » (Vanessa, 25 ans, Française).’

Ce malaise identitaire relatif à ses origines culturelles, auquel s’ajoute le fait que sa famille a subi une perte de statut social à son arrivée en France, seront à l’origine à la fois du choix de son domaine de formation et de ses deux séjours d’études à l’étranger. Il en va de manière similaire avec cette enquêtée qui, adoptée par des parents français à l’âge de quatre mois, a souvent été appréhendée comme une étrangère :

‘« Ça, de toute façon, dans tous les pays du monde. Que ce soit ici ou ailleurs. Quand on ne me connaît pas, je suis étrangère. Donc je peux te faire une liste de tous les pays dont on me croit originaire. Donc en France, évidemment, on voit plutôt Afrique du Nord. On peut me sortir toutes les îles possibles et imaginables – genre Antilles, Tahiti, Réunion, Madagascar, et tout ça. Aux États-Unis, on sait pas trop, il y beaucoup de mélanges, mais on m’a dit souvent Colombienne. Je ne sais pas pourquoi, pourquoi pas Vénézuélienne… mais non, Colombienne! En Asie, soit Philippine, soit Hawaïenne, soit Américaine, enfin tout sauf Française » (Fabienne, 30 ans, Française).’

Adjointes au fait qu’elle-même ne connaît pas les origines de ses parents biologiques – elle pense que sa mère vivait à l’Ile de la Réunion , ces attributions répétées de diverses identités culturelles l’ont toujours fait se sentir différente, voire parfois comme une étrangère. Elle dit avoir longtemps été persuadée que son bonheur était « partout sauf en France ».

D’autres jeunes, s’ils semblent avoir été moins affligés par leurs traits culturels différenciés, ont néanmoins ressenti très tôt un sentiment de différence qui les a incités à partir au loin afin de se confronter à d’autres univers. C’est le cas du jeune d’origine haïtienne adopté par une famille québécoise pour qui l’impression de sa particularité ne s’estompe pas avec le temps : « La seule chose que j’ai remarquée, c’est qu’il n’y en a pas, de Noirs, dans les cycles supérieurs dans le domaine des affaires » (Patrice, 28 ans, Québécois). Il porte un prénom et un nom typiquement québécois, il parle avec l’accent québécois, et c’est d’un air amusé qu’il décrit l’air ébahi des gens lorsque, au moment d’un rendez-vous d’affaires organisé au préalable au téléphone, ceux-ci aperçoivent la couleur de sa peau. Même s’il tient à préciser qu’il n’a jamais souffert de racisme, il confie qu’il se sent de loin plus à l’aise lorsqu’il est dans un environnement « cosmopolite », c’est-à-dire en compagnie d’autres personnes qui, comme lui, cumulent des attributs sociaux atypiques. Il en va de façon similaire avec cet autre enquêté québécois qui se dit « un petit peu international » pour avoir grandi dans une ville francophone alors qu’il parlait allemand à la maison et était scolarisé en anglais :

‘« Moi je suis né en Allemagne, je suis arrivé au Canada en tant qu’immigrant à l’âge de deux mois. Donc j’ai passé toute ma vie, ma jeunesse, au Québec, quand même dans une famille allophone, allemanophone, donc je parlais en allemand à la maison. La scolarité je l’ai faite en anglais, un petit peu en français mais surtout en anglais. Ma sœur et mon frère l’ont faite surtout en français mais moi je suis resté dans le système anglophone. De ce point de vue là, j’étais déjà un petit peu international, si on veut » (Frederic, 34 ans, Québécois).’

La quête de son identité personnelle, la recherche d’un milieu social cosmopolite, l’approfondissement de ses racines culturelles, l’aspiration à intégrer un domaine de formation et un secteur professionnel où les « compétences internationales » pourront être mises à profit, la reconquête d’un statut social perdu, toutes ces motivations sont nées d’un sentiment précoce de différence. Les modes positifs ou négatifs sur lesquels les jeunes vivent cette différence résultent du décalage entre leurs revendications identitaires et celles de leur famille et les attributions faites par autrui dans la société d’accueil (Goffman, 1975). Nous aurons l’occasion d’observer en quoi les diverses formes de mobilité internationale qu’ils ont réalisées sont alors apparues comme autant de stratégies permettant d’expérimenter de nouvelles identités, de transformer certains attributs en compétences et d’obtenir la reconnaissance sociale tant recherchée.

La conscience d’être d’origine culturelle étrangère est un facteur qui concourt à l’élargissement de l’espace potentiel d’action. Mais cette connaissance d’un ailleurs lointain ne résulte pas seulement d’un sentiment de différence par rapport à autrui en France ou au Québec. Elle se manifeste également à travers la parole des parents et parfois aussi des autres membres de la famille ayant immigré, que ce soit par la langue parlée ou les histoires racontées. Cette jeune Française d’origine juive connaît bien le long passé migratoire de sa famille : son arrière-grand-père maternel est né en Turquie, alors que ses grands-parents maternels vivaient au Maroc et que sa mère est née en France. Du côté paternel, ses grands-parents étaient des Juifs autrichiens qui ont dû fuir pendant la guerre. Son père est né dans un camp de déportés et a, depuis, été naturalisé français. De même, la jeune Québécoise suivante connaît très bien le récit d’immigration de ses grands-parents paternels, d’origines slaves. Elle sait non seulement dans quel contexte sa grand-mère et son grand-père ont, dans leur jeunesse, respectivement émigré de Lituanie et de Russie vers la France, mais aussi le contexte dans lequel, une fois mariés en territoire français, ils ont décidé de partir au Canada. Cet extrait montre qu’en dépit du décès précoce de son grand-père, les histoires racontées ont leur effet sur la transmission de la mémoire familiale :

