2.2 L’immersion linguistique : réseau social, capital économique et dispositifs institutionnels

La jeune femme citée à l’instant est parvenue à convaincre ses parents de financer son séjour linguistique malgré leurs faibles revenus et leur indisposition à l’égard de son projet. Néanmoins, la plupart des enquêtés qui réalisent des immersions linguistiques l’été ou pendant toute une année scolaire proviennent généralement d’un milieu familial qui possède un réseau social étendu ainsi qu’un capital spatial et économique relativement important.

‘« Alors j’ai fait aussi pas mal de voyages, je n’ai pas parlé de ça avant… J’ai eu l’occasion de voyager. Oui, comme mes parents m’ont inscrit dans des écoles bilingues. D’abord, on avait un certain nombre de contacts, d’amis anglais, américains, etc. Mon père est cadre dans la fonction publique et ma mère elle ne travaille pas. Donc voilà, moi j’avais cette chose et c’était l’opportunité de partir en voyage pendant l’été. J’ai passé trois mois en Australie, plusieurs fois aux États-Unis deux mois, des choses comme ça, faire un peu d’immersion linguistique dans des familles, des choses comme ça. Des familles qu’on connaissait, des organismes, ça dépendait des fois. Moi j’aimais partir à l’étranger, dans des familles, comme ça, c’était dépaysant » (Hervé, 25 ans, Français).’

Ces séjours ont souvent lieu en recourrant à des associations ou à des organismes faisant la promotion de telles expériences. Les immersions pendant un mois ou deux durant l’été semblent être la forme la plus répandue. Les enquêtés français, notamment, sont nombreux à avoir passé quelques étés aux États-Unis vers l’âge de 16, 17 et 18 ans, logés dans une famille dénichée grâce à un organisme dont ils ont généralement oublié le nom. Des programmes sont également offerts en France et au Québec en vue d’effectuer des séjours linguistiques de plus longue durée. C’est ce qu’a vécu la Québécoise suivante, laquelle est partie au Danemark pendant un an à l’âge de 15 ans grâce à AFS Interculture Canada, un organisme proposant des programmes d’immersion culturelle et linguistique à des jeunes de 15 à 18 ans. Elle raconte comment ce projet s’est progressivement mis en place:

‘« La première fois que je suis partie à l’étranger c’était dans le cadre d’une organisation… je ne sais pas si tu connais ça mais ils font des échanges pour les gens qui sont plutôt au niveau de l’école secondaire. C’est AFS. Je sais, en l’occurrence, que quand j’avais vu ça, ça m’intéressait vraiment, j’avais vraiment envie de faire ça, mais quand j’avais vu combien ça coûtait, je me souviens encore, ça fait longtemps, ça coûtait 7000$ pour l’année. Je pense que j’avais vu ça dans une revue ou un truc comme ça. En fait, au début je ne voulais pas demander à mes parents parce que je trouvais que ça coûtait trop cher. Donc en fait, je leur avais demandé si on pouvait accueillir quelqu’un. Et eux avaient dit "comment ça, toi tu ne voudrais pas partir ?", tout ça. Alors là j’avais dit que oui, donc ils m’ont encouragée à y aller. Mais je sais qu’à un moment donné ils ont eu quand même des doutes parce qu’à ce moment-là moi j’avais 15 ans et c’est entre 15 et 18 ans qu’on a le droit de le faire ce programme-là. Donc pour partir quand même un an, c’était quand même un peu jeune. Mais ils avaient parlé avec la directrice de mon école et elle avait dit que c’était une bonne idée parce que moi je m’ennuyais quand même un peu en classe. Donc mes parents avaient dit que c’était correct et j’étais partie un an. Dans une famille » (Nathalie, 27 ans, Québécoise).’

Nous voyons bien, dans cet extrait, en quoi plusieurs dispositions personnelles et familiales entremêlées interviennent préalablement au départ : le capital spatial de la famille, puisque les parents ont émigré du Portugal et ont régulièrement voyagé au Portugal et ailleurs à l’étranger en compagnie de leurs trois enfants ; les ressources culturelles des parents, qui furent un facteur de stimulation et d’encouragement à la réussite scolaire de leurs enfants ; le capital économique de la famille, lequel permet que les enfants suivent leur scolarité dans une école privée et rend possible le paiement des frais supplémentaires occasionnés par le départ au Danemark ; le recours à certains acteurs du milieu éducationnel qui ont su fournir une sorte de bénédiction à l’échange en prodiguant informations et conseils relativement à la scolarisation de la jeune fille. Cette jeune femme a pu compter sur l’ensemble des ressources de sa famille pour réaliser son projet.

Parallèlement à ces expériences internationales qui, bien qu’elles soient réalisées isolément, sont encadrées par des institutions ou des organisations diverses, d’autres immersions se produisent grâce à des relations sociales de la famille établies dans un autre pays. Il peut s’agir d’amis des parents ou de membres de la famille installés à l’étranger qui reçoivent l’enquêté pendant une partie des vacances estivales. C’est le cas du jeune homme suivant, lequel a des membres de sa famille élargie qui vivent en Argentine :

‘« Je crois qu’il faut commencer depuis le début. J’ai fait une école bilingue à Lyon. Et puis j’ai été élevé par une famille espagnole. Donc j’ai eu à la fois l’anglais et l’espagnol en fait qui m’ont un peu touché. J’ai eu des parents qui nous ont invités à voyager avec eux assez tôt, alors on a fait les États-Unis, on a fait un peu le Maghreb, on a fait beaucoup l’Espagne, on a fait ce genre de chose. Et les vrais voyages ont commencé à partir du bac où là, il y a une tradition chez nous de partir deux mois en Argentine dans notre famille. Donc, ça a commencé comme ça » (Jérôme, 28 ans, Français).’

La jeune Française qui suit travaille au Japon pendant un été, grâce à son oncle expatrié dans ce pays :

‘« Au Japon donc j’y suis allée parce que j’étudiais le japonais et que ma famille habitait au Japon à l’époque et qu’ils rentraient tous les étés. C’est la sœur de maman, ma tante. Donc moi j’y suis allée comme prétexte, c’était pour garder la maison pendant qu’ils n’étaient pas là, mais aussi pour bosser un petit peu sur place. Donc j’avais trouvé du boulot dans une brasserie française. J’avais commencé un an avant à prendre des cours de japonais. Comme ça, parce que ça me plaisait » (Florence, 27 ans, Française).’

Dans son cas, le fait d’avoir des membres de la famille à l’étranger qui pouvaient la loger et lui trouver un travail fut d’autant plus profitable à la réalisation de sa mobilité internationale que sa mère n’était pas d’accord avec ce projet :

‘« Je pense que là il y a ma tante qui a joué un rôle important, c’est-à-dire qu’elle a toujours fait pression, c’est-à-dire dès que j’avais envie, elle m’a soutenue. La petite sœur de ma mère. Là, pour le coup, elle m’a toujours soutenue parce qu’elle pensait que c’était bien que je vois autre chose et elle me comprenait bien là-dessus. Mes parents ne se sont jamais vraiment opposés à ça mais quelques fois, peut-être que ça aurait été plus difficile si effectivement ma tante n’avait pas donné un petit coup de pouce là-dessus en disant "mais si, il faut qu’elle le fasse, c’est l’occasion" » (Florence, 27 ans, Française).’