2.3 Stages, aide communautaire et petits boulots : partir à l’aventure

Divers programmes d’enseignement supérieur offrent la possibilité à leurs inscrits de réaliser un séjour à l’étranger dans un autre cadre que celui de la formation. Certains de nos enquêtés français et québécois ont effectué un stage ou une mission à l’étranger préalablement à leur expérience de mobilité étudiante. La durée de ces séjours varie habituellement entre trois semaines et deux mois. Ce type de projet à caractère international ne fait pas partie de manière formelle et obligatoire du programme de formation. Les jeunes qui s’y impliquent le font à partir de motivations personnelles, généralement liées au désir de partir à l’aventure et de découvrir de nouvelles cultures.

‘« Premièrement, mon premier vrai séjour à l’étranger sur une période plus longue a été une mission commerciale au Japon. J’étais co-chef d’une mission commerciale au Japon lorsque j’étais étudiant et ça a duré l’espace d’un été. Ça a été vraiment une expérience merveilleuse, on s’était beaucoup préparé d’avance en suivant des cours de japonais, puis en suivant des sessions d’initiation à la culture, à l’histoire, aux us et coutumes surtout d’affaires. À ce moment-là, j’étais au baccalauréat en administration. C’était donc au cours de la deuxième année du bacc, on a monté ce projet-là parce que ça nous tentait de découvrir le Japon, alors on s’est dit on est des étudiants en commerce, on va donner à ça pas seulement un angle culturel mais aussi de business comme tel » (Patrice, 28 ans, Québécois).’

Les programmes d’aide et de travaux communautaires constituent un autre moyen utilisé par les jeunes afin de partir à la découverte du monde. Parmi les personnes que nous avons rencontrées, ces séjours prennent essentiellement deux formes. La première renvoie à un stage obtenu auprès d’un organisme intervenant dans l’aide au développement international. Ce stage, bien qu’il puisse être en affinité avec le domaine d’études du jeune, n’est toutefois pas intégré de façon formelle à un programme d’enseignement. Il est réalisé sur l’initiative de l’enquêté en fonction de ses intérêts personnels. L’accès aux organismes offrant ce type d’expérience internationale est varié. Il va des publicités faites à l’école à une recherche intensive sur Internet, en passant par le réseau social de l’enquêté, comme dans le cas de la jeune femme suivante :

‘« À 17 ans je suis partie avec une association juive, assez religieuse d’ailleurs, je ne sais pas pourquoi je suis partie avec eux parce que moi je suis juive mais pas religieuse du tout, donc là c’était un peu dur à cause des gens avec qui j’étais, on ne se ressemblait pas du tout. Et là on travaillait dans un village assez pauvre vers Gaza » (Anna, 29 ans, Française).’

La deuxième forme prise par le séjour d’aide communautaire consiste en un projet ou un stage réalisé cette fois dans un cadre académique. Il peut s’agir d’une activité parascolaire dans laquelle s’impliquera l’étudiant sur une base volontaire ou d’un stage international intégré au programme de formation. L’enquêtée suivante, non sans humour, raconte comment un projet de CEGEP effectué en Équateur a totalement réorienté ses aspirations de carrière :

‘« Après ça, j’ai été au CEGEP et puis il y avait un projet pour aller en Équateur. Ça fait que là je me suis dit "pourquoi pas". Je suis allée en lettres et langues. Ce projet-là, c’était un projet de deux mois et demi, bien un an avec la préparation au Canada. Et là, la France, c’était rien ! Ça a été vraiment un bouleversement total de voir, là c’était vraiment le contraire, l’autre côté du monde finalement. J’ai trippé, j’ai adoré ça, ça fait que quand je suis revenue, je me suis tout de suite en allée en sciences humaines pour m’en aller en anthropologie, pour étudier en anthropologie. C’était comme si je n’avais pas vraiment réalisé qu’il y avait d’autres mondes, tu sais. Parce que la France, ça n’avait pas été un grand bouleversement. Oui c’est vrai qu’ils sont différents, mais on dirait que j’étais plus concentrée sur les gens ça fait que quand je suis arrivée en Équateur j’ai fait "ayoye". Je voulais en connaître plus… Je voulais devenir journaliste de mode. Imagine ! » (Annabelle, 29 ans, Québécoise).’

