2.3 Des projets de mobilité modulés

Entre les deux logiques d’interaction jeunes/ institutions qui viennent d’être présentées ci-dessus s’en trouve une troisième. Il s’agit des cas où une publicité des séjours d’études à l’étranger faite à l’université – soit par le biais d’une affiche, d’un professeur ou d’un représentant des relations internationales venu discuter en classe des différentes possibilités de séjour à l’étranger, d’une journée d’information sur la mobilité étudiante internationale… – est venue à la rencontre d’affinités personnelles pour la mobilité et l’international déjà présentes chez l’étudiant.

À l’inverse du premier cas de figure étayé, les étudiants ici concernés ont accumulé certaines ressources spatiales par le passé : ils ont déjà voyagé seuls ou avec leurs parents, ils ont fait quelques séjours linguistiques, etc. Cependant engagés dans des études universitaires, ils n’ont pas eu l’occasion de partir depuis un moment et n’envisageaient pas la possibilité de le faire dans un avenir rapproché, probablement parce qu’ils n’étaient pas au courant qu’il existait des programmes leur permettant de voyager sans avoir à interrompre leur formation. Leurs énergies, quand ce n’est aussi leurs ressources économiques personnelles et celles de leurs parents, étaient principalement consacrées à leurs études et à l’obtention d’un diplôme.

Ces enquêtés ayant déjà à leur disposition quelques lieux vécus et quelques savoirs liés à la capacité de se déplacer, la possibilité d’expérimenter une mobilité étudiante a pour eux des significations plus diverses et variées que celles manifestées par les jeunes qui ne disposaient que d’un faible volume de capital spatial et qui n’avaient, jusqu’à ce qu’on leur propose de partir étudier à l’étranger, jamais envisagé d’endosser le rôle de voyageur ou d’expatrié. Ces derniers, nous l’avons vu, ont alors tendance à se diriger vers un établissement proposé par les acteurs institutionnels, et leur choix est parfois limité du fait qu’ils ne maîtrisent pas suffisamment une deuxième langue. Dans le cas présent, en revanche, des attentes naissent des expériences de mobilité internationale passées : ils sont parfois tentés de se diriger dans un pays qu’ils ont apprécié lors d’un précédent voyage ou, au contraire, de choisir un pays qu’ils n’ont encore jamais eu la chance de visiter, tel ce jeune homme à qui nous avons demandé pourquoi il était parti en Écosse : « Parce que c’était de mémoire la seule destination où on pouvait partir un an. Et parce que je connaissais pas » (Jérôme, 28 ans, Français, Écosse). Dans un même ordre d’idées, la maîtrise de certains rudiments d’une deuxième ou d’une troisième langue peut les pousser à envisager une destination qui leur permettra d’en approfondir la connaissance. C’est dire que leur volonté d’étudier dans un établissement étranger naît des opportunités de partir annoncées en début de cursus universitaire mais que, contrairement aux premiers enquêtés qui se dirigent là où les acteurs institutionnels leur proposent d’aller, ces jeunes manifestent certaines préférences et préparent leur séjour en fonction de leurs ressources spatiales et sociales accumulées antérieurement. Dans leur cas, c’est comme si un attrait pour l’espace international dormait en eux et que la promotion faite par les acteurs institutionnels était venue l’éveiller.

Cela dit, ces enquêtés ne correspondent pas pour autant à la situation du second cas de figure présenté précédemment dans la mesure où leur intention de mobilité étudiante n’était pas planifiée et où, donc, ils n’ont pas de projet spatio-scolaire spécifique au moment où ils apprennent la possibilité de partir. Dans leur cas, le séjour d’études à l’étranger et les intentions, aspirations et significations qui y sont rattachées prennent forme au fur et à mesure des possibilités et des obstacles, principalement de nature institutionnelle, qui se présentent à eux.

Par exemple, certains étudiants composent graduellement leur plan d’expatriation pour études en fonction non pas des bénéfices qu’un établissement d’enseignement ou une société spécifique peut leur apporter sur le plan de la formation ou de l’insertion professionnelle, mais plutôt en fonction des avantages pécuniaires ou des probabilités supposées d’être sélectionnés pour l’échange. Certains jeunes Français, par exemple, ont appris qu’un supplément à la bourse était accordé à tous les étudiants qui partaient dans une région partenaire de la région Rhône-Alpes et que les probabilités d’être sélectionnés étaient plus grandes pour certaines destinations.

