1.1.2 Prendre distance par rapport aux espaces scolaires et professionnels

« Moi au départ je voulais partir… Enfin… j’en avais un peu marre de l’école, de voir les mêmes visages, toujours les mêmes gens, enfin c’est vrai qu’à force, c’était un peu soûlant » (Joëlle, 27 ans, Française, Italie). Quelques enquêtés souhaitent partir en échange d’étudiants en raison de la perte d’intérêt qu’ils commencent à ressentir à l’égard de leurs études. Ceux-là ne remettent pas forcément en question le choix de leur filière de formation, mais ils n’ont pas le sentiment qu’ils se réalisent. Partir à l’étranger pour les études constitue alors une expérience permettant de joindre l’utile à l’agréable : « j’aimais mieux dépenser mes énergies à m’imaginer une porte de sortie payante » (Benoît, 27 ans, Québécois, Angleterre). Cela leur permet de ne pas prendre de retard dans leur formation tout en obtenant le changement d’environnement scolaire souhaité.

Contrairement à la situation prévalant dans certains pays en voie de développement, où la mobilité étudiante internationale résulte souvent de contraintes structurelles telle qu’une offre éducationnelle limitée (Halary, 1994; Gaillard et Gaillard, 1999), le Québec comme la France disposent de programmes de formation universitaire diversifiés et de qualité. Les départs à l’étranger en raison de l’absence du cursus de formation dans la société d’origine sont donc peu fréquents parmi nos enquêtés, ce qui signifie que l’offre éducationnelle n’est communément pas une contrainte à s’expatrier ni en France ni au Québec. Si contrainte il y a, celle-ci réside sans doute dans le fait que les étudiants – inconsciemment ou non – sont plus ou moins forcés, étant donné les investissements supplémentaires exigés par une formation complète à l’étranger, de trouver un programme de formation parmi ceux offerts dans la société d’appartenance. Pensons seulement aux frais d’inscription dans des pays comme l’Angleterre et les États-Unis, en outre très élevés comparativement à ceux des universités françaises et québécoises.

Quelques étudiants mentionnent néanmoins ce motif. Puisqu’une mobilité réalisée dans le cadre d’une entente interuniversitaire implique que l’étudiant soit d’abord inscrit dans une université de sa société d’origine et que, de surcroît, il parte suivre des cours au contenu équivalent de ceux qu’il aurait suivis chez lui, il va de soi que cette forme de mobilité concerne principalement les étudiants qui partent de façon autonome. Et puisque toutes les mobilités internationales des étudiants français ont été réalisées, à quelques exceptions près, grâce à une aide de la région Rhône-Alpes 170 , cette motivation ne se trouve pas du côté français. En effet, sur l’ensemble des séjours des 40 enquêtés français, seule une Française est partie étudier aux États-Unis en tant qu’étudiante autonome, départ qu’elle n’explique cependant pas du tout par la volonté de suivre un programme d’enseignement absent en France. L’extrait suivant est probant à plus d’un titre : en plus de nous faire comprendre que les études servent, dans ce cas, de prétexte à une expatriation à d’autres fins, il montre en quoi des ressources sociales et économiques rendues accessibles par la position sociale privilégiée de la famille sont utilisées par la jeune femme afin de lui permettre d’atteindre son but :

‘« Alors à San Diego, mes parents ont été vraiment supers parce que c’était clair que j’y allais pour faire un break et puis voir un peu où j’en étais et tout, et puis là, je me suis inscrite dans ces cours-là, j’aimais bien le théâtre, et puis c’est là que je me suis dit "c’est ça que je veux faire", quoi. Pour faire un break, mes parents… enfin, j’étais pas partie en me disant "tu vas revenir avec un diplôme". Je m’inscrivais à la fac parce qu’il me fallait un visa. Mais mon visa, je l’ai eu avec grande difficulté pour aller à San Diego parce que quand je suis arrivée pour la première fois pour faire ma demande de visa, je leur ai dit, ils m’ont demandée pourquoi je partais là-bas, et je leur ai dit "j’y vais parce que j’ai envie d’aller là-bas, et j’ai un copain, donc c’est pour ça que j’ai choisi… enfin, un copain, juste un copain, d’aller là-bas, machin-truc…" Donc en fait, l’officier a conclu que j’allais là-bas pour épouser mon copain et donc il m’a refusée le visa. Et donc quand on a un tampon refus, on n’a plus de visa, c’est foutu. Et moi j’étais allée à Paris, j’avais fait toutes ces démarches, et heureusement par mes grands-parents avec leur club californien machin ils connaissaient l’attaché culturel de truc qui m’a donc obtenu un deuxième rendez-vous et là j’ai eu un visa, et j’ai eu un visa que pour tant de temps, ils ne m’ont pas donnée de visa étudiant comme ils font des fois de deux ou trois ans » (Anna, 29 ans, Française, États-Unis). ’