Des expériences internationales peuvent être marquantes au point d’engendrer un processus de reformulation des projets professionnels de l’individu, si ce n’est une redéfinition de son identité personnelle. Ce constat ne s’est pas révélé uniquement chez les enquêtés qui sont partis dans un pays en voie de développement. Une réflexion similaire se produit aussi au cours d’autres formes de mobilité internationale, notamment étudiante.

Enfin, soulignons que les stages d’aide communautaire apparaissent souvent comme un moyen de partir, tout simplement. Ils constituent une stratégie de mobilité lorsque l’individu ressent une sorte d’inconfort ou d’insatisfaction générale, quand il a des envies inexplicables de voyager, de découvrir le monde et de se dépayser, lorsqu’il souhaite approfondir la connaissance d’une langue, etc. Il s’agit en effet d’une forme de mobilité internationale qui permet de partir durant une période de temps significative tout en offrant un certain encadrement organisationnel. Elle s’inscrit souvent au sein d’un parcours ponctué de nombreuses expériences internationales.

‘« Moi j’adore voyager. J’ai commencé à voyager en Europe à peu près comme tous les cégépiens ou après le CEGEP, packsac au dos, faire le voyage d’Europe. Ça avait été ma première expérience et ça me trottait déjà dans l’idée depuis le secondaire. Je suis allée dans une école internationale, donc j’avais déjà un contact avec des gens de l’étranger, j’ai appris une troisième langue, j’ai appris l’espagnol. Donc ça faisait partie de mon premier voyage, aussi, aller faire un volet en Espagne pour approfondir l’espagnol. Ensuite… j’ai passé six mois, je suis revenue et j’ai commencé l’université en communication. J’ai fait un an et… j’avais encore la piqûre du voyage je pense, j’avais envie… la coopération internationale m’intéressait beaucoup. Donc d’aller faire du bénévolat dans un autre pays, faire un projet dans un pays en voie de développement, donc j’ai appliqué à Cyber Jeunes avec Jeunesse Canada Monde et l’année suivante… donc j’ai fait une année de bacc au complet, j’ai travaillé pendant six mois pour un professeur, dans un laboratoire de recherche à l’université pendant l’été, et au lieu de retourner sur les bancs d’école, j’ai continué à travailler à temps plein dans le laboratoire de recherche en sachant que j’allais partir en janvier pour ce projet-là. Donc j’ai fait un stage au Sri Lanka de cinq mois. […]  Il y avait trois pays, eux avaient des programmes dans trois pays cette année-là et puis c’était soit Costa Rica, Sri Lanka ou Turquie et je les ai mis dans cet ordre-là. Je ne voulais pas aller en Turquie parce que je me disais c’est plate, ils parlent français. J’avais toujours ce souci-là d’apprendre une nouvelle langue. Bon, l’espagnol au début… finalement je suis allée au Sri Lanka » (Julie, 25 ans, Québécoise).’

L’extrait précédent, en plus d’illustrer la multiplicité des formes de mobilité internationale qui dessinent les trajectoires de mobilité de nombreux jeunes, laisse entendre que les voyages de longue durée font partie du parcours spatial de plusieurs enquêtés, voire que certains types de voyage prennent, du moins au Québec, le statut de rituel: « J’ai commencé à voyager en Europe à peu près comme tous les cégépiens ou après le CEGEP, packsac au dos… ». Cette phrase fait écho aux propos suivants d’Isabelle : « Le premier voyage vraiment packsac que j’ai fait avec une amie, on a fait le classique Ouest canadien » (Isabelle, 25 ans, MBA, Québécoise). Il apparaît en effet que de nombreux enquêtés québécois soient partis à l’aventure, c’est-à-dire dans un cadre extra-institutionnel, pour une durée qui nécessitait un arrêt temporaire des études. Or, cette situation n’apparaît pas du tout chez les enquêtés français. Nous verrons au cours de ce travail que cette distinction trouve une partie de son explication dans les modes de fonctionnement respectifs des systèmes d’éducation français et québécois.

