1.4 Une socialisation à l’ouverture à l’autre

Entre les deux extrêmes qui ont été décrits jusqu’à maintenant se trouvent des environnements familial et social où l’espace d’action est plutôt local mais où des attitudes de communication, d’intérêt pour l’autre, d’ouverture et de bienveillance à l’égard de la différence ont été transmises au cours de la prime éducation. Si ces enquêtés n’ont pas été soumis à des pratiques concrètes ou symboliques de mobilité spatiales internationales au sein de leur famille et de leur environnement social d’origine, si donc le capital spatial de ces familles apparaît faible, ils ont néanmoins bénéficié d’un milieu qui leur offrait d’autres types de ressources, notamment culturelles. Que les parents soient fortement scolarisés ou non, qu’ils appartiennent ou non aux catégories socioprofessionnelles supérieures, ce qui semble réunir ces enquêtés est l’importance que la famille accorde à l’école et à la réussite scolaire et professionnelle des enfants. Une attention marquée à leur épanouissement personnel sous toutes ses formes semble avoir procuré une certaine confiance en soi à ces personnes et a sans doute contribué à faciliter la mise en marche d’un départ à l’étranger. Le jeune Français suivant, dont le père est ouvrier, remercie ses parents de lui avoir appris à être ouverts aux autres, notamment par l’intermédiaire du scoutisme :

‘« Mes parents ont eu la chance de me donner une éducation vachement ouverte aux autres, donc… des trucs cons, ils m’ont inscrit aux scouts. À part tout le côté religieux que j’ai vite oublié, il y a tout le côté social qui est très, très intéressant. J’ai toujours aimé découvrir les gens et découvrir autre chose que ma culture, quoi » (Jonathan, 27 ans, Français).’

Parmi les enquêtés qui ont évolué dans un contexte familial et social semblable à ce que nous venons de décrire, en aucun cas nous n’avons observé que le projet de séjour à l’étranger venait des parents. En d’autres termes, le projet est issu de leur propre initiative ou, du moins, est né à l’extérieur du milieu familial. Toutefois, lorsque l’enquêté a fait part de son désir de partir à l’étranger – que ce soit dans le cadre d’un voyage, d’une immersion linguistique ou d’un échange d’étudiants , les parents ont généralement reconnu les bienfaits de tout voyage à l’étranger. Dans le meilleur des cas, ils l’ont encouragé financièrement et moralement dans sa démarche :

‘« Leur réaction, je pense qu’ils ont pensé tout de suite que c’était bien pour moi, ils ont bien compris que ça pouvait m’apporter des choses. Après, sur le plan personnel, ils étaient tristes de me voir partir, je pense, mais raisonnablement, disons, ils réfléchissaient, ils pensaient que c’était bien pour moi, ils m’encourageaient » (Fabrice, 27 ans, Français).’

Pour quelques-uns des parents, c’est le regret ou le sentiment d’avoir été privés de l’occasion de vivre une telle expérience qui les conduit à adopter cette attitude avenante à l’égard des ambitions de leur progéniture. La mère de Brigitte est issue d’une famille appartenant à la bourgeoisie lyonnaise. Bien que la culture soit de première importance dans ce milieu, elle n’a pas pu satisfaire ses envies de partir à l’étranger :

‘« Alors, on est trois enfants. Et alors, c’est une famille un peu… spéciale, je ne sais pas, mais pour faire court : mon père n’a jamais voyagé, quand ça ne parle pas sa langue, ça ne l’intéresse pas, il n’est pas très ouvert sur les cultures du monde, et tout ça. Il a fait la guerre d’Algérie, donc c’est un petit peu la seule fois où il a vécu dans un autre pays, mais dans un contexte qui ne pousse pas trop à l’ouverture. Ma mère n’a jamais trop voyagé, surtout quand elle nous a élevés, mais ma mère a toujours rêvé de l’étranger. Son premier job, elle a enseigné le français aux étrangers. Quand elle était jeune elle voulait étudier l’anglais mais ses parents lui ont interdit parce qu’ils ne voulaient pas qu’elle parte à l’étranger, parce qu’une jeune fille mariée ne partait pas, comme ça, faire une année en Angleterre. Donc du coup, elle a étudié le commerce, ça ne lui a pas du tout plu, après elle a enseigné le français pour les étrangers donc ma mère n’a jamais voyagé à l’étranger vraiment, elle n’a jamais eu cette expérience à l’étranger, donc je pense qu’elle nous a vraiment… et c’est sûr, apprendre les langues c’était important, elle faisait tous les cours avec nous et elle était contente, elle nous a vachement poussés. Si je suis partie en Allemagne à 16 ans, c’était pas un hasard non plus, j’ai dit à ma mère à 14 ans, "voilà, je veux passer une année en Allemagne" et ma mère ne m’a pas dit que j’étais folle du tout, elle ma dit "mais oui", alors on s’est renseignée, dans quelle école je pourrais aller, enfin… Donc voilà, un père pas du tout ouvert sur l’international, une mère très ouverte sur l’international mais qui n’a jamais pu pratiquer, donc qui nous a un petit peu… et du coup, je crois qu’on a vécu ce que ma mère aurait voulu vivre… et résultat des courses, ma mère aurait voulu vivre à Londres, ma sœur elle travaille à Londres, elle a vécu à Manchester avant pendant cinq ans, elle est bouddhiste, elle a vécu trois ans en Inde… Mon frère a habité à Londres, maintenant il est à New York, et voilà » (Brigitte, 28 ans, Française).’

