2.2 Distanciation et redéfinition des engagements

« Ça m’a apporté la rupture que je voulais. Voilà. Ça m’a apporté la rupture avec l’école et la famille que je voulais. Ça a été la parenthèse que je voulais au bon moment » (Joëlle, 27 ans, Française, Italie). Simultanément à cette promiscuité avec l’Autre culturellement inconnu et plus ou moins lointain, les jeunes se trouvent distanciés physiquement de leur environnement social et culturel familier. Cette situation inédite est l’occasion pour eux de se détacher temporairement de leurs obligations et de revoir certains aspects de leur histoire personnelle, et ce même s’ils ne sont pas non plus en complète rupture avec leur univers d’origine.

Les étudiants en mobilité maintiennent évidemment des contacts avec leur société d’origine grâce à l’utilisation de divers moyens de transport et de communication. Les usages qui en sont faits varient selon la durée du séjour, la distance qui sépare les villes d’origine et d’accueil, les moyens financiers et les représentations subjectives des enquêtés à l’endroit de leur expérience. Les jeunes qui sont partis pour un trimestre ne reviennent généralement pas dans leur pays d’origine pendant le séjour, alors que ceux qui sont partis pendant plusieurs années rendent visite à leur famille et à leurs amis une fois par année ou année et demie. En ce qui concerne les jeunes en séjour d’une année scolaire, ceux qui sont partis dans une ville qui permet des retours réguliers, par exemple Lyon-Turin, reviennent toutes les trois à quatre semaines afin de revoir leurs parents ou la petite amie restée à la maison. D’autres étudiants qui étaient partis pour une année complète rentrent à Noël « parce qu’il s’agit d’une fête de famille » ou tout simplement parce que tous les étudiants étrangers quittent les résidences durant les vacances. Les autres enquêtés passent toute l’année au pays d’accueil parce qu’ils n’ont pas les ressources financières nécessaires pour rentrer, parce qu’ils veulent profiter de leur séjour pour visiter le pays d’accueil ou parce qu’ils tiennent à se prouver qu’ils sont capables de vivre dans une autre culture et pendant toute une année loin de leurs proches.

‘« C’était un peu ma fierté avant de partir et ça a été un peu ma fierté en revenant, c’était de dire je m’en vais, je ne reviens pas, là-bas je m’en vais vivre ma vie et puis je veux vraiment vivre une année totalement là-bas. C’était une sorte de défi, j’avais envie de voir, d’être là-bas, de vivre comme là-bas. Je savais qu’un retour allait me faire bizarre » (Jean-François, 26 ans, Québécois, Italie).’

Par ailleurs, de nombreux Français et quelques Québécois reçoivent la visite de leurs parents, de la fratrie et/ou d’amis pendant le séjour. Les proches semblent vouloir profiter de l’occasion pour voyager et visiter le pays.

Plusieurs moyens de communication sont utilisés à une fréquence relativement semblable d’un enquêté à l’autre. À l’exception des étudiants qui se trouvent dans des pays où les appels téléphoniques coûtent très chers (comme le Mexique, le Brésil, Taiwan), les autres enquêtés téléphonent toutes les semaines ou les deux semaines, généralement pour communiquer avec les membres de leur famille. Cela dit, ils sont nombreux, notamment les Français partis en 1997/98, à avoir précisé que leur départ a été l’occasion d’installer Internet à la maison, si ce n’est de découvrir les plaisirs de la communication électronique. Aussi, si les courriels sont généralement le moyen utilisé pour communiquer avec les amis – des amis parfois eux aussi en séjour d’études quelque part dans le monde –, quelques-uns communiquent également avec leur famille grâce à Internet :

‘« C’était la première fois que mes parents s’en servaient, c’était l’occasion de leur apprendre, en fait. À l’époque même, les deux premiers mois je crois que c’était sur minitel. À l’époque on pouvait accéder à Internet via minitel » (Romain, 27 ans, Français, Ontario).’

