1.2.1 Intensité sociale et expériences culturelles

« Vivre une expérience enrichissante », « partir à l’aventure », « envie de voyager », « voir autre chose », « faire du changement », « connaître ce qui se passe ailleurs », « découvrir du pays »… Le désir de nouveauté, d’expérimentation et de changement constitue sans aucun doute le motif de mobilité internationale le plus récurrent chez les enquêtés, qu’il s’agisse d’ailleurs des études ou de toutes les autres formes d’appropriation de l’espace. Cette signification du déplacement à l’international trouve preneurs autant chez ceux qui ont vécu des séjours préalables à l’étranger et qui ont alors eu « la piqûre du voyage » que chez ceux qui ne sont jamais partis et qui ressentent tout à coup le besoin d’aller voir ce qui se passe ailleurs.

‘« Et puis bon, dans la famille j’en parlais, bon mon père au départ était pas vraiment chaud parce que bon on est deux filles et je suis l’aînée, il n’y avait pas d’antécédents dans la famille, on a toujours vécu à Lyon, il me disait "mais pourquoi tu veux partir, dans quel intérêt…" Et moi, "mais pourquoi pas aussi, quoi. Oui, j’ai envie de voir autre chose, c’est l’occasion avec les études" » (Juliette, 27 ans, Française, Québec).’

En revanche, cette motivation est moins citée par les candidats à un diplôme de plus haut niveau, accaparés par leur entrée prochaine sur les marchés du travail, et tend à s’estomper au fur et à mesure que les enquêtés vivent des séjours d’études à l’étranger. Le goût de l’aventure semble alors faire davantage de place à d’autres motivations telles que la connaissance d’une société particulière ou la volonté d’obtenir un diplôme d’une université prestigieuse.

L’acte de partir à l’étranger dans le cadre du cursus universitaire est également produit par le désir de contacts, d’échanges et de relations interculturels. Contrairement à ceux de leurs confrères qui sont partis dans un pays pour l’intérêt personnel mais aussi académique et professionnel que cette société représentait pour eux, que nous présenterons plus bas, les informateurs auxquels nous faisons ici allusion disent simplement avoir envie d’aller à la rencontre de l’Autre et de sa culture. Quelques-uns, comme ce jeune Québécois d’origine haïtienne, espèrent se retrouver dans un environnement multiculturel où leur différence n’en sera plus une :

‘« Et puis donc pour moi, l’Europe est très, entre autre chose, pour moi c’est une terre où se mélangent tellement de cultures différentes et de milieux différents que c’était là où je voulais expérimenter l’international. C’était vraiment en Europe que je voulais aller. Et ce qui m’a vraiment frappé, quand je suis allé là-bas, c’est justement la diversité au niveau des étudiants étrangers qui étaient présents sur place » (Patrice, 28 ans, Québécois, France).’

Dans un même ordre d’idées, d’autres enquêtés ayant effectué un séjour à l’international par le passé espèrent grâce au séjour d’études retrouver le bien-être qu’ils avaient éprouvé à être étrangers. Certains enquêtés conçoivent en effet l’espace international comme un lieu où ils peuvent jouer avec la distance et la proximité qui caractérisent la relation avec l’étranger 179 . Ils apprécient l’attrait que le fait d’être différent exerce sur autrui tout en ressentant une sorte de légèreté de ne pas être – ou de ne pas se sentir – directement concernés et impliqués par les enjeux de la société d’accueil. Sans pour autant désobéir à l’ordre civique, loin de là, ils ressentent moins de responsabilités à l’égard de leurs concitoyens et des institutions parce qu’ils n’en sont pas originaires et surtout parce que leur présence en ce lieu a une durée limitée.

‘« Mais cet aspect de la mixité, donc le fait d’être étranger. C’est ça que je trouvais particulièrement intéressant. D’être à l’étranger et d’être un peu à l’extérieur des normes, comme ça, de vivre sans cette espèce de lourdeur de ce qu’on prend pour acquis dans cette société. Des couloirs qu’on doit suivre, qu’on s’attend à ce qu’on suive. Cette espèce de liberté en tant qu’étranger de pouvoir suivre d’autres voies et d’accepter aussi qu’on le fasse parce qu’on prend pour acquis qu’on n’a pas cette connaissance, on n’a pas grandit avec… alors on tolère beaucoup chez l’étranger une certaine marginalité et ça, j’adore ça. Ça donne une forme de liberté » (Hubert, 32 ans, Québécois, Suède).’