‘« Mon père est d’origine russe et il a vécu en France et tout, donc il y avait déjà un petit peu d’international dans la famille. Il est né en France mais de parents russes. Enfin, slaves. Ma grand-mère est lituanienne, mon grand-père est russe. […] Mon grand-père est décédé très jeune mais on en parle beaucoup. C’est un homme très présent, avec une force de caractère… très fort. Donc quand on est en famille il revient souvent dans les conversations. Je ne le connais pas vraiment mais je le connais à travers ses histoires » (Annabelle, 29 ans, Québécoise).’

Pour de nombreux enquêtés, cette conscience de l’étranger déjà présente au cœur de l’itinéraire géographique et culturel de la famille s’est développée et consolidée grâce à des contacts directs et répétés avec la société, la culture et des membres de la famille étrangère. Les séjours répétés dans le pays d’origine des parents avaient le plus souvent lieu l’été, pendant les vacances :

‘« Déjà, quand j’étais enfant, c’était le lieu magique le Portugal. J’en rêvais le reste de l’année parce que j’avais aussi mes jouets qui restaient au Portugal, qui ne venaient pas en France et je rêvais, si tu veux, de mes jouets qui étaient au Portugal. C’est vrai que j’ai eu la chance d’avoir plein de cousins de mon âge qui étaient au Portugal et que je revoyais une fois par an, un mois par an. Effectivement, c’est les vacances, etc., c’est toujours impressionnant de revenir, même pour mes parents » (Maria, 25 ans, Française).’

Enfin, quelques-uns des enquêtés d’origine culturelle étrangère ont non seulement vécu une enfance et une adolescence ponctuées de circulations entre les pays d’origine et d’accueil des parents, mais certains ont aussi voyagé en famille ailleurs dans le monde. C’est le cas du Québécois suivant, dont les parents ont émigré d’Afrique du Sud au Canada 159 . À l’âge de 12 ans, il fait le tour du monde en compagnie de ses parents et de son frère :

‘« Quand j’avais 12 ans, on a pris une année sabbatique, donc on a voyagé beaucoup. Moi, voyager, tout le temps c’était accepté. Voyager c’était normal. On a fait le tour du monde, c’était fabuleux. On a passé quoi, cinq mois en Australie, trois mois en Nouvelle-Zélande, et là après un peu partout, un petit peu en Europe, en Afrique du Sud dans ma famille, en Asie, c’était… super. Vraiment super. On a vu tellement de choses » (Philip, 32 ans, Québécois).’

Ce dernier reconnaît l’environnement familial privilégié dans lequel il a grandit, à la fois au regard de la stimulation, des encouragements et des conseils judicieux qu’il a reçus de son père pour la poursuite de ses études, mais aussi des aptitudes à la mobilité qu’il a pu développer dès son plus jeune âge. L’extrait suivant, où il compare l’environnement familial dans lequel il a grandi avec celui de sa femme, est éloquent à ce titre :

‘« Ça c’est une des raisons pour lesquelles je suis très proche de ma famille. Jusqu’à il y a six ans, sept ans, on était quatre en Amérique du Nord de ma famille. Tous les autres étaient en Afrique du Sud ou en Angleterre. Les oncles, les tantes, les cousins, tous, étaient tous éparpillés. Pour ma femme, qui vient d’une famille traditionnelle québécoise, au jour de l’An, d’un côté de la famille il y avait 60 personnes, pour moi c’était quand même un choc culturel ! Pour moi, la distance et d’avoir la famille qui voyageait tout le temps, d’être loin c’était peut-être moins difficile pour moi que ma femme » (Philip, 32 ans, Québécois).’

Les jeunes d’origine immigrée ont été éveillés dès l’enfance à l’« étranger », que ce soit par des attributs physiques et sociaux ou par les pratiques spatiales passées et actuelles de leur famille. Ces jeunes disposaient déjà d’une certaine prise de conscience d’un espace international multipolaire et de compétences à le « gérer ».

Notes
157.

Bien que ses parents soient de nationalité française, nous précisons les origines juives de cette enquêtée en raison de l’attrait qu’aura Israël sur ses lieux de destination. Les pays de provenance des conjoints de couples mixtes sont l’Italie et l’Angleterre et ceux des parents immigrants sont l’Algérie, le Portugal, l’Espagne, l’Italie et le Laos.

158.

Les origines des conjoints étrangers d’unions mixtes sont françaises pour l’un et russes pour l’autre. Les pays d’origine des parents des quatre autres enquêtés sont le Liban, le Portugal, l’Allemagne et l’Afrique du Sud.

159.

Le père est né en Angleterre mais a émigré avec ses parents en Afrique du Sud alors qu’il était petit et la mère est née en Afrique du Sud.