En revanche, les échanges avec le responsable des mobilités étudiantes de l’université d’attache, le directeur de mémoire ou de thèse ou les professeurs de la société d’origine constituent un fait relativement rare. Certains enquêtés se plaignent de l’indifférence que semble leur accorder leur responsable, et des Français disent avoir eu du mal à maintenir des liens réguliers avec leur chargé de mémoire quand celui-ci n’avait aucun accès à Internet :

‘« J’étais censée être en contact avec elle [la chargée de mémoire] mais je l’ai vue une fois quand je suis revenue au mois de décembre à Noël parce qu’on n’était pas du tout suivi par notre université en France, elle avait déjà plein de gens à suivre et en fin de compte on sentait bien que ce n’était pas très, très intéressant non plus pour elle, quoi, elle nous avait pris parce que bon voilà il fallait bien que quelqu’un nous prenne. […] Parce qu’en plus, elle n’avait pas Internet. Enfin, c’est un peu difficile à croire mais elle n’avait pas Internet donc il fallait tout imprimer pour lui envoyer, pour qu’elle nous corrige, pour qu’elle nous le renvoie… Enfin, c’est plutôt fastidieux » (Lisa, 24 ans, Française, Finlande). ’

Si des enquêtés disent continuer à suivre l’actualité sociale et économique de leur société d’origine depuis le pays d’accueil, notamment grâce à Internet, cela semble être le lot d’étudiants déjà convertis à la lecture quotidienne des journaux. Pour les autres, ils admettent que la communauté des étudiants étrangers vit plutôt « dans une bulle à part » (Lisa, 24 ans, Française, Finlande). Ceux-là commencent à se préoccuper de ce qui se passe chez eux vers la fin du séjour, au moment de décider de ce que sera la suite de leur parcours.

Enfin, les contacts avec le réseau social et le monde universitaire du milieu d’origine s’estompent généralement en cours d’année, au fur et à mesure que l’étudiant se reconstruit un réseau au pays d’origine : « Ça c’est drôle parce que, la première session, tu écris des courriels à tes amis, la deuxième session, là c’est plutôt des messages de groupe, et la troisième session, tu fais juste un e-mail des fois » (Josée, 24 ans, Québécoise, Mexique).

Bien que tous ces moyens de transport et de communication permettent des rapprochements, la séparation physique de l’étudiant d’avec son environnement spatial et social familier n’est pas moins réelle. Pour certains jeunes (particulièrement ceux qui en sont à leur première mobilité internationale, ceux qui se butent à des démarches administratives lourdes et ceux qui sont en début de séjour, c’est-à-dire avec encore peu de liens sociaux), cette séparation est parfois ressentie comme un véritable isolement social. Dans le pire des cas, comme nous l’avons mentionné, l’expérience est écourtée. Toutefois, la distance matérielle d’avec les univers social, scolaire, culturel et spatial habituels est généralement rapidement interprétée et vécue comme un moment de retrait pendant lequel, à l’abri du regard familier d’autrui, ils peuvent plus aisément réfléchir à leur identité personnelle.

‘« Je pense que ce que ça m’a beaucoup fait rendre compte d’être toute seule là-bas c’est, tu sais, dans le fond les plus beaux bonheurs c’est ceux qu’on s’offre nous-mêmes. Et aussi d’apprendre à ne plus se voir à travers le regard des autres. Moi je suis arrivée à Lyon et il n’y a personne qui me connaissait. Il n’y a personne qui avait un regard préconçu de moi. Et ça, on ne se rend pas compte, je trouve, quand on est dans la famille, dans notre cocon depuis qu’on est jeune, les gens on déjà une idée préconçue, des fois on dirait qu’on agit comme un peu on pense que… pour être fidèle à l’image qu’ils ont de nous. Je me suis laissée être » (Anne-Sophie, 24 ans, Québécoise, France).’

