3. La bifurcation des carrières spatiales et professionnelles

Il a été montré au cours des chapitres précédents que les diverses ressources héritées et acquises par les individus interviennent sur l’intention subjective de s’approprier l’espace international ainsi que sur les modalités de cette appropriation. Ainsi, certains jeunes dont le capital économique est faible investissent l’espace international en occupant un travail rémunéré. D’autres dont les ressources économiques héritées de par la position socioprofessionnelle de leurs parents ont les marges de liberté nécessaires pour partir à de nombreuses reprises, parfois dans le cadre d’études en autonome ou simplement pour « prendre une pause ». Il peut arriver que les différents capitaux des individus se renforcent mutuellement : par exemple, l’accumulation progressive de ressources spatiales permet de se forger un réseau de relations sociales déterritorialisé et d’accroître son capital économique, lesquels conduisent à une mobilité internationale supplémentaire, etc. Les différents capitaux interviennent donc de façon différenciée sur les carrières des jeunes, selon la position initiale dans la structure sociale mais aussi les actions individuelles consistant à les mobiliser. La logique cumulative des ressources et des compétences développées à travers leur mobilisation et leur accumulation rend cependant difficile le repérage des liens de causalité : les ressources et les compétences peuvent être laissées en latence pendant un moment, à l’état de potentiel; elles peuvent procéder de façon diffuse, sans que les acteurs sociaux présents dans un contexte d’interaction ne soient parfaitement conscients de leurs effets; elles peuvent être saisies volontairement en vue d’atteindre un objectif précis. Ainsi pourrons-nous constater que des expériences d’appropriation concrète de l’espace international à travers la mobilité et le séjour à l’étranger interviennent beaucoup plus tard et de façon parfois indirecte sur le parcours des jeunes, lors de périodes de transition comme le passage de l’école au marché du travail.

Toutefois, il s’avère que l’appropriation de l’espace international constitue dans certains cas un moment bifurcatif repérable, c’est-à-dire un moment-événement qui, parmi une suite de séquences d’événements considérés relativement calmes, joue un rôle décisif dans la direction que prend l’existence (de Coninck et Godard, 1989 : 34). Certains séjours à l’étranger ont d’ailleurs joué ce rôle bifurcatif antérieurement à l’expérience d’un séjour d’études à l’étranger. Rappelons seulement le cas de cette Québécoise qui part faire de l’aide communautaire au Brésil et qui s’y forge le réseau social et le bagage de connaissances nécessaires à la formulation subséquente de son projet de mobilité étudiante internationale 199 . Cette expérience préalable sera un moment décisif puisqu’elle contribue à l’obtention du stage international offert sur concours par son programme et à la consolidation progressive de son projet professionnel. Or, il s’avère que pour certains jeunes, la première expérience de mobilité étudiante internationale constitue également un moment bifurcatif de la carrière spatiale et professionnelle:

‘« Ça a changé beaucoup de choses pour moi parce que déjà, ouverture de l’esprit, personnellement, enrichissement incroyable, et puis surtout le fait de partir m’a donnée envie de repartir, je suis repartie ensuite après, l’année dernière je suis repartie en Espagne dans une autre ville. Et là je viens de passer le concours pour être prof d’espagnol, donc là les résultats c’est jeudi, et si je les ai, moi en fait mon but c’est d’être enseignant d’espagnol mais à l’étranger, tu sais dans des lycées français. Donc ça a tout changé parce que tu sais, c’est quelque chose à laquelle je ne pensais absolument pas avant de partir à l’année ERASMUS, et maintenant c’est tout focalisé sur l’étranger, tu vois » (Odette, 24 ans, Française, Espagne).’

L’élargissement de l’horizon des possibles spatiaux, scolaires et professionnels et l’accroissement des ressources symboliques, sociales et économiques appellent les uns à se réorienter professionnellement et les autres à élaborer un projet d’études ou professionnel en lien étroit avec l’espace.

Dans certains cas en effet, le fait de se soustraire aux normes même les plus implicites de la société d’origine pour s’insérer dans un tout nouvel environnement sociétal contribue à l’élargissement du champ des possibles et donne les moyens, à la fois objectifs et subjectifs, concrets et symboliques, de se réorienter professionnellement. Le jeune Français suivant, qui souhaitait au préalable devenir journaliste, réalise qu’il n’est pas à sa place dans une école d’ingénieurs et choisit de partir à l’étranger à la recherche d’une expérience qui le stimule :

‘« Plus