Ainsi, seuls quelques enquêtés québécois justifient leur inscription dans un établissement d’enseignement à l’extérieur de la société d’origine en raison d’une offre locale inadéquate. Le jeune homme suivant, qui fait des études dans le domaine du transport maritime, part à trois reprises du Québec : d’abord en Ontario pour un « College Diploma » en navigation maritime, puis à Terre-Neuve pour des études de baccalauréat (études maritimes, majeure en commerce) et en Belgique pour un diplôme de maîtrise (marine marchande) 171 . À chaque fois, il explique que la formation qu’il souhaitait obtenir n’est pas offerte au Québec 172 . De manière similaire à la jeune Française partie de façon autonome aux États-Unis, ce dernier bénéficie à plus d’une reprise d’un important appui de la part d’une grand-tante fortunée et convaincue des bienfaits d’un séjour à l’international :

‘« Il y a une de mes grand-tantes qui a beaucoup d’argent. Quand je lui ai parlé de ça, j’arrivais pas à finir mon bacc, elle a décidé qu’elle payerait mes études pour m’aider parce que sinon j’allais pas finir mon bacc. Ensuite, quand je lui ai dit que j’étais accepté en Europe elle m’a dit "je pense que ce serait bon pour toi d’aller étudier en Europe". Elle a dit "je ne connais pas les programmes, bon les programmes, si c’est bon pour ta carrière… mais mis à part ça, tu devrais aller vivre en Europe un an ce serait bon pour toi". Ça fait qu’elle a dit "je vais te payer tes frais de scolarité". Autrement, je n’aurais jamais pu y aller. C’était impossible » (Christian, 25 ans, Québécois, Belgique).’

L’accès à un programme d’études en tant qu’étudiant autonome à l’étranger – que ce programme soit d’ailleurs disponible ou non dans un établissement de la société d’appartenance – est inégal et dépend fortement des ressources économiques. Ces ressources peuvent être héritées, comme dans les cas précédents. Mais elles peuvent aussi provenir d’un organisme subventionnaire de recherche. La moitié des mobilités étudiantes internationales « autonomes » réalisées par les enquêtés Québécois ont en effet eu lieu grâce à une bourse d’études octroyée par l’université d’accueil (aux États-Unis) ou par l’un ou l’autre des organismes boursiers provincial et fédéral 173 . Le ressources économiques importantes exigées par une mobilité étudiante autonome explique sans doute que cette motivation de départ se retrouve plus rarement parmi les premiers cycles et qu’elle gagne en importance au fur et à mesure que l’étudiant se spécialise et qu’il atteint des niveaux de diplôme susceptibles d’être subventionnés substantiellement par les universités et les organismes boursiers.

Par ailleurs, il est communément admis que certains pays procurent ou sont censés procurer une expertise dans des secteurs pour lesquels d’autres sociétés sont moins avancées ou jugées comme tel. Le prestige d’un pays et de certains de ses établissements d’enseignement, ce que nous aborderons lors de la présentation des facteurs d’attraction, attire effectivement quelques Français et Québécois en quête d’un diplôme de maîtrise ou de doctorat.

Il se peut que des étudiants, après avoir été refusés dans un programme ou une école appliquant une forte sélectivité, choisissent comme alternative de poursuivre leurs études à l’extérieur du pays (Gaillard et Gaillard, 1999 : 76). Si nous n’avons pas rencontré d’informateurs dont la situation corresponde à ce cas de figure, les propos du jeune homme suivant illustrent une réalité qui s’en rapproche. Celui-ci explique en effet être parti étudier à l’étranger dans le but d’éviter les problèmes en cas de non-admission dans une école d’ingénieurs :

‘« Eh bien, mon séjour en Angleterre, comment s’est-il goupillé, j’ai fait un bac+2, un DUT informatique. Et à la fin du DUT, on pouvait poursuivre des études soit dans des écoles d’ingénieurs, soit… enfin, il y avait différentes formules d’études, soit bac+ 3, soit il y avait cette proposition de relation avec l’étranger. Donc il y avait un partenariat entre ma fac et deux facs. Je suis parti pour des raisons qui étaient simples : l’école d’ingénieurs, ça ne me bottait pas vraiment, tu vois, l’acharnement… en fait, la formation française dans les écoles, comment dire supérieures, avec la prépa… et puis en plus c’était beaucoup théorique. Alors une chose qui m’avait bien attiré, c’est que la formation française était très théorique, donc des maths, un peu de socio… alors que la formation anglo-saxonne est beaucoup plus pratique en général » (Jonathan, 27 ans, Français, Angleterre).’