Plusieurs conçoivent l’espace international comme une coulisse où ils peuvent rectifier certaines composantes de leur rôle avant d’entrer à nouveau en scène dans leurs différents mondes sociaux d’origine (Goffman, 1973a : 110). Ainsi, certains jeunes profitent de ce retrait pour recomposer quelques-uns de leurs engagements, notamment familiaux.

‘« Ma mère ne m’a pas reconnu. Quand elle est entrée dans l’appart de colocation, elle a commencé à sangloter, elle avait une image de son fils… je ne sais pas, que je m’étais démerdé tout seul. Et bon, c’était le bordel aussi, donc c’est vrai qu’elle a dû se dire "il vit une vie de patachon"! Ça je pense que de son côté c’était le cordon ombilical un peu à couper. Donc le Québec, au niveau de la famille, au niveau des relations que j’ai pu entretenir avec mes parents, ça a été plutôt une coupure plus ou moins nette » (Stéphane, 27 ans, Français, Québec).’ ‘« Ils avaient énormément changé vis-à-vis de moi. J’avais beaucoup, beaucoup plus d’autonomie et de confiance de leur part et tout ça. J’ai vécu une année encore chez eux après ça, et ça n’avait rien à voir avec l’année d’avant. Je pense qu’ils ont compris pas mal de choses » (Marguerite, 28 ans, Française, Italie).’

Pour quelques enquêtés, le séjour d’études est interprété comme une pause de la pression sociale et des responsabilités du pays d’origine pendant laquelle ils se donnent le temps de repenser à la direction qu’ils souhaitent véritablement donner à leur vie.

‘« J’ai passé peu de temps en cours mais l’essentiel du temps que j’ai passé, c’était en fait à trouver ce que je voulais faire. Principalement, c’était essayer de réfléchir là-dessus. Je sais que j’ai passé pas mal de temps à trouver la voie que je voulais suivre. Les trois, quatre derniers mois, ça a été un peu le sujet sur lequel j’étais. J’ai d’ailleurs trouvé un peu la suite que je voulais faire. Le second semestre, j’ai commencé à suivre un ou deux cours qui touchaient un peu la question urbanisme, aménagement du territoire et tout, sur laquelle après j’ai continué en rentrant en France. Oui, je pense que ça m’a aidé un peu, si ce n’est à trouver ma voie professionnelle, la poursuite d’études que j’allais faire en rentrant. Il y avait déjà… je savais à peu près le champ sur lequel je voulais continuer après, mais les cours là-bas, c’est vrai que ça a permis de tester et de définir un projet professionnel. Enfin, de réfléchir là-dessus » (Romain, 27 ans, Français, Ontario).’

En somme, l’étudiant étranger, en retrait de sa société et de son réseau social d’appartenance, peut prendre congé de certains rôles, réfléchir sur soi, reformuler ses aspirations et revendiquer certaines identités. Loin des institutions sociales, des responsabilités et des relations interpersonnelles du pays d’origine, il ressent la liberté qui lui permet de revoir le contenu de son répertoire de rôles. En même temps, les engagements situationnels dans lesquels il se trouve fraîchement impliqué dans la société d’accueil est l’occasion de puiser des repères afin de remanier ce répertoire et de tester de nouvelles identités auprès d’un Autre qu’il ne connaît pas et qui ne le connaît pas encore : « C’est vrai que, quand tu arrives, l’avantage c’est que tu es neuve. Personne connaît ton passé ni rien. En fait, c’est d’aller vers les gens, les gens t’apprécient entre guillemets. Déjà, tu montres que ton meilleur côté! Et c’est vrai que tu te forges une personnalité » (Sabine, 25 ans, Française, Espagne). C’est en ce sens que l’espace international apparaît comme un lieu à l’écart – et non en rupture – de l’environnement d’appartenance où le repli sur soi s’entremêle à l’ouverture à l’Autre différent culturellement. Cet espace international au sein duquel se produisent pendant un temps déterminé l’appropriation de nouveaux modèles de conduite, la validation d’une image de soi récemment découverte et revendiquée et la (re)négociation de ses rôles avec soi et avec autrui, a des effets différenciés selon les jeunes.