Les jeunes qui sont partis étudier à l’étranger après s’être fait suggérer cette possibilité ont en commun de posséder un faible volume de capital spatial. Tout comme les autres membres de leur famille, ils n’ont pas à leur actif de patrimoine de lieux qui seraient reliés par un réseau social décloisonné et multipolarisé. Leur horizon et leur espace d’action sont localisés. Ils n’ont préalablement pas développé de capacités et d’aptitudes à se déplacer dans un espace international. Les enquêtés français et québécois qui cumulent ces caractéristiques affirment d’ailleurs que jamais il ne leur serait personnellement venu à l’esprit de réaliser une pareille aventure.
‘« Donc j’ai commencé par un DEUG d’histoire et une licence et c’est l’année de licence qu’on a été sensibilisé… Oui, au départ j’avais pas du tout l’idée, quand j’ai commencé ma licence je pensais pas du tout faire une maîtrise à l’étranger et en fait, il y a eu des affiches, et tout, la possibilité de partir à l’étranger, une bourse de la région, bon j’avais un prof aussi qui connaissait des personnes qui avaient fait ça et que c’était un plus, enfin bon... Tout ça a fait finalement que je me suis renseignée, je suis allée à la première réunion qui était une réunion générale d’information… » (Juliette, 27 ans, Française, Québec).’Cette façon de concevoir l’espace international ne doit pas être hâtivement et exclusivement interprétée comme le fruit d’une carence en ressources sociales et économiques, carence qui les aurait maintenus à l’écart des informations utiles et des moyens tangibles sous-jacents à la réalisation effective d’une mobilité internationale – d’ailleurs sous quelque forme que ce soit. Les rôles d’expatrié ou de voyageur ne faisaient tout simplement pas partie, jusqu'alors, de leur répertoire de rôles envisageables. Il s’agissait d’une réalité qui, en quelque sorte, existait pour les autres mais pas pour eux.
‘« L’idée c’est, c’est il y a une de mes amis qui partait. Je me rappelle, on était au d’Auteuil, à un spectacle, elle me dit "je m’en vais en France". "Ah, tu t’en vas en France?", parce que quand elle m’avait dit ça j’ai dit "ah, t’es donc bien chanceuse…" Je ne m’imaginais pas que je pouvais faire ça! Elle me dit "Pat, tu peux toi aussi". Le lendemain, j’ai été chercher les papiers et j’avais appliqué. C’était simple, c’était CREPUQ, il fallait aller au bureau international, dans la tour de l’éducation, j’étais allé chercher un programme » (Patrick, 28 ans, Québécois, France). ’Ici, ce sont des offres extérieures – affiche sur un babillard, proposition d’un professeur ou d’un responsable des relations internationales de l’université, encouragement d’un ami, etc. – qui ouvrent une première brèche dans l’inventaire de rôles et de comportements possibles des individus. Les acteurs jeunes qui s’inscrivent dans cette logique de préparation du séjour d’études sont placés dans des conditions institutionnelles favorables dans la mesure où ils font face à une promotion intensive, voire personnalisée, des séjours étudiants au sein de leur faculté ou de leur département et que, dans plusieurs cas, des bourses de mobilité sont rendues disponibles (la bourse de la région Rhône-Alpes en France et la bourse de court séjour du ministère de l’Éducation du Québec). Pour certains, c’est d’ailleurs la possibilité d’être financés qui a facilité l’obtention de l’appui – au moins moral – parental, les dépenses nécessitées par un séjour à l’étranger ne faisant usuellement pas partie de la vie familiale : « Mon père un peu plus froid, au départ, niveau question financière. Bon après, la bourse, ça a quand même bien aidé » (Juliette, 27 ans, Française, Québec). Pour les Québécois qui ne disposaient pas d’une bourse de mobilité du MEQ (ceux partis avant 2000, date de leur création), ils ont pu partir grâce à une aide parentale déjà versée pour les études au Québec, le programme des Prêts et bourses du Québec, l’OFQJ, un prêt bancaire et des économies réalisées grâce à des emplois à temps partiel durant l’été ou durant l’année scolaire. Les proches, notamment les parents, ont généralement un regard favorable à l’endroit de cette expérience, convaincus des bienfaits personnels, scolaires et professionnels découlant d’une éducation reçue à l’étranger.