‘« Je pense que si je n’avais pas eu la bourse je ne serais pas parti, c’est aussi pour ça que j’ai choisi le Québec par rapport à l’Europe, par exemple. Non seulement il y avait un supplément au niveau de la bourse Rhône-Alpes, parce que c’est une région partenaire, mais en plus je savais que c’était difficile si je partais en Europe d’avoir la bourse Rhône-Alpes parce que j’avais entendu qu’ils les réservaient dans des pays… – en Europe, il y a ERASMUS – dans des pays hors Europe où il n’y a pas de bourses ERASMUS. En général, les gens qui sont partis en Espagne ou en Angleterre n’ont pas eu la bourse Rhône-Alpes, donc ils ont eu une bourse bien moins importante. Donc je n’aurais pas pu partir. Ça a été un petit stress. J’avais assez confiance, on m’avait rassuré au service qui gère les bourses, mais c’est vrai que je savais que ça conditionnait mon départ » (Fabrice, 27 ans, Français, Québec).’

Ces étudiants souhaitent partir pour l’aventure, pour quitter la maison familiale, pour sortir de l’environnement scolaire, pour l’échange interculturel, etc. Ils font le pari qu’une telle expérience, peu importe la destination, ne peut être que profitable sinon sur le plan professionnel, du moins sur le plan personnel, et ils organisent donc leur séjour en fonction des possibilités offertes par les organismes de financement et les accords conclus à l’étranger par leur université.

En revanche, d’autres étudiants doivent modifier leurs attentes en fonction des obstacles et des contraintes qui leur sont imposés par leur établissement d’attache. Car si ces jeunes n’ont aucun projet spatio-scolaire d’arrêté au moment d’entamer les démarches, ils n’ont pas moins parfois certaines destinations de préférence, notamment sur le plan linguistique. À partir du moment où ils apprennent la possibilité qui leur est faite de partir compléter une partie de leur formation à l’étranger, certaines aspirations et stratégies peuvent effectivement émerger en fonction à la fois de leurs expériences passées et de leurs ambitions futures. De nombreux enquêtés français, notamment, souhaitent faire un échange aux États-Unis afin de parfaire leur maîtrise de l’anglais. Leur établissement d’attache n’ayant cependant pas d’alliance avec une université américaine – ou le nombre de places comprises dans l’accord étant limité – plusieurs doivent se rabattre sur une université anglophone du Québec, les ententes interuniversitaires franco-québécoises étant plus nombreuses. Or, ces dernières ne sont pas non plus illimitées. Dans le cas suivant, la jeune femme est non seulement redirigée vers une université francophone, mais en plus elle ne se retrouve finalement pas du tout, tel qu’espéré, au Canada :

‘« Tout comme quand je suis partie en Belgique, au départ je voulais pas partir en Belgique, je voulais partir au Canada. C’est vrai que je suis finalement partie en Belgique mais au départ l’idée c’était de partir dans un pays anglophone pour apprendre la langue et c’était de partir dans un pays où il y aurait une culture différente pour apprendre des choses nouvelles. Finalement, le Canada n’a pas marché pour des raisons administratives, ils ont annulé cette année-là les échanges avec [l’université d’attache] » (Marielle, 28 ans, Française, Belgique). ’

Dans ce dernier cas, nous comprenons bien qu’elle a dû laisser tomber sa motivation première, apprendre l’anglais, pour se contenter de l’aventure qu’apporte toute forme de séjour à l’étranger, peu importe la destination. Dans un même ordre d’idées, certains se voient reconduits en direction d’un autre pays d’accueil lorsque les conditions d’admission sont trop restrictives, telles certaines universités qui exigent des compétences linguistiques ou mathématiques plutôt élevées :

‘« Honnêtement, c’est parce que j’ai des amis qui ont commencé à en parler –parle, parle, jase, jase, parle, parle, jase, jase…Au début, et puis en plus les pays ne m’intéressaient pas, il y avait des pays comme l’Europe, l’Amérique centrale... J’y avais déjà été, ça ne m’intéressait pas. Au début je voulais aller en Israël. Mais c’était une université très forte en maths et puis je n’avais pas la capacité, je n’étais pas assez fort en maths. C’est insultant, mais bon. C’est là qu’ils m’ont recommandé la Tunisie, j’ai dit "Ok, pourquoi pas", je ne savais même pas c’était où sur la carte quand on me l’a offert. Je suis allé voir dans un livre, je suis allé voir sur le Web, ça a l’air cool, j’ai dit "Ok" » (Serge, 29 ans, Québécois, Tunisie).’