Dans le cas du jeune homme suivant, une certaine période de nomadisme suit un décrochage scolaire. Il passera alors quelques années à remplir des petits boulots et à voyager, l’un permettant d’amasser l’argent nécessaire pour faire l’autre, avant de prendre la décision de reprendre des études :

‘« Avant la Tunisie, dans mes expériences de voyage, à 17 ans je suis parti à Banff, dans les Rocheuses canadiennes. Je viens de Montréal. J’ai habité à Toronto aussi, ma mère a déménagé à Toronto j’avais 12 ans. Mes parents sont divorcés. On est parti avec ma sœur à Toronto. Par la suite, crise d’adolescence, je suis revenu à Montréal chez mon père. À 16 ans j’étais au CEGEP en sciences humaines sans maths et j’ai fini [en commerce], donc je n’étais pas dans la bonne branche. Je n’étais effectivement pas heureux au CEGEP. J’ai lâché ça. Je suis parti avec un de mes amis à Banff, je suis resté un an et demi dans les Rocheuses canadiennes. Revenu à Montréal pour deux semaines, puis après je suis parti en Europe pour six mois. J’ai fait la Hollande, la Belgique, la France, l’Irlande, l’Espagne, l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, la Grèce. On a même été jusqu’en Égypte, j’avais adoré, c’était génial. J’étais avec ma blonde. Je suis revenu à Montréal, travaille comme serveur dans les restaurants, un peu à la bohème, économiser de l’argent, je suis reparti dans les Rocheuses pendant deux mois, je me suis cassé le bras, une histoire de gars saoul, et je me suis ramassé en Amérique centrale, un autre six mois. Calgary vers Puerto Vallarta. Et là je me suis amusé. On a descendu toute la côte Ouest, l’Amérique centrale jusqu’au Honduras, j’ai appris l’espagnol durant ce voyage-là puis on est revenu par la côte Est. On est revenu à Montréal, un peu avec le désir de changer. Je travaillais comme serveur au [nom du restaurant], j’étais gérant là-bas. Au centre-ville. J’aimais le centre-ville, c’était vivant. J’ai travaillé pendant six mois. J’étais assistant gérant là-bas, puis il y a un client qui m’a donné mal au cœur une fois, j’ai détesté, et le lendemain je suis allé à l’université. Je n’étais plus capable de faire ça. Je suis entré à l’université, comme on dit, to get a life (Serge, 29 ans, en recherche d’emploi, Québécois).’

Les enquêtés québécois qui ont voyagé pendant un certain temps ne l’ont pas fait après avoir abandonné les études. Ils ont plutôt entrepris leurs aventures entre deux niveaux de formation, généralement entre les études collégiales et l’entrée à l’université. Ils l’ont fait de façon délibérée, sachant qu’ils poursuivraient leur formation à leur retour.

‘« Je devrais peut-être dire que j’ai passé une année entre mon CEGEP à Québec et le début de mes études en voyageant, en travaillant. À Vancouver. Depuis que j’ai 17 ans, je voyage beaucoup. J’avais toujours l’intention de revenir à l’université après mais je voulais passer une année entre les deux… pour voir. […] Ça a commencé [le voyage] au Canada et aux États-Unis. J’ai travaillé au Yukon. L’année d’avant j’étais allé en Alaska pendant l’été. Juste pour voir. J’ai fait tout en autostop, du Québec jusqu’en Alaska, j’ai vu que ça marchait bien. J’avais 17 ans, je ne comprends toujours pas pourquoi mes parents m’ont laissé partir! L’année d’avant j’avais 16 ans, j’avais commencé à faire de l’autostop au Québec, en Gaspésie. Ça m’a ouvert les yeux à quel point même sans argent, je pouvais voyager. À 17 ans, je suis allé en Alaska pendant un été. Après ça, le deuxième été, je suis allé au Yukon pour travailler, j’ai voyagé. Oui, j’ai travaillé à Vancouver pendant les prochaines quatre années… durant l’université à Toronto je suis parti chaque été en autostop à Vancouver pour travailler. Après deux mois à Vancouver, je suis allé en Écosse, je suis descendu en Syrie, etc. Tout en autostop, moi ça m’a ouvert les yeux, à quel point je pouvais faire tout ça seul.
- C’était quand la Syrie, exactement?
- La première fois en 89, donc durant cette année entre le CEGEP et l’université. Et après ce voyage-là, je n’avais plus le goût pour la science. Je voulais une carrière qui m’amène à voyager, mais aussi à comprendre les cultures. Je ne voulais pas voyager en tant qu’homme d’affaires. Je voulais travailler dans l’échange des cultures » (Frederic, 34 ans, Québécois).’