Nous voyons bien que cette jeune femme a pu compter à la fois sur l’appui personnel et sur certaines ressources culturelles présentes au sein de sa famille afin de réaliser ses projets de mobilité internationale et ce, même si ses choix allaient à l’encontre des aspirations du père. Nous constaterons plus loin dans ce travail que cette jeune femme a souffert du décalage entre les statuts sociaux du père et de la mère, et plus précisément du regard méprisant qu’elle dit avoir senti sur elle et sa famille dans le milieu social d’origine de sa mère. Un peu comme si elle voulait corriger un déclassement social, ses désirs de l’international sont fortement liés à sa volonté de réussite professionnelle et sociale.

De façon similaire à cette dernière, dont les mobilités internationales éventuelles ne s’inscrivent pas dans une tradition familiale mais ont néanmoins été favorisées grâce à la possession de certaines ressources culturelles et économiques, la jeune Québécoise suivante a été très tôt éveillée à l’engagement social et politique :

‘« Au CEGEP, vraiment, je prends sciences humaines avec le profil international. Il n’y avait pas de stage et tout ça, mais c’était angle politique internationale, anthropologie… au CEGEP de Limoilou de Québec. Mon père était enseignant là-bas, ça fait que… c’est là que j’ai découvert la politique! Je me suis beaucoup impliquée dans les comités de mob : mobilisation politique, plan G, les luttes pour le gel des frais de scolarité, l’AMI, les enjeux, l’économie mondiale, la mondialisation, la pauvreté, les pays du Tiers-Monde… et tout le temps, je voulais aller au Népal… » (Martine, 24 ans, Québécoise).’

Sa sensibilité aux inégalités sociales, à l’exploitation des plus faibles et à la domination de ceux qui détiennent le pouvoir économique et politique sera le moteur de ses futures pérégrinations. Bien qu’elle ne disposait pas d’un capital spatial initial au même titre que ceux des jeunes qui ont voyagé ou vécu à l’étranger avec leur famille ou encore de ceux qui possèdent des origines culturelles étrangères, l’éducation qu’elle a reçue de ses parents, en ce qui concerne tant l’ouverture à autrui que ses connaissances générales, est un facteur ayant initié un long parcours de mobilités.

Sachant que la réalisation d’un voyage ou de toute autre forme de séjour à l’étranger ne fait pas partie des mœurs familiales, certains jeunes, lorsqu’ils ont commencé à envisager sérieusement la possibilité de partir, ont fait appel à différentes stratégies afin de mieux faire passer leurs intentions auprès des membres de leur famille. Cette jeune femme, par exemple, a tenté d’inscrire son projet par étape, progressivement, dans l’esprit de ses parents :

‘« Si tu veux, à titre de parler… moi je l’ai mené en plusieurs étapes. Ça a été la première année, je suis allée à la réunion sans me dire c’est ce que je veux faire. Je me suis dit "oui, pourquoi pas, autant se renseigner". Donc sur le coup, j’en avais parlé, mais j’en avais parlé de façon : "oui, effectivement, c’est intéressant pour les gens…". Après, la deuxième année… disons que moi, ce qui m’a fait le plus réfléchir à partir, il y avait d’une part la bourse, bon ça, j’étais presque sûr de l’obtenir, et il y avait le fait que ce soit deux ans. Et c’est vrai que sur le coup, au niveau du parler, ils ne m’ont jamais dit " vas-y", ni "n’y va pas" (Christelle, 24 ans, Française).’