D’autres enquêtés, au prix de négociations serrées avec les acteurs institutionnels responsables des échanges d’étudiants, parviennent cependant à imposer leurs intentions premières. Dans le cas suivant, c’est une erreur précédemment commise par le service des relations internationales de son école, jointe sans doute à des aptitudes toutes personnelles à communiquer et à négocier – « parce que vraiment j’ai fait des scandales »– qui permettent au jeune homme d’obtenir un compromis satisfaisant :

‘« Et moi, ce que j’avais envie c’était de partir aux États-Unis parce que j’avais une affection pour ce pays, j’étais parti plusieurs fois avec mes parents, j’étais allé en échange avec des correspondants, j’étais allé travailler là-bas dans un parc d’attraction et tout, donc j’avais envie de faire ça, de faire une année dans une entreprise américaine pour voir. Et puis il y avait un contact qui avançait bien pour partir à Boston, ça n’a pas marché et du coup, comme ça n’a pas marché à la dernière minute, c’est-à-dire au mois de juillet et que moi de toute façon je voulais partir à l’étranger, j’ai décidé de partir en entreprise en France pour prendre un an pour vraiment chercher à ce moment-là à faire ma dernière année dans une université à l’étranger. Au début, ce que je voulais faire, c’était de travailler dans une entreprise. Et après cette année, notre école avait des accords avec différentes écoles aux États-Unis et au Canada pour nous trouver de la place et donc moi, j’avais repéré, c’était je crois vers Pittsburgh et vers San Francisco, je sais plus, et puis ça n’a pas marché et puis on m’a trouvé une place à McGill avec un pote avec qui on était placé binôme, et donc là il y avait la possibilité d’avoir une place. Et comme l’école avait un peu merdé en ne me trouvant pas mon stage en entreprise, en ne me trouvant pas la place à Seattle, finalement a tout fait pour qu’on soit pris à McGill alors que sans doute on avait un niveau juste en dessous de la barre requise pour McGill, quoi. Donc voilà, ça s’est passé comme ça le choix de la destination. Donc en fait, je n’étais pas tellement parti pour le Canada. Moi ça ne me plaisait pas trop d’aller à Montréal où j’étais déjà allé en voyage et j’avais le souvenir d’une ville assez francophone alors que moi ce que je voulais c’était une immersion dans une autre langue, une autre culture » (Cantin, 28 ans, Français, Québec).’

Dans toutes les situations, le séjour se présente comme un moyen de joindre l’utile à l’agréable, c’est-à-dire de partir à des fins personnelles, relationnelles et/ou linguistiques tout en ne prenant pas de retard dans les études et en comptant sur le fait que cette expérience sera probablement utile d’une manière ou d’une autre, que ce soit pour des candidatures futures à un programme d’études ou à un poste. Ce qui compte avant tout, c’est de partir, et le projet est modulé au fil des contraintes et des opportunités institutionnelles, au prix même d’abandonner ou de réinterpréter certaines de leurs aspirations. Dans ce contexte, il est évident que l’offre institutionnelle d’un soutien financier à la mobilité est dans plusieurs cas déterminante. Elle est effectivement un fort incitatif non seulement à la mise en route des démarches nécessaires au départ, mais aussi à tout départ, dans les cas notamment où le lieu de destination ne répond finalement pas aux aspirations et aux objectifs initiaux de l’étudiant. Des enquêtés ont indiqué qu’ils n’auraient pas eu la témérité de demander une aide financière à leurs parents, quand ce n’est qu’ils affirment avec certitude que ces derniers n’auraient pas eu les moyens de les subventionner. Ceux-là auraient probablement abandonné leur entreprise ou l’auraient reporté à plus tard, le temps de mobiliser les ressources nécessaires. Des Québécois, faute de moyens, choisissent de couper la poire en deux et de ne partir qu’un seul trimestre : « C’était pour des raisons principalement d’ordre financier, pécuniaire. C’était vraiment de dire j’ai un certain budget et je pense qu’après une session, je vais avoir écoulé ce budget-là, tout simplement » (Patrice, 28 ans, Québécois, France). Les Québécois partis avant l’arrivée des bourses de mobilité du MEQ sont partis en cumulant une multiplicité de sources de revenus, notamment des économies personnelles réalisées grâce à un travail à temps partiel.

