1.3 Des pratiques familiales locales

À l’opposé complet de tous les cas de figure dont nous avons fait l’illustration jusqu’à maintenant, où les représentations et les pratiques d’un espace élargi font partie d’une façon ou d’une autre de l’ordre des choses, quelques enquêtés disent provenir d’un milieu familial et social où toute aspiration à partir à la découverte de l’inconnu, pour quelque motif que ce soit, s’inscrit directement à l’encontre de l’univers de significations régnant. Un faible niveau de scolarisation et de revenus caractérise les milieux d’origine de ces informateurs. Dans certains cas, il s’agit aussi d’environnements ruraux, parfois très distanciés géographiquement des grands centres urbains. Pour ces enquêtés, tant la famille d’origine et la parenté que le voisinage et la communauté locale ont une conception et une pratique de l’espace localisées.

La jeune femme suivante, qui est originaire d’une région périphérique de la province de Québec, non seulement n’a jamais voyagé à l’étranger avec ses parents, mais elle et sa famille ne sont jamais allées dans les principaux centres urbains de la province de Québec :

‘« En fait, moi mes parents, on a fait des petits trucs en camping, mais mes parents n’étaient pas très voyage. Ils ne m’ont jamais amenée à Montréal, je ne suis jamais allée à Québec. […] Justement, à chaque fois que je voulais faire des voyages, ma mère capote. Mes parents ne voulaient pas vraiment que j’aille en France dix jours parce qu’ils pensaient que ça serait du "chiar", je ne sais pas quoi… et puis elle voulait que j’aille en résidence, elle ne voulait pas que ça coûte trop cher. Ça fait que tu sais, veut, veut pas, ça a créé des conflits (Chantal, 22 ans, Québécoise). ’

Lorsqu’elle a commencé à manifester ses désirs de mobilité, elle a subi les foudres et les oppositions de ses parents, particulièrement de sa mère. Dans plusieurs cas, la faiblesse du revenu familial ne semble pas étrangère au fait que la famille accorde peu de considérations à toute forme de mobilités internationales, lesquelles entraînent des coûts.

Les enquêtés originaires de ces milieux présentent généralement des aspirations personnelles qui s’offrent dès l’adolescence en opposition à celles d’autrui. L’origine de ces aspirations leur est parfois difficile à expliquer : un enseignant qui les a encouragés à approfondir leur apprentissage d’une langue seconde, la télévision, un(e) ami(e)… Cette jeune femme n’hésite pas à affirmer qu’elle a eu sa famille en contre-modèle, se disant qu’elle ne voulait pas vivre comme ses parents :

‘« J’ai jamais voyagé avec ma famille. Ils sont tout le contraire de moi. Mes parents n’ont jamais voyagé. J’ai deux frères plus vieux. Ils ne voyagent pas. Ils sont restés dans la région. C’est pareil chez mes oncles et mes tantes. C’est vraiment comme ça chez nous. J’ai commencé à voyager… je suis comme rebelle, un peu. Mes parents, c’est comme un contre-exemple pour moi. Je me disais : "je ne veux pas être comme eux autres". Mes parents sont allés à l’école secondaire mais ils n’ont pas terminé leur école secondaire. C’est comme ça aussi avec mes oncles et tantes » (Jeanne, 24 ans, Québécoise).’

Il en va de même avec la jeune Québécoise suivante, laquelle provient d’une famille d’entrepreneurs pour laquelle travailler, gagner sa vie et savoir amasser un pécule font partie de l’éthique de vie. Le récit de son premier départ, qui a rencontré l’opposition ferme de son père, illustre la faible considération dont bénéficient les séjours à l’étranger dans sa famille :

‘« À 15 ans, j’ai décidé que je voulais garder des enfants en Ontario pour apprendre l’anglais. J’essaie de me rappeler pourquoi j’ai eu cette idée-là. On avait un satellite chez nous, c’était rare, les grosses coupoles pour avoir tous les postes, on écoutait souvent la télé en anglais, et il me manquait un niveau pour être vraiment bilingue. Là, je voulais vraiment apprendre l’anglais. Mes parents ne pouvaient pas me payer des cours à l’étranger et tout ça, donc il fallait, si je voulais le faire, travailler, partir de moi-même. Donc à 15 ans, j’avais entendu parler du programme sans doute à l’école, et là j’ai appliqué et je suis partie deux mois. Là, mes parents n’étaient pas d’accord du tout. Ils m’avaient dit "si tu pars ces deux mois-là, tu ne nous appelles pas, tu fais ça toute seule, tu ne reviens pas avant la date finale…" Moi, quand j’ai une idée… mes parents le savaient aussi que je n’aurais pas démordu, c’était décidé, je voulais le faire, j’avais appelé la dame directement à Toronto, je m’étais assurée qu’ils parlaient bien l’anglais pour pouvoir pratiquer, et j’étais partie deux mois sans appeler, j’étais revenue à la fin du contrat, sans rancune aucune, j’étais super contente de revenir. Mon père avait vu que j’avais ramassé mes sous, que je n’avais pas dépensé, tu sais, pour lui, la valeur de l’économie, il fait attention à ses sous, c’est important. Ma mère elle s’ennuyait, elle trouvait ça dur. C’est pas elle qui avait pris la décision de ne pas appeler, c’est mon père. Elle, elle avait trouvé ça difficile. Je me rappelle, la journée que je suis partie en train, elle pleurait et moi je marchais le corps raide, je ne voulais pas regarder en arrière, je n’ai pas pleuré, je suis partie, par fierté » (Marie-Claude, 27 ans, Québécoise).’