Ainsi, ces enquêtés qui sont issus d’un milieu social et familial plutôt sédentaire ont pu néanmoins bénéficier d’un contexte favorable à la réalisation éventuelle de mobilités internationales. En ce qui concerne les milieux où les niveaux de scolarité et de revenus sont plutôt faibles, une éducation axée sur la communication et l’ouverture aux autres a pu être transmise, notamment grâce à la mobilisation de ressources telles que le mouvement scout ou les colonies de vacances. Les jeunes qui ont vécu de telles expériences de sociabilité ont alors pu développer des habiletés et certaines connaissances sur le monde qui facilitent la mise en place d’un projet ultérieur de voyage et de séjour à l’étranger. Pour les enquêtés issus d’un milieu plus privilégié culturellement, l’éveil à l’international s’est surtout fait grâce à la transmission de connaissances générales relatives à la géographie, la politique et la culture. Tous ces enquêtés ont bénéficié d’un coup de pouce supplémentaire dans l’élaboration de leurs projets lorsque leurs parents ou l’un de leurs parents, pour une raison ou une autre, s’est personnellement senti contraint de réprimer ses ambitions de mobilité internationale par le passé.

La distinction entre un milieu familial et social offrant un faible potentiel de mobilité réelle et virtuelle et celui qui offre au contraire un fort potentiel n’est certes pas aussi tranchée dans la réalité. Le rapport à l’espace qui caractérise une famille ou un milieu social défini, bien qu’il puisse être évalué à l’aide de critères objectivement observables tels le nombre et la durée des séjours familiaux à l’étranger ou la présence d’origines culturelles étrangères dans la famille, contient une dimension subjective qui peut être difficile à évaluer et pourtant décisive dans le jeu des représentations et des pratiques de l’espace. Les motivations sous-jacentes à une ouverture à l’internationale et à l’accumulation progressive de ressources spatiales sont parfois inédites, voire inconscientes, et peuvent fluctuer au gré des expériences. Cela dit, la prise en considération des mobilités réelles et virtuelles vécues par les jeunes dans le passé et du sens qu’ils leur en donnent, nous a permis de dresser un portrait somme toute assez précis des différents contextes d’origine de socialisation à l’international, portrait qui nous aidera à comprendre la suite de leur parcours. Le capital spatial et les autres ressources héritées par un individu de par son appartenance sociale et familiale ne déterminent pas totalement son accès à l’espace international; ils influencent les représentations qu’il en a, ainsi que les modalités d’appropriation et d’agencement qu’il fera de ses ressources afin de parvenir à ses fins.

Par ailleurs, si le différentiel que nous avons observé quant au potentiel de mobilité offert par le milieu familial et social d’origine peut induire des formes de reconnaissance de la mobilité internationale qui lui correspondent, l’analyse des récits biographiques n’offre pas un lien aussi déterminé entre les deux. En d’autres termes, on peut s’attendre à ce que les projets de mobilité des jeunes soient plus facilement reconnus et approuvés au sein d’un milieu social et familial où la mobilité fait partie du mode de vie – et inversement pour les jeunes qui proviennent d’un environnement sédentaire et peu tourné vers l’international. Toutefois, le rapport que les membres de la famille entretiennent à l’espace ainsi que leur représentation de l’espace comme une ressource 160 évoluent sous l’effet de plusieurs autres facteurs. Des parents ayant immigré par le passé ne comprennent pas toujours ce désir de l’ailleurs de leurs enfants, comme l’explique ce jeune libanais : « Et aussi, comme je te disais, je viens d’une famille libanaise et… ils sont pas super traditionnels mes parents, mais ils ont quand même envie de garder leurs enfants chez eux un max possible » (Marc, 23 ans, Québécois). Le fait d’être enfant unique, d’être le premier de la fratrie à partir à l’étranger, de partir pour la première fois, de réaliser une forme de mobilité qui ne s’inscrit pas explicitement dans un projet étroitement lié aux études ou à la carrière professionnelle et de se diriger vers un pays jugé instable politiquement et potentiellement dangereux, sont les principales variables qui jouent en défaveur de la reconnaissance des projets de mobilité de la part des membres de la famille.

Notes
160.

C’est-à-dire, la reconnaissance que son appropriation peut éventuellement permettre d’acquérir d’autres ressources.