Cela nous amène à glisser quelques mots sur le rôle du capital économique dans l’entreprise qui consiste à partir étudier à l’étranger. Car l’appropriation de l’espace international, peu importe d’ailleurs sous quelle forme, engendre des coûts. Il s’avère que la majeure partie des enquêtés ayant effectué des séquences de mobilité internationale antérieurement à leur premier séjour d’études à l’étranger ont bénéficié pour se faire de l’appui financier de la famille (parents, grands-parents, grand-tante, etc.). Cet appui est direct lorsqu’il assume les coûts de transport, les frais de logement, l’inscription auprès d’un organisme, etc. ou indirect, lorsque les jeunes sont nourris et logés par leurs parents. Dans cette dernière situation, ils sont alors mieux à même de faire les économies – grâce à un boulot d’été ou à un emploi à temps partiel durant l’année scolaire – essentielles à l’actualisation de leurs divers périples. Quelques enquêtés précisent néanmoins que leurs séjours antérieurs de mobilité n’auraient pas été possibles sans l’existence d’un comité d’entreprise chargé de soutenir les familles désireuses d’envoyer leurs enfants en colonie de vacances. D’autres affirment avoir eux-mêmes défrayés les coûts de leurs déplacements, avec ou non l’assentiment moral de leurs parents à l’égard de leurs diverses expéditions à l’étranger : « Financier, non, encouragements, oui. Financier, non, c’est pourquoi j’avais toujours travaillé avant l’université et durant l’université » (Frederic, 34 ans, Québécois, Allemagne). Parmi ceux-là, quelques-uns ont quitté le domicile familial et commencé à partir de ce jour à assumer la majeure partie de leurs besoins de subsistance. S’il est vrai qu’aucun enquêté ne fait mention d’une situation économique familiale misérable ou de problèmes majeurs à ce titre, le tiers des Français et un peu plus du quart des Québécois proviennent d’un milieu familial qu’ils qualifient de modeste. Le capital économique des familles des répondants, du moins la contribution financière directe des parents à leurs divers voyages, est différencié.

En fait, un certain volume de capital économique peut agir sur les autres formes de capitaux, par exemple en permettant aux individus de s’approprier de façon plus ou moins précoce des ressources spatiales et sociales. En revanche, la possession d’un certain volume de capital spatial et de capital social, à la fois en termes de lieux et de liens sociaux accumulés et en termes de compétences (savoir-circuler, savoir-s’informer, savoir-communiquer) développées à travers l’acte de se les approprier, permet à son tour d’augmenter le volume de capital économique. Il suffit de penser à ces jeunes qui, grâce à certaines ressources acquises à travers leurs pérégrinations antérieures, peuvent et savent ainsi accéder à des informations les plus judicieuses et à des dispositifs de financement utiles à la mise en œuvre de leur projet spatio-scolaire. Les offres institutionnelles de soutien et d’encadrement de la mobilité internationale de la jeunesse sont multiples (Jeunesse Canada Monde, OFQJ, organismes linguistiques, etc.) et constituent des opportunités qui peuvent être saisies assez tôt par le jeune, grâce à la pluralité des contextes de socialisation et aux moyens de communication notamment. Les individus qui ont déjà un certain nombre de territoires cumulés et un réseau plus ou moins dense de liens forts et de liens faibles sont souvent ceux qui savent le mieux où chercher l’information et comment mobiliser les différents dispositifs afin de répondre à leurs aspirations. Nous pouvons supposer que si le capital économique est un facteur conditionnant la réalisation effective d’un départ, il ne détermine pas l’intention de partir et d’autres dispositions entrent en ligne de compte dans l’accomplissement des actions nécessaires à cet effet. Nous avons vu que la capacité à mobiliser les programmes de mobilité internationale et les ressources sociales étaient également décisives.