Ce jeune homme développera lors de son voyage une véritable fascination pour la culture arabe et orientera son domaine de formation en conséquence, jusqu’à l’obtention d’un doctorat en histoire du Moyen-Orient. Nous comprenons ici qu’à l’instar des autres formes de mobilité internationale, le voyage d’aventure est également un moment qui permet aux jeunes de découvrir une voie professionnelle vers laquelle ils n’auraient pas eu l’intuition, fautes de connaissances, d’impressions et d’expériences, de se diriger antérieurement. Pour la jeune femme suivante, si son long voyage ne constitue pas un moment révélateur au sens strict, il s’inscrit toutefois dans un processus de quête identitaire entamé bien plus tôt et qui se poursuivra par la suite, repérable à travers ses futurs déplacements à l’international :

‘« De retour à fin CEGEP, là je fais une application pour un projet au monde au pair. Je voulais approfondir mon anglais. Parce que c’est important, aussi, je me le faisais dire par mon père… Je suis allée en Irlande. Je ne voulais pas aller aux États-Unis, je ne voulais pas aller en Angleterre. Je voulais le plus différent possible, encore. Ça fait que je suis partie en Irlande quatre mois. Et une de mes bonnes amies "idéologiques" du CEGEP, on a fait plusieurs actions anti-mondialisation, etc., je l’ai rejointe en Hollande et on s’est promenée 7-8 mois. On a passé 2-3 semaines en Hollande, 2-3 semaines à Berlin plus Allemagne de l’Est, on a passé un mois en République thèque, parce que pour nous, l’espèce de quête, c’était vraiment la quête de la différence, la quête du sens, tu sais des symboles dans un monde aseptisé, bungalow beach, l’espèce d’essence que… je ne l’ai jamais nommé comme ça, mais là ça me vient comme ça… que les baby-boomers nous ont pas donnée parce qu’ils représentent un peu la surconsommation, notre société représente ça aussi, alors le sens ne peut pas se trouver dans notre société… Notre but c’était vraiment d’aller en Roumanie, rencontrer des gitans… on était inspiré par ce qui est l’âme de l’anthropologie… pour faire une caricature! On n’allait pas dans les Auberges de jeunesse, parce qu’on était un petit peu contre cette mode superficielle du backpackering, qui était un autre nanane commercialisé, déjà repris, déjà mercantilisé… » (Martine, 24 ans, Québécoise).’

Les voyages d’aventure de plusieurs mois s’accompagnent souvent d’autres formes de mobilité internationale. Le support organisationnel et/ou financier offert par certains dispositifs institutionnels (les écoles de langues, les organismes d’aide communautaire, les programmes « filles au pair » ou « monde au pair », etc.) ainsi que les petits boulots à l’étranger (service dans les cafés et les restaurants, cueillette de fruits, plantation d’arbres, ménage de chambres d’hôtel, etc.) sont des outils qui facilitent la prise en charge des besoins pendant le voyage et permettent de partir pour une durée prolongée.

‘« Donc c’est ça, premier voyage dans l’Ouest deux semaines. Ensuite de ça, je suis allée travailler pendant trois mois à Londres comme fille au pair. Ça encore là, je ne sais plus d’où ça m’est venu cette idée-là. Je devais avoir 18-19 ans. Ce qui me plaisait dans cette idée-là, c’est que tu pouvais voyager, mais tu étais payée. Tu payes ton billet d’avion, mais tu es rémunérée. Dans le fond, ça payait mes fins de semaines. J’ai voyagé pas mal en Angleterre à ce moment-là. Ensuite, je suis partie un autre trois mois, là ça devait être la première année d’université, où je suis allée étudier l’anglais à Calgary, j’ai voulu perfectionner encore plus… en fait j’avais perfectionné l’anglais parlé, mais là je me disais je pourrais peut-être travailler sur la grammaire. C’est bizarre parce que pendant tout ça j’étudiais en littérature française… mais bon! Alors je suis allée étudier à Calgary, ça c’est les bourses du gouvernement, tu t’inscrits, c’est gratuit et puis on te ship là-bas pendant un mois et demi l’été. Et moi dans le fond je savais que tant qu’à y aller, je partirais l’été complet. Et ça a adonné que la famille où j’habitais là-bas partait en vacances après mes cours, et ils ont dit "tant mieux, reste chez nous, on t’offre la maison, surveille la maison, arrose les plantes et donne à manger au chat". Parfait! Donc j’ai travaillé dans un Second Cup pendant l’été » (Isabelle, 25 ans, Québécoise).’

