1.1.1 Renégocier ses engagements avec autrui

Plusieurs jeunes expliquent en partie (puisque cette motivation ne constitue dans aucun des cas la seule motivation de départ) leur volonté d’étudier à l’étranger par un désir d’acquérir une certaine autonomie vis-à-vis de leurs parents. Pour autant, ils ne sont pas tous dans la même situation familiale. Chez les uns, les relations à l’intérieur de la famille, que ce soit celles entre les frères et sœurs ou celles entre les parents et les enfants, ne sont pas du tout conflictuelles. Toutefois, ils ont malgré cela le sentiment qu’ils n’y bénéficient pas des marges de liberté nécessaires à l’acquisition de leur autonomie.

‘« Enfin, un an de vie différente, un an d’apprentissage, peut-être. J’ai beaucoup, beaucoup changé. En fait, je suis fille unique, et gâtée, et ma mère n’a jamais voulu que je fasse la cuisine, dès que je faisais un peu le ménage c’était jamais assez bien fait, etc. Et là-bas j’étais obligée de le faire, quoi. Et ça se passait très, très bien, j’ai eu des félicitations sur ma cuisine et tout ça donc j’étais bien contente, quoi. On apprend sur soi, beaucoup, qu’on ne savait pas avant, quoi. Je voulais avoir cette expérience-là pour me dire voilà, je vais partir un an et je vais survivre. Et puis j’ai très bien survécue! » (Marguerite, 28 ans, Française, Italie)168.’

Chez les autres, les rapports sociaux à la maison sont qualifiés de conflictuels et deviennent de plus en plus difficiles à supporter. Les jeunes qui correspondent à cette situation voient le séjour d’études à l’étranger comme un moyen d’échapper à cette pénible ambiance familiale d’une façon moins lourde de conséquences que celle qui consisterait à quitter définitivement la maison, d’autant lorsque les parents sont, malgré des rapports tendus, la principale source de subsistance.

‘« Au total, nous sommes quatre à être partis la même année, sur les quatre on était quand même trois à partir pour fuir quelque chose de la France. Oui, vraiment. Une situation familiale… Pour nous, c’était plutôt l’après adolescence, là pour le coup on est quasiment vraiment adulte mais faute de moyens, pour des raisons raisonnables, géographiques aussi, on habite chez les parents, quoi. Et ce n’est pas essentiellement des situations qu’on arrive à gérer au quotidien. […] C’est vrai que de mon goût, mon père ne s’occupait pas suffisamment de nous, moi j’avais l’impression de ne pas exister dans la famille. C’est vrai qu’il était totalement préoccupé par son affaire. Et donc voilà, pour les trois en tout cas qui sommes partis, il fallait partir, quoi. Avec l’intention, en tout cas pour deux d’entre nous, de rester définitivement » (Fabienne, 30 ans, Française, Taiwan).’

Dans un cas comme dans l’autre, l’offre institutionnelle des séjours d’études apparaît comme une occasion de se sortir d’une condition de relative dépendance à l’égard des parents et d’apprendre à subvenir soi-même à ses besoins quotidiens sans se placer dans une situation financière précaire et sans mettre en péril les relations familiales. La décohabitation est effectivement un moment critique susceptible de blesser les parents et de compromettre des relations habituellement chargées affectivement (Maunaye, 2001). Or, réaliser un séjour d’études à l’étranger est le plus souvent jugé légitime par les parents, particulièrement lorsque celui-ci est assorti d’un soutien financier. Selon le jeune homme suivant, qui souhaitait distendre la relation qu’il avait avec sa mère, le fait d’obtenir une bourse de la région Rhône-Alpes a certainement facilité le travail de justification du départ de la maison :

‘« Évidemment que ça a dû aider. Psychologiquement, je pense. Parce que s’il y a l’administration publique, c’est plus sérieux, quoi. Les Français ont confiance dans l’État. Donc si l’État paye, c’est bien, ça veut dire que c’était une bonne chose » (Fabien, 27 ans, Français, Québec). ’

Les parents ne sont d’ailleurs pas réticents à offrir un supplément financier pour le séjour. Ce qui, au dire même des enquêtés, n’irait probablement pas de soi s’il s’agissait de leur demander un soutien afin de payer un loyer en France.

