1.2 Le rôle déterminant des acteurs institutionnels et du capital spatial

Même lorsque les jeunes partent dans le cadre d’une entente interuniversitaire, l’expatriation pour études est une expérience somme toute contingente et divers problèmes, en plus de ceux qui concernent le logement, peuvent se présenter. Il semble d’ailleurs que les mauvaises surprises d’ordre administratif soient plus souvent le fait des enquêtés en programme de mobilité que celui des enquêtés qui sont partis de façon autonome. Cela peut s’expliquer par le fait que les expériences de mobilité individuelle qui nous ont été rapportées sont en majeure partie celles d’enquêtés inscrits en doctorat, lesquels ne sont pas soumis à la même réalité 193 , mais sans doute aussi par le fait que le dossier des étudiants en programme de mobilité (ERASMUS, CREPUQ, etc.), comme celui de tous leurs collègues partant la même année, passe par des intermédiaires administratifs de l’université d’origine comme de l’université d’accueil. Cela multiplie les risques d’erreur et complique les possibilités d’assurer un suivi étroit des diverses composantes du séjour. Le capital spatial de l’étudiant, le degré de planification de son projet, les structures de mobilité étudiante des établissements d’enseignement et le dynamisme des personnes responsables des étudiants en mobilité à la fois dans la société d’attache et dans la société d’origine participent à l’issue plus ou moins heureuse de l’expérience scolaire de l’étudiant.

Les cas où les jeunes, une fois arrivés dans le pays de destination, doivent reconstruire l’horaire des cours qu’ils ont préalablement établi depuis la société d’origine – et fait approuver par le directeur de leur département ou faculté – ne sont pas rares. Plusieurs étudiants se butent en effet à un décalage entre les cours annoncés quelques mois plus tôt sur la documentation ou le site Internet de l’université d’accueil et la liste des cours réellement dispensés pendant leur séjour. Ceux-là doivent, une fois sur place, refaire en vitesse un choix de cours, parfois dans ce qu’ils déplorent avoir été l’indifférence des responsables universitaires :

‘« À l’université, c’est vrai qu’on avait notre tuteur en France qui était censé nous aider pour les équivalences et tout. Il s’est plus ou moins occupé de nous. Je ne dirais pas qu’on a fait ce qu’on a voulu, mais c’est vrai qu’on se sentait un peu perdu, quoi. Lui-même ne savait pas toujours vraiment ce qu’on pouvait choisir et tout ça, quoi. Ce n’était pas vraiment un suivi, comment dire, structuré… On n’était pas vraiment encadré » (Annamaria, 25 ans, Française, Italie).’

De l’avis de plusieurs enquêtés, la régulation de leur inscription administrative et de leur choix de cours a finalement eu lieu grâce à la bienveillance, à l’indulgence et à la bonne volonté des responsables de leurs universités d’accueil et d’origine. Cette jeune Québécoise rend un hommage aux personnes qui, dans l’école française qui l’a accueillie comme dans son université d’attache, ont pris soin de l’aider et de la conseiller afin qu’elle ne se retrouve pas avec des problèmes d’équivalence à son retour :

‘« Avant de partir, on avait une proposition de cursus. Finalement, en arrivant, on s’est rendu compte que tel cours on ne pouvait pas vraiment le prendre parce qu’il entrait en conflit avec l’autre. Il y avait un monsieur à l’école qui était le directeur des études qui était génial, il s’est vraiment assis avec nous, il nous a vraiment aidés, il a vraiment été coopérant. Il y avait le professeur qui s’occupait de nous en génie mécanique, avec lui on s’écrivait régulièrement, on lui disait "on en est là, tout ça", je l’ai appelé, j’ai dit "regardez on a fait ça comme ça, comme ça, comme ça". Il a été super coopérant. Ça c’est triste parce qu’avant c’était lui qui s’en occupait et c’était important pour lui que ça marche bien. Maintenant, c’est un autre professeur et il s’en fout complètement » (Lucie, 24 ans, Québécoise, France).’