Cette stratégie qui consiste à accumuler conjointement des ressources économiques et spatiales est particulièrement l’apanage des jeunes qui proviennent d’une famille dont les revenus sont plutôt modestes. Si les emplois ainsi occupés ne permettent pas toujours d’amasser des sommes d’argent considérables, ils ont du moins l’avantage d’accuser les frais supplémentaires occasionnés par le déplacement et la vie quotidienne loin de chez soi.

En somme, les personnes que nous avons rencontrées proviennent de milieux social et familial dont les pratiques de la spatialité sont différenciées. À l’une des extrémités, nous avons vu que certaines d’entre elles disposaient déjà d’un fort capital spatial qui rendait plus que probable l’appropriation éventuelle de l’espace international. Elles ont pu développer quelques compétences de mobilité (capacité à sortir d’un environnement familier, à s’adapter, à aller vers autrui, etc.) grâce aux déplacements qu’elles avaient effectués antérieurement avec leur famille. L’histoire de la famille était déjà ponctuée de quelques lieux connus, vécus et familiers, et le réseau social familial était décloisonné et s’étendait au-delà de l’espace national d’origine. Ces jeunes proviennent pour la plupart d’un milieu socioéconomique favorisé, leurs parents sont plutôt scolarisés et/ou ils possèdent des origines culturelles étrangères. Nous comprenons dès lors que l’accumulation conjointe de ces ressources spatiales, sociales, culturelles et économiques au sein de l’univers de socialisation première de l’individu donne à voir un milieu où partir à l’étranger fait partie des attentes d’occurrence normale, c’est-à-dire où voyager est compris dans l’inventaire de comportements disponibles.

À l’opposé, se trouvent les individus originaires d’un cadre social où les pratiques comme les perceptions de l’espace sont locales. Ceux-là n’ont pas développé des savoir-circuler dans un espace international au cours de leur socialisation primaire : ils habitent dans la même ville depuis qu’ils sont tout petits, voire dans la même maison; leurs parents ne partaient pas en vacances, sinon de manière exceptionnelle et à proximité du lieu de départ; l’ailleurs ne constituait pas un horizon de repères ou d’action possible et légitime. Le milieu social et familial d’origine de ses jeunes se caractérise souvent par la faiblesse du niveau de scolarité et de revenus des parents, et pour les Québécois rencontrés, par un lieu de vie éloigné des grands centres urbains. Ces enquêtés proviennent d’un milieu faiblement doté en ressources susceptibles de soutenir ou même d’inciter à l’organisation d’un départ à l’étranger. Dans cet univers, la perception et l’usage d’un espace localisé fait partie du sens normal et légitime des activités.

Entre ces deux points extrêmes du rapport à l’espace, certains milieux familiaux présentent des caractéristiques qui semblent, au dire même des enquêtés, avoir préparé le terrain à d’éventuelles pratiques délocalisées de l’espace. Il s’agit de jeunes dont les parents ou l’un des parents a ressenti une frustration de n’avoir pas pu voyager dans sa jeunesse et de ceux, provenant ou non d’un milieu professionnel et socio-économique privilégié, qui ont reçu une éducation orientée vers l’ouverture à l’autre, la communication avec autrui, la curiosité, la tolérance, la réalisation de soi, etc. La transmission de ces valeurs s’est faite par les parents, souvent grâce au recours à divers dispositifs associatifs et communautaires tels que les camps de vacances, les comités d’entreprise, le mouvement scout, etc. Les compétences développées au cours de la prime éducation sont un terreau fertile lorsque, placés dans un nouveau contexte interactionnel, les jeunes ont l’occasion de partir à l’étranger.