Il ne paraît donc pas inapproprié de supposer que des étudiants utilisent les opportunités organisationnelles et financières d’étudier à l’étranger afin de contourner certaines contraintes de leur système d’éducation, même s’il s’agit ici d’un cas particulier 174 . Dans les cas où des étudiants contournent un refus dans un établissement national en s’expatriant de façon autonome à l’étranger, cela suppose un important capital économique, probablement familial.

Dans un autre ordre d’idées, un jeune Français dit être parti dans le but principal de reporter son service militaire obligatoire 175 . De 1992 à 2001, année de sa suspension, 10 mois de service militaire actif, 16 mois de coopération ou 20 mois pour les objecteurs de conscience étaient obligatoires pour tous les jeunes hommes français. Un report était toutefois autorisé entre 18 et 27 ans. La réforme du service militaire étant annoncée par la loi du 28 octobre 1997 176 , l’enquêté qui évoque la volonté de reporter son incorporation comme motif de départ se sait susceptible, pour peu qu’il prolonge sa période de formation, d’en être éventuellement exempté :

« Donc j’ai fait deux années d’IUT à Villeurbanne, ici là, à côté. Au bout de ces deux ans, je n’avais pas envie d’arrêter les études et de me mettre à travailler et j’ai eu cette possibilité donc de DUETI, donc Diplôme universitaire d’études techniques internationales. Il y a plusieurs choses qui ont joué là-dessus, c’est que je devais faire le service militaire, donc ça m’arrangeait un peu de repousser l’échéance et j’étais très intéressé par cette proposition » (Arnaud, 26 ans, Français, Finlande).

Comme il l’explique lui-même, c’est « toujours cette histoire du service militaire » qui l’incite à prolonger d’une année son séjour d’études, option qui lui permet par le fait même d’obtenir le diplôme européen « bachelor ». Plus loin dans ce travail, nous verrons que d’autres jeunes hommes français mobilisent à nouveau l’espace international afin d’y faire leur service militaire en tant que coopérant. Dans leur cas, le désir de mobilité internationale se conjugue à la volonté d’échapper à un service actif pour mener à un séjour supplémentaire à l’étranger.

Enfin, quelques enquêtés ne veulent pas entrer immédiatement sur le marché du travail. Cette volonté est influencée par la perception qu’ils ont du contexte économique, le fort taux de chômage qui touche les jeunes les invitant à retarder le moment d’une insertion professionnelle mal anticipée. Rappelons qu’en 1997, les jeunes Français âgés de 15-24 ans étaient affligés d’un taux de chômage de 25,8% tandis que celui des jeunes Québécois du même âge était de 19,3% 177 . Même si ces taux sont beaucoup moindres chez les diplômés universitaires (6,7% en 1998 en France et 5% en 1998 au Québec), certains enquêtés n’hésitent pas à qualifier de sombre le contexte dans lequel ils baignaient avant de partir :

‘« Donc on privilégiait toujours les étudiants de doc… des années qui étaient très maigres. On parle encore, 94-96, toutes les coupures, il n’y avait plus d’argent pour rien, bla, bla, bla… C’était pas une époque très joyeuse » (Justine, 31 ans, Québécoise, États-Unis).’

En plus de ce facteur répulsif d’ordre structurel, des jeunes ne savent tout simplement pas dans quelle entreprise chercher du travail, quel type de poste ils veulent occuper ou vers quel secteur d’emploi ils comptent se diriger. En d’autres termes, ils ne se sentent pas du tout prêts à quitter le milieu étudiant et les avantages que, somme toute, celui-ci leur procure.

‘« C’est peut-être par le fait qu’un IUT, au départ c’est des études courtes. Les gens se rendent compte que le bagage est certes intéressant mais finalement léger et que pour se lancer dans le monde du travail, c’est pas qu’il vaut mieux, mais il faut se sentir prêt, et souvent on ne se sent pas prêt. Il y a l’aspect un peu ludique de la vie étudiante qu’on n’a pas envie d’arrêter tout de suite, mine de rien. Et c’est vrai que le contexte économique nous pousse à se cacher un peu, à se préserver dans ce monde étudiant » (Sylvie, 26 ans, Française, Angleterre).’