Vivre à l’étranger dans le cadre des études permet donc de se rapprocher de l’Autre, de s’enrichir de son contact 180 , tout en demeurant à distance de ce qui le caractérise. Ce désir de distanciation s’exprime inversement et également à l’endroit des engagements relationnels dans la société d’origine, comme nous avons déjà pu le constater en présentant la volonté qu’ont certains jeunes de se désengager temporairement et spatialement de leurs rôles familiaux. Ce trait caractéristique de l’expérimentation de l’espace international – distanciation des engagements dans la société d’origine et proximité des relations sociales avec l’étranger – que nous avons observé ailleurs (Garneau, 2001), sera abordé à nouveau dans le chapitre suivant, lors de l’analyse des séjours proprement dite.

Un enquêté français et une enquêtée québécoise expliquent leur départ à l’étranger dans le cadre de leurs études par la volonté de rejoindre leur petit(e) ami(e), de nationalité étrangère. Le séjour d’études à l’étranger constitue une stratégie permettant d’éviter d’être séparé géographiquement de l’être aimé sans compromettre l’avancement des études. Les dispositifs d’échange d’étudiants servent alors d’outils grâce auxquels le jeune peut organiser un tel déplacement, comme ce fut le cas pour Geneviève :

‘« Moi, c’est un petit peu par imposture que je suis partie parce que j’ai rencontré mon copain, qui était Autrichien. Et donc on a commencé à sortir ensemble. Lui était dans le cadre d’un échange, justement. Et puis ensuite c’est ça, donc on a passé une année ensemble. Donc là ensuite c’était se demander qu’est-ce qu’on ferait après. Ça devenait de plus en plus sérieux. Là, c’était le problème de la langue parce que je parlais pas allemand, j’étais en littérature française, il n’y avait aucun programme qui me permettait de partir au bacc. J’étais en dernière année de bacc. Donc là mon copain m’a dit qu’il y avait des programmes en littérature comparée pour encourager justement les séjours à l’étranger. Donc finalement, j’ai commencé à prendre des cours d’allemand, un petit peu sur la pointe des pieds en me disant "je ne pourrai jamais !" […] C’est ce côté-là je pense, l’aveuglement de l’amour que moi j’ai eu qui était pas seulement académique, il y avait un grand côté émotif aussi, le côté émotif d’apprendre la langue de l’autre, d’entrer dans le monde de l’autre. Donc moi mes motivations ont beaucoup tourné autour de ça. Du point de vue académique, j’étais en études françaises, donc il n’y avait pas vraiment de liens… » (Geneviève, 25 ans, Québécoise, Autriche).’

Cette motivation se rencontre encore plus fréquemment lors de la justification du deuxième ou du troisième séjour d’études à l’étranger. Il arrive en effet qu’une rencontre amoureuse pendant la première expérience de mobilité étudiante internationale suscite le désir de retourner dans le pays où elle a eu lieu; la poursuite des études, puisqu’elle permet à l’étudiant de rentabiliser scolairement le temps passé loin de chez lui, sans compter qu’elle facilite l’obtention d’un visa, apparaît souvent comme la meilleure solution pour y parvenir. Ainsi, des motivations d’ordre strictement personnelles s’allient à des motifs d’ordre scolaire et professionnel et concourent à l’élaboration – voire, comme dans l’exemple précédent, à la bifurcation – du projet scolaire et spatial.

‘« La moitié de ces décisions, Allemagne, Fribourg, tout ça, ça se fait en fonction des copines, pas forcément en fonction… C’est toujours un facteur aussi, il faut pas croire que c’est juste la carrière ou le professionnalisme qui détermine… » (Frederic, 34 ans, Québécois, Allemagne). ’

Notons au passage que deux enquêtés français et sept enquêtés québécois sont mariés – ou vivent en couple depuis plusieurs années – avec une personne rencontrée lors d’un séjour d’études à l’étranger. Ces données ne comprennent pas les couples mixtes ayant rompu depuis l’échange d’étudiants, plus nombreux encore.

Notes
179.

Simmel a très bien défini la double dimension de la relation avec l’étranger : « L’unité de la distance et de la proximité, présente dans toute relation humaine, s’organise ici [avec l’étranger] en une constellation dont la formule la plus brève serait celle-ci : la distance à l’intérieur de la relation signifie que le proche est lointain, mais le fait même de l’altérité signifie que le lointain est proche » (Simmel, 1990 : 53-54).

180.

Les bénéfices retirés du rapport avec l’étranger ne se font pas pour autant à sens unique : « Il y a un phénomène apparenté à cette objectivité de l’étranger et qui appartient véritablement, mais pas exclusivement, à l’étranger qui se déplace : je veux dire que c’est souvent à lui que l’on fait les révélations et les confessions les plus surprenantes, qu’on livre des secrets que l’on cache précieusement à ses propres intimes » (Simmel, 1990 : 55-56).