D’autres enquêtés apprennent brusquement, à leur arrivée dans l’université d’accueil, qu’ils ne sont prétendument pas inscrits. Ils doivent alors faire preuve de détermination, de sang-froid et de débrouillardise et savoir faire appel aux ressources appropriées. Le jeune Québécois suivant raconte qu’il a pu s’inscrire en sollicitant le concours d’un professeur français collègue et ami de l’un de ses professeurs québécois. Ses propos laissent également entendre que le fait qu’il était Québécois lui a certainement servi lors de ses négociations avec des représentants de l’administration française :

‘« Là j’ai encore eu droit à la même histoire : "mais on ne l’a pas trouvé votre dossier". Finalement elle a commencé à hurler comme une hystérique, je n’en revenais pas. Elle a dit : "oui mais moi, il me faut quelque chose qui m’autorise à vous inscrire en licence. Vous avez pas une reconnaissance de votre niveau, quelconque, d’un professeur?" Et donc là j’ai eu un éclair de génie. C’est qu’avant de partir en Allemagne, j’ai essayé d’avoir la carte de séjour le plus rapidement possible pour avoir l’allocation au logement le plus rapidement possible, et ils avaient refusé ma demande parce qu’ils disaient qu’il me manquait ma preuve d’inscription à l’université. Alors là je leur avais dit "si j’ai une attestation d’un professeur, est-ce que ça peut aller?" Et en fait ça allait pas mais comme je suis tombé sur un de ces nombreux Français amoureux du Canada… il avait dit "oui, mais il faut au moins ça…" Alors j’avais demandé au professeur qui était un ami d’un prof au Québec à qui j’avais été recommandé, d’écrire une attestation comme ça. Et il avait pris, je me souviens, une feuille de calepin, c’est incroyable cette histoire-là, il avait écrit "je, soussigné, atteste que M. X peut s’inscrire ou sera inscrit en licence de philosophie l’année universitaire 1994-1995…" Alors là, elle était hystérique et moi j’ai dit "si, si, j’ai une attestation madame, regardez…" D’ailleurs, je ne pensais jamais qu’elle allait accepter ça, je pensais que c’était tellement ridicule mais je ne savais plus quoi faire. Et je vais toujours me souvenir de sa réaction, elle a vu ça, elle a fait "ben voilà!" Et je suis allé m’inscrire. Elle a pris une chemise, elle a écrit mon nom dessus, et c’est tout ce qu’elle a mis dedans. C’était ça mon dossier, et je suis allé m’inscrire avec ça » (Jean-Philippe, 30 ans, Québécois, France).’

Bien que cet aspect de l’arrivée des étudiants étrangers dans la société d’accueil soit difficilement mesurable sociologiquement et rigoureusement, les formes prises par les interactions interpersonnelles et interculturelles même les plus anodines et impersonnelles font partie de la réalité de l’étudiant étranger nouvellement arrivé dans la société qui le reçoit. Un rapport plutôt froid aux personnes avec lesquelles il est tenu d’interagir risque de le déstabiliser alors qu’il est déjà aux prises avec la nécessité de s’adapter au changement, tandis qu’un accueil chaleureux est susceptible de le rassurer et de le conforter dans ses démarches. Parfois abordée en termes culturel ou ethnique, la situation d’interaction, selon la façon dont elle se déroule, peut avoir des conséquences néfastes sur les représentations que se fait l’étudiant de la société d’accueil et sur ses actions ultérieures.

Lorsque des obstacles administratifs se présentent sur la route des étudiants étrangers nouvellement arrivés dans la société d’accueil, les diverses compétences qu’ils ont développées lors de leurs circulations internationales antérieures, les ressources sociales auxquelles ils ont accès – notamment grâce à l’antériorité des relations entre les facultés concernées par l’échange – et le degré de motivation et de préparation de leur projet de mobilité, peuvent influencer leurs interprétations de la situation et leurs comportements. Des collaborations déjà établies entre les départements universitaires concernés fournissent un accès à des personnes dont la position justifie une intervention et les rend probablement plus enclines à prêter main forte. Par ailleurs, si l’étudiant rêve depuis longtemps de partir et/ou s’il a déjà fait face à des interactions et à des imprévus similaires par le passé, il est plausible qu’il ne se laisse pas abattre par l’attitude plus ou moins antipathique des personnes avec lesquelles il doit composer. Ce n’est toutefois pas le cas de tous les enquêtés, et cette Québécoise aux prises avec un accueil jugé mauvais ainsi qu’avec des difficultés personnelles à s’adapter et à affronter la solitude, rebrousse chemin avant même d’avoir commencé les cours :