Que ce soit parce qu’ils craignent de vivre une insertion professionnelle pleine d’embûches, parce qu’ils ne se sentent pas prêts à quitter le statut d’étudiant pour endosser celui de travailleur ou parce qu’ils ne savent tout simplement pas dans quel domaine ils souhaitent travailler, l’espace international apparaît comme un lieu et un moment où ils peuvent réfléchir et se préparer à cette éventuelle période de transition : « …c’est pour ça aussi l’intérêt de partir en quatrième année, c’est que ça laissait un peu le temps de réfléchir pour la suite » (Romain, 27 ans, Français, Ontario). Séjourner à l’étranger pour faire des études est perçu comme une stratégie qui permet de gagner du temps tout en ne le perdant pas et d’expérimenter différents univers des possibles qui, nous le constaterons au chapitre suivant, aident parfois les étudiants à trouver leur voie. Les dispositifs chargés d’encadrer et même de soutenir financièrement le séjour, dans un tel contexte, constituent des opportunités qui permettent la mise en œuvre de cette stratégie.

Certains établissements français, notamment les Instituts universitaires technologiques (IUT) et les Instituts d’études politiques (IEP), offrent aux étudiants l’opportunité de réaliser une troisième ou une quatrième année à l’étranger sans que cette année de formation ne compte pour l’obtention de leur diplôme. Les enquêtés français qui ont manifesté cette motivation étaient pour la plupart inscrits dans l’un ou l’autre de ces établissements d’enseignement. Si cette situation institutionnelle ne trouve pas son équivalent au Québec, l’indécision et l’incertitude quant à l’avenir professionnel n’est pas l’apanage des jeunes Français : « …j’étais partie dans l’idée que ça allait m’éclairer… » (Laurie, 24 ans, Québécoise, Australie). Les voyages, ceux effectués entre le CEGEP et l’université, par exemple, possèdent en effet une signification semblable pour quelques jeunes Québécois. Sous des modalités diverses d’appropriation concrète – études, voyage, aide humanitaire, etc. –, l’espace international est donc envisagé par certains jeunes comme un moratoire identitaire au cours duquel ils comptent réfléchir à leur avenir professionnel 178 .

Ainsi, des conditions structurelles telles qu’un contexte d’emploi relativement bouché ou perçu comme tel, une légère carence des cursus locaux, un accès restrictif à certaines filières de formation, l’enclenchement de la réforme du service militaire obligatoire ainsi que des situations personnelles telles que le désir de renégocier certains engagements relationnels sont autant de facteurs répulsifs sous-jacents à une expatriation pour études.

Notes
170.

Donc, dans le cadre d’un accord entre deux établissements d’enseignement.

171.

Nous rappelons que si les provinces canadiennes de l’Ontario et de Terre-Neuve ne constituent pas l’étranger au sens politique du terme, nous avons fait le choix, à l’instar d’ailleurs des universités québécoises qui offrent des programmes de mobilité dans les autres universités canadiennes, d’inclure ces destinations parmi « l’étranger ». Les droits de scolarité dans les provinces anglophones y sont plus élevés qu’au Québec et les universités désignées se trouvent à une distance significative de la ville d’origine des enquêtés concernés.

172.

Sauf son premier diplôme qu’il pouvait aussi obtenir à Rimouski, ville québécoise où il ne voulait cependant pas aller.

173.

Sur 17 de ces mobilités étudiantes autonomes de Québécois à l’étranger, neuf ont bénéficié d’une bourse de maîtrise ou de doctorat du FCAR ou du CRSNG.

174.

Le jeune homme provient d’un IUT offrant l’opportunité de réaliser une année supplémentaire à l’étranger et un diplôme européen (bachelor) s’il prolonge d’une autre année son séjour dans une université étrangère.

175.

Ce motif de départ ne concerne évidemment pas les enquêtés québécois puisque le service militaire n’est pas un passage obligé de la jeunesse canadienne.

176.

La loi comportait également l’application immédiate de la suppression du service national pour les jeunes hommes nés après le 1er janvier 1979.

177.

Consulter le chapitre 3 au besoin.

178.

C’est ce que nous avons observé chez des jeunes Français qui, en dépit de la diversité des formes de mobilité internationale réalisées, envisageaient cette expérience entre autres comme un moment de réflexion, de remise en question et d’expérimentation de nouveaux rôles et identités (Garneau, 2001). Nous y reviendrons au chapitre suivant.