Les acteurs jeunes, porteurs de capitaux et d’aspirations et capables de mobilisation, et les institutions, productrices d’opportunités et de contraintes à la mobilité étudiante internationale, interagissent pour conduire à la production différenciée de séjours d’études à l’étranger. Certains séjours sont organisés de façon spontanée lorsqu’un individu pour qui l’international ne constituait pas un espace d’action envisageable rencontre une offre de mobilité. Ici, les ressources spatiales et économiques des individus sont relativement faibles mais les opportunités institutionnelles plutôt fortes (promotion de la mobilité personnalisée par un professeur, bourses de mobilité, etc.). D’autres projets, non planifiés de longue date mais plutôt suscités par une offre institutionnelle, sont modulés au gré des opportunités et des obstacles relatifs à l’échange (niveau linguistique insuffisant, absence d’un accord conclu entre l’université d’origine et l’université visée, places limitées, etc.). Les opportunités institutionnelles sont également très fortes, les jeunes ont des capitaux spatial, social et économique moyens mais ils ne disposent pas encore de plans professionnels définis, du moins pas en lien avec l’espace international. Enfin, les expatriations étudiantes planifiées sont celles d’individus aux capitaux spatial, social et économique forts, hérités ou acquis. Ici aussi, des négociations se produisent avec les acteurs institutionnels et les stratégies individuelles initiales doivent parfois être reformulées. Mais les capitaux, renforcés mutuellement au cours des séquences antérieures de mobilité, facilitent l’appropriation des possibilités et le contournement des contraintes institutionnelles jusqu’à la réalisation d’un projet dont les dimensions spatiales, scolaires et professionnelles sont relativement intégrées.

Les significations attribuées à l’espace international et à son appropriation subjective dans le cadre des études universitaires ont trait à une pluralité d’univers de la vie privée et publique des jeunes –familial, scolaire, de travail, etc. –, tant dans la société d’origine (facteurs de répulsion) que dans les sociétés d’accueil (facteurs d’attraction) et sont d’ordre aussi bien macro que micro social. Dans la majorité des cas, des éléments relatifs aux relations affectives et familiales se joignent à des aspirations académiques, lesquelles ne sont parfois pas étrangères à un contexte de chômage élevé et à certaines caractéristiques du système d’éducation. Il est d’ailleurs souvent difficile, pour les enquêtés, d’identifier lequel des motifs a l’effet le plus déterminant dans l’intention aussi bien que dans la réalisation du départ.

La mobilité étudiante internationale est un fait social qui se construit tout au long du parcours biographique de l’individu et des opportunités structurelles et institutionnelles qui se présentent à lui. Les motivations qui mènent à un premier séjour d’études à l’étranger sont le plus souvent d’ordre privé, surtout lorsque le jeune possède un faible capital spatial. Le séjour à l’étranger dans le cadre des études apparaît alors comme une stratégie lui permettant de renégocier certains rôles familiaux lorsqu’il habite toujours chez ses parents, de solidifier une identité culturelle incertaine, de « changer d’air », de retarder l’entrée sur le marché du travail tout en occupant cette période de manière profitable. Ce type de significations se retrouve parmi les propos de jeunes ayant bénéficié d’une bourse de mobilité, mais pas exclusivement. Si les supports institutionnels de financement facilitent certes l’appropriation d’une expatriation étudiante à des fins personnelles, des individus partis à l’aide d’autres sources de revenus (économies personnelles, aide parentale pour les mieux nantis) n’ont pas moins fait un usage stratégique du séjour d’études dans le but de quitter le domicile familial, de rejoindre leur petit(e) ami(e) ou de revivre la liberté et la légèreté procurées par le statut de l’étranger. Par ailleurs, cette signification apparemment plus ludique accordée à l’expérience de la mobilité étudiante internationale, dans le sens où elle est moins directement liée à l’acquisition de connaissances académiques et de qualifications professionnelles, repose également sur l’idée qu’une telle expérience sur le curriculum vitæ ne pourra qu’être profitable ultérieurement, ne serait-ce que pour sa valeur distinctive. Cette façon d’appréhender l’expérience n’est sans doute pas étrangère au fait que lorsque les jeunes partent tôt dans leur cursus scolaire, soit durant leur premier cycle d’enseignement supérieur, leur entrée prochaine sur le marché du travail ne fait encore pas partie de leurs préoccupations les plus prégnantes. Ils peuvent ne pas être en mesure d’évaluer les apports concrets d’une formation à l’étranger sur leur futur rôle de travailleur – ils ne savent parfois encore pas bien à quoi ressemblera ce rôle ni même à quoi ils souhaitent qu’il ressemble! – et n’ont donc pas forcément les outils en main afin de préparer un séjour en fonction de ces apports supposés.