Cette jeune femme est partie à plusieurs reprises et ses parents n’ont jamais compris cet intérêt qu’elle a pour l’étranger : « Ils m’appellent tout le temps le mouton noir ». S’ils ne l’ont pas empêchée de poursuivre ses objectifs et si elle n’est pas entrée en conflit avec eux à ce propos, ils ne l’ont jamais encouragée financièrement ou moralement.

Ces enquêtés présentent des intérêts personnels qui vont à l’encontre de ceux qui prévalent de manière générale dans leur milieu. Cette divergence s’exprime non seulement dans le souhait de partir à l’étranger – lequel est totalement opposé du mode de vie des parents mais aussi lors du choix de leur programme de formation universitaire, lequel peut paraître aux yeux des parents comme totalement inutile et non rentable sur le marché du travail. Un décalage peut alors s’infiltrer entre les deux générations.

‘«  Ma mère, même pour elle, moi en littérature, je suis dans la pure gratuité. Je ne suis pas dans l’utilité, je suis dans la gratuité, même encore aujourd’hui elle ne comprend pas ce que je fais, elle ne comprendra pas mon choix si je deviens prof de CEGEP. À ce niveau-là, j’ai toujours senti peut-être un peu de la futilité face à ma mère, comme si ce que je faisais c’était gratuit. Même d’aller en Autriche c’était gratuit, c’était pas quelque chose… tout ce qui est extra à l’utilité pour ma mère c’est pas quelque chose… » (Geneviève, 25 ans, Québécoise).’

L’incompréhension qui résulte de la divergence entre l’univers et les aspirations des parents – gagner sa vie, fonder une famille, etc. et celui choisi par le jeune – études longues, filière littéraire, mobilités internationales, etc., peut créer des tensions intergénérationnelles au sein de la famille. Les parents de cette Française n’ont pas empêché cette dernière de partir à deux reprises à l’étranger, mais ils ne l’ont pas encouragée à le faire. Et lorsque, une fois à l’étranger, elle traverse une période difficile et cherche le réconfort de ses parents, ils lui répondent d’assumer le choix qu’elle a fait. Cette attitude parentale vis-à-vis de l’expérience internationale de l’enquêtée n’est pas uniquement liée au fait qu’ils n’ont jamais voyagé à l’étranger, mais elle s’inscrit plus globalement dans une sorte d’hiatus existant entre la position socioprofessionnelle des parents, lesquels sont commerçants, et la voie empruntée par leur fille, laquelle a poursuivi des études de physique jusqu’à l’obtention d’un doctorat :

‘« Mes parents ont compris un petit peu ce que je faisais à ma soutenance. Là, ils ont compris ce que j’avais vécu, ce que j’avais éprouvé, comment je travaillais, que j’étais pas un de ces étudiants glandouilleurs… je pense qu’avant ma soutenance de thèse, mes parents étaient complètement à l’Ouest » (Charlotte, 28 ans, Française).’

Ainsi, l’aspiration qu’ont certains jeunes de partir à la découverte de l’étranger semble faire partie d’un choix de vie plus général qui s’exprime notamment dans le choix de la filière d’études. Les parents ont du mal à reconnaître ce choix de vie puisqu’il s’inscrit en porte-à-faux avec celui qu’ils ont fait eux-mêmes et ont tenté de transmettre à leurs enfants. L’insécurité financière, la peur de l’inconnu, le sentiment d’être rejetés, voire d’être reniés, bref, la crainte de perdre leur enfant sont autant de réactions que ces individus disent avoir perçus chez leurs parents. Non seulement ces jeunes ont-ils dû faire preuve de détermination afin de mener à termes un projet qui ne récoltait pas l’appui, même moral, de leur famille, mais les diverses ressources nécessaires à l’organisation de leur(s) départ(s) à l’étranger, et plus globalement à leur itinéraire scolaire, ont souvent dû être puisées à l’extérieur du milieu familial. Rappelons seulement les quelques extraits présentés à l’instant qui font mention de l’insuffisance du revenu familial ou de l’illégitimité, aux yeux de la famille, de consacrer des sommes d’argent à un séjour à l’étranger. Nous pouvons déjà supposer que l’appropriation de l’espace international grâce à un séjour d’études recouvrira des motivations et induira des actions différenciées selon le type de rapport à l’espace entretenu au sein des milieux social et familial d’origine des enquêtés.