Certaines démarches, il faut le dire, sont enclenchées par les étudiants à la toute dernière minute, comme si l’urgence de la situation ne permettait pas au système d’attentes ou de normes sociales jusque-là partie prenante de leur socialisation de revenir à la charge et de les faire changer d’avis. La période entre le début des procédures et le départ effectif s’étalant sur plusieurs mois, ce laps de temps leur donne l’occasion de s’approprier progressivement les tenants et les aboutissants de leur projet. Ce long extrait d’Anne-Sophie est tout à fait probant :
‘« Moi ça a été vraiment un coup de tête je te dirais parce que je ne suis vraiment pas, je ne me croyais vraiment pas le genre aventureuse. A me dire " je vais partir un an…". Pas que je n’étais pas indépendante, mais j’étais bien chez nous, j’avais un chum steady, c’était vraiment pas dans ma nature. De ce que je connaissais de moi, c’était pas du tout ça. Sauf que j’avais une très, très bonne amie à l’université que j’ai connue pendant le bacc et un moment donné on entend, il y a un prof qui rentre et qui nous dit "il y a un nouveau projet en littérature, on vous offre maintenant de partir un an en France". Il nous donne les universités et tout ça. Donc moi, ça ne m’effleure même pas. Je me dis juste "ah ils sont chanceux le monde qui ont le guts de faire ça, ça doit être une super expérience…". Mais moi, ça ne m’accroche pas plus que ça. Je te dirais peut-être un mois plus tard, le même prof revient, celui qui était responsable du voyage, revient dans le cours et dit "dernière chance", on était vendredi, " il faut que les dossiers soient déposés au département lundi si vous voulez partir". Là je regarde mon amie – je te dis, ça a été un coup de tête, tu sais – on se regarde et on fait "pourquoi on ne le fait pas". Donc, ça nous prenait une lettre de référence d’un prof, on est allé voir le prof avec lequel on était dans le cours, on lui a dit "veux-tu nous signer une lettre pour qu’on aille en France", elle a dit "oui, oui", elle nous connaissait. Ça nous prenait le CV, ça nous prenait une lettre de présentation, pourquoi on veut partir, donc moi j’ai écrit ça dans la fin de semaine, ça a été… Donc lundi on dépose nos projets, mais moi un peu insouciante, je me disais qu’ils prenaient 13 candidats… » (Anne-Sophie, 24 ans, Québécoise, France).’Ces étudiants n’ayant pas déjà en tête un projet bien formulé d’études à l’étranger, les sens attribués par ces enquêtés à l’espace international et à son appropriation dans le cadre des études concernent davantage des motivations personnelles et relationnelles que scolaires et professionnelles : ils désirent profiter de l’occasion pour acquérir leur autonomie ou vivre une expérience qui sort de l’ordinaire, tout en se disant que cela ne pourra certainement pas leur nuire professionnellement. La dynamique engagée entre eux et les acteurs institutionnels, du moins pour l’organisation du départ, laisse par conséquent voir peu de décalages. Ils organisent leur séjour en fonction de l’offre, par exemple en fonction des pays et des établissements étrangers avec lesquels leur université d’attache possède une entente et dont ils parlent la langue. La France et le Québec ayant une longue tradition de coopération interuniversitaire et une langue commune, il n’est donc pas surprenant que nombre des étudiants français concernés soient partis au Québec et que plusieurs des étudiants québécois soient partis en France. Nous verrons au prochain chapitre que cette situation de relative entente peut toutefois changer lorsqu’ils arrivent dans la société d’accueil, notamment sur la question des cours à suivre et à se voir crédités par l’établissement d’origine. Qu’à cela ne tienne, les jeunes qui se lancent plus ou moins spontanément dans l’aventure mobilisent habituellement le plus de ressources possible afin de faciliter l’actualisation du départ : ils participent aux séances d’informations et de préparation offertes dans les établissements de départ et d’accueil, ils recherchent tous les soutiens à la mobilité juvénile (l’Office franco-québécois pour la jeunesse, par exemple), ils recourent ponctuellement – pour l’obtention d’une lettre de référence, d’un logement ou de toute forme d’informations – à certains liens forts et faibles comme un professeur, un représentant des relations internationales et des amis ou connaissances plus lointaines. Dans plusieurs cas, ils partent avec un ami ou un camarade de classe.