Or, la situation n’est pas tout à fait la même pour ceux qui ont un fort volume de capital spatial, pour les jeunes qui entreront prochainement sur le marché du travail et/ou pour les étudiants qui préparent un diplôme plus élevé, notamment de doctorat. Les motivations d’ordre personnel et relationnel tendent alors à se substituer, au fur et à mesure que l’étudiant cumule des ressources spatiales, sociales et académiques et au fil des événements qui ponctuent sa trajectoire de vie 191 , à des motivations plus strictement liées au statut de travailleur et aux responsabilités qui lui sont communément associées. Ainsi, les individus qui, grâce à leurs pérégrinations antérieures diverses et variées (voyages, aide communautaire, séjour linguistique…), ont un certain patrimoine de lieux vécus et connus, un réseau déterritorialisé de relations ainsi que des savoir-circuler, savoir-s’informer et savoir-communiquer, sont-ils les mieux à même d’organiser un projet de mobilité intimement relié à leur projet d’études, et vice versa. L’incertitude quant à leur avenir et l’importance des ressources à engager dans des études longues, financières et autres, sont également des facteurs qui pèsent sur les motivations à la mobilité de ces enquêtés. Bien qu’ils manifestent aussi le goût de l’aventure et de l’interculturalité, la volonté de quitter le domicile familial ou le désir de suivre leur conjoint(e), ils sont toutefois orientés davantage vers l’acquisition de connaissances et de qualifications qui favoriseront leur entrée prochaine sur le marché du travail.

L’élaboration d’un projet de mobilité étudiante internationale n’est pas du ressort unique de l’acteur étudiant et se fait en interaction avec les institutions (établissement d’enseignement, organismes boursiers, etc.). Une offre de mobilité présentée suffisamment tôt dans le parcours scolaire de l’étudiant – avant même son entrée à l’université – a des effets non négligeables, permettant à ce dernier de réfléchir à son plan de mobilité académique et de mobiliser avec plus d’efficacité les ressources utiles à la préparation d’une expérience à l’international. De surcroît, une diffusion appropriée – informations précoces, personnalisées, répétées – de la part des acteurs institutionnels, surtout lorsque celle-ci s’accompagne d’opportunités de financement, stimule et facilite le départ de jeunes aux ressources économiques et spatiales plus faibles. Cette première expérience, parfois imprévue et organisée de façon aléatoire, peut d’ailleurs jouer un rôle bifurcatif dans la carrière à la fois spatiale, scolaire et professionnelle des individus. Ces logiques d’entrée dans le processus de la mobilité internationale étudiante ne figent évidemment pas la suite de la carrière : en même temps qu’elles sont nées des séquences antérieures de mobilité internationale, elles participeront à la redéfinition des rapports futurs à l’espace.

Notes
191.

Il est fait référence notamment à la décohabitation familiale, à la mise en couple, à l’entrée prochaine en emploi. Avec l’individualisation grandissante des parcours de vie, ces moments ne sont pas exclusifs, ils ne se produisent pas chez tous les individus, ni au même moment, ni dans un ordre prédéterminé et irréversible. Cette précision fait écho à d’autres écrits (de Singly et Gauthier, 2000) qui s’inscrivent dans une perspective critique à l’égard du modèle de passage à la vie adulte élaboré par Galland (1991; 1996).