« Ils m’ont dit "finalement les cours que tu voulais, ça ne marche pas. Les cours que tu vas prendre…" – les mêmes que je venais de faire à Montréal pendant mon année – "et à la fin t’auras aucune attestation parce que tu ne peux pas avoir ton diplôme de bacc. Nous on le sait que tu vas avoir ça, ça fait qu’on peut pas te donner une attestation". Donc finalement, j’aurais fait les mêmes cours que je venais de faire et je n’aurais aucune attestation. Donc ça, ça a été la goutte qui a fait déborder le vase. J’ai fait "ah bien là, si vous pensez que je vais rester ici, déjà que je m’ennuie à mort!" » (Annabelle, 29 ans, Québécoise, France).

Cette enquêtée vit d’ailleurs son retour précipité comme un réel échec et affirme en avoir fait une dépression :

‘« Donc je suis rentrée. Et là j’ai fait une grosse dépression. Parce que là je ne pouvais pas rentrer à l’école, c’était trop tard, parce qu’eux autres commencent un mois, un mois et demi plus tard. J’étais là "je suis pas capable de rien faire, je lâche tout, c’est quoi cette affaire-là, j’ai des idées de grandeur, et puis je ne suis pas capable de…" Ça a été très difficile… Tu sais, je ne peux pas dire une grosse dépression mais pour moi, atteindre ce niveau-là, je n’arrivais pas à me remonter, je n’avais plus d’énergie, je ne voulais plus rien faire… […] Ce qui a été le plus difficile, c’est de dire aux gens alentour de moi pourquoi j’étais revenue. De dire, je me sentais toute seule… Là les gens "voyons, tu te reprends et tu continues!" Parce que les gens, le monde avait jamais voyagé, avait jamais senti c’était quoi être tout seul, de pas avoir de points de repère, de pas se retrouver, ça fait que là j’ai vraiment fait jouer beaucoup le fait que je pouvais pas avoir les cours et tout… Finalement, moi qui me pensais être capable de faire tout, tu sais d’avoir échoué quelque chose finalement, non » (Annabelle, 29 ans, Québécoise, France).’

Ce sentiment d’échec sera à l’origine d’un futur séjour à l’étranger, dans le but avoué de se prouver personnellement qu’elle peut arriver à s’adapter et à vivre loin de chez elle pendant une période prolongée.

Tous les enquêtés ne rencontrent heureusement pas les mêmes difficultés administratives, même si plusieurs se souviennent des procédures à remplir comme d’un parcours du combattant. Un volume de capital spatial élevé (liens sociaux dans le pays d’accueil, connaissance minimale de la culture et des institutions sociales, compétences à communiquer, à s’adapter aux imprévus et à mobiliser les ressources adéquates), l’antériorité du projet personnel de mobilité (qui permet de parer aux imprévus et consolide la détermination individuelle à partir), le degré d’institutionnalisation des séjours d’études au sein des établissements, facultés et départements concernés et l’implication personnelle de certains acteurs universitaires contribuent ensemble à une préparation préalable la plus complète possible, et à tout le moins à fournir les moyens de surmonter les obstacles administratifs qui se présentent en cours de route. Ces éléments ne contribuent pas uniquement à faciliter l’accueil de l’étudiant dans la société et l’université de destination, mais ils ont également leurs incidences sur ses performances scolaires et sur l’obtention des équivalences escomptées, ce que nous aborderons plus loin.

Notes
193.

La question des cours à suivre ne se pose pas pour eux – lorsqu’elle se pose – de manière aussi impérative que pour les étudiants qui sont partis dans le but de suivre des cours à l’étranger, ils ont généralement un rapport relativement étroit avec leur directeur, lequel peut leur venir en aide en cas de souci avec l’administration universitaire, et peut-être bénéficient-ils aussi d’une considération et d’un traitement privilégiés par rapport à leurs collègues des niveaux inférieurs?