Certains jeunes dont la mobilité internationale ne faisait initialement pas partie de leurs pratiques réelles et virtuelles de l’espace en sont ainsi venus à vivre cette expérience. La pluralité des milieux de socialisation a amené l’individu à prendre conscience de son sentiment de différence par rapport à son milieu d’origine, à élargir ses représentations de l’espace d’action, à connaître d’autres modèles de comportement, quand ce n’est que ces nouveaux contextes ont directement offert un encadrement organisationnel et financier facilitant la mise en place concrète du séjour à l’étranger. Ces individus ont alors réalisé qu’il existait un contraste, au sens de Hannerz (1983), entre le mode de vie de leurs parents et leurs propres aspirations personnelles, entre ce qu’ils pensaient être et vouloir auparavant et ce qu’ils sont et veulent désormais 166 . D’autres se sont vus raconter des expériences que certaines personnes de leur entourage immédiat ou lointain ont vécu, ce qui leur a donné l’envie de vivre de semblables aventures. D’autres enfin sont tombés presque inopinément sur une offre de séjour à l’étranger. L’espace leur est soudainement apparu élargi, décloisonné, ouvert et est devenu le terrain sur lequel ils voulaient désormais réaliser leurs aspirations et leur travail de définition de soi. Lorsque cette prise de conscience s’accompagne en plus d’un programme institutionnel – séjours linguistiques, aide communautaire, travail au pair, mobilité étudiante internationale, etc. qui permet d’organiser le séjour, l’appropriation de cet espace élargi est facilitée et conduit à sa réalisation.

Les ressources héritées et acquises dont disposent initialement les individus, les opportunités structurelles et institutionnelles ainsi que les stratégies individuelles participent donc ensemble à définir les modalités d’appropriation de l’espace et, par conséquent, les modes de construction différenciée des carrières spatiales. Les jeunes qui proviennent d’un milieu familial socialement, culturellement et économiquement favorisé ont pu faire appel aux ressources financières de leurs parents afin de concrétiser le projet d’un long séjour à l’étranger, de partir à de nombreuses reprises, de choisir des destinations plus coûteuses, etc. Dans un même ordre d’idées, certains d’entre eux ont pu mobiliser des membres de la famille ou des amis installés à l’étranger afin d’être accueillis, ce qui rendait l’expédition moins onéreuse, voire aussi moins angoissante pour eux et leurs parents. Ces individus sont dans une position plutôt privilégiée quant à la mobilité internationale puisqu’ils ne sont pas forcés de recourir à des dispositifs institutionnels de soutien à la mobilité afin de concrétiser leur projet ou, encore, parce qu’ils ont justement un accès facilité à des dispositifs en raison de l’étendue de leur réseau social et de certaines ressources culturelles. Inversement, les individus qui ont un réseau social peu étendu dans l’espace et des ressources financières plus modestes ont dû faire appel à d’autres stratégies de départ, comme celle de superposer plusieurs formes de mobilité. Il en va des jeunes, par exemple, qui ont occupé une activité rémunérée pendant une partie de leur séjour afin de pouvoir voyager à d’autres fins, plus personnelles.

Ce détour par les formes antérieures de mobilité internationale vécues par les jeunes permet de comprendre les motivations qui ont poussé les jeunes à partir pour la ou les première(s) fois et de voir comment ils parviennent à réaliser ce projet (faire appel au réseau familial à l’étranger, superposer deux formes de séjours, etc.). Pour plusieurs, la mobilité internationale dans le cadre des études s’inscrit dans la suite logique de ces premières expériences puisque celles-ci seront à la base du choix du pays et de l’établissement d’enseignement supérieur dans lequel ils iront étudier, voire même du programme de formation universitaire et du secteur professionnel dans lequel ils souhaitent œuvrer plus tard.

Notes
166.

Cette réalisation peut être soudaine lors par exemple de la rencontre d’une personne significative, laquelle présentera alors, par son propre vécu, un tout nouvel horizon des possibles. Elle peut également être graduelle lorsque, sous l’influence de la circulation de symboles et de l’accumulation progressive de ses engagements sociaux, l’individu prend conscience que son soi actuel diffère de son ancien soi.