Le premier constat à soulever à cet égard est la prédominance des répondants français ayant fait mention de ce motif par rapport aux enquêtés québécois. Une piste d’interprétation de cette divergence nous apparaît évidente : les jeunes qui ont expliqué leur départ en ces termes habitaient toujours chez leurs parents au moment de leur première mobilité étudiante internationale. Or, ils étaient 36 enquêtés français et 24 enquêtés québécois à être dans cette situation. S’agit-il pour autant d’un phénomène sociétal? Un coup d’œil à quelques études sur la décohabitation familiale en France et au Québec, notamment celle des étudiants, nous permet pourtant de constater des pourcentages similaires. En effet, la proportion d’étudiants québécois de premier cycle habitant sous le toit parental était de 41,1% en 1994 (Sales et al., 1997 : 30), alors que les données de l’Observatoire de la vie étudiante estiment que 41% des étudiants français habitent avec leurs parents, cela en 1996/1997 comme en 1999/2000 (Thiphaine, 2002 : 1). Toutefois, un tout autre portrait apparaît lorsque sont prises en compte les particularités régionales. Alors que 45,2% des étudiants québécois inscrits dans les deux grands centres urbains de Montréal et de Québec habitent chez leurs parents, 23% seulement des étudiants des universités régionales sont dans la même situation (Sales et al., 1997 : 30). Bien qu’il ne s’agisse pas d’un nombre élevé, ils sont tout de même cinq enquêtés québécois sur 40 à provenir d’une région. Parallèlement, une étude de l’INSEE indique que 75% des jeunes de 20 ans de l’agglomération lyonnaise et 82% des jeunes de 20 ans de la région Rhône-Alpes habitent sous le toit parental en 1999 169 (Baccaïni et Bensoussan, 2003 : 8). Ces proportions seraient semblables chez les actifs et les étudiants et sont, de toute évidence, plus élevées que les données nationales. Or, les 40 personnes qui ont été interrogées en France étaient toutes originaires de Lyon et de ses environs – ou, du moins, y étaient installés avec leur famille depuis plusieurs années. Il est donc possible qu’un effet de région plus qu’un effet sociétal soit ici en cause. Toutefois, comme les données dont nous disposons font référence à des groupes d’âge et à des périodes quelque peu différents, il est difficile d’établir une comparaison et une conclusion rigoureuses sur cet aspect de la réalité française et québécoise.

Quelques enquêtés qui viennent de subir un douloureux revers amoureux – « j’ai eu une aventure malheureuse avec une nana qui m’a plutôt ruiné l’état d’esprit… » (Mathieu, 27 ans, Français, Québec) – conçoivent le fait de partir à l’étranger pendant une longue période comme un moyen de « changer d’air » (Patrick, 28 ans, Québécois, France). Pour d’autres, le motif n’est pas tellement une rupture récente qu’une volonté de multiplier les occasions favorables à une éventuelle rencontre. C’est le cas du Québécois suivant, qui n’avait encore jamais eu de petite amie avant de partir faire son doctorat en Suède :

‘« Et puis il y avait le fait aussi que j’avais pas de copine. Il semblait difficile aussi de, justement, créer des liens, comme ça. J’avais toujours été célibataire, en fait. Ça a été en Suède seulement. Je trouvais ça un peu dur, aussi » (Hubert, 32 ans, Québécois, Suède).’

Ici, précisons que la référence à la vie amoureuse n’est pas tant une raison évoquée pour expliquer la volonté de poursuivre une formation dans un autre pays qu’un facteur facilitant, c’est-à-dire une sorte d’argument s’ajoutant à d’autres motifs pour faire pencher la balance en faveur d’un départ.

Notes
168.

Au cours des deux prochains chapitres, le nom de la société d’accueil concernée par l’extrait a été ajouté aux informations qui servent à l’identifier.

169.

Spécifions pour l’occasion que la moyenne d’âge au départ des étudiants français est de 21 ans, à la fois pour ce qui concerne notre échantillon et pour l’ensemble des étudiants partants de la région Rhône-Alpes (Pichon et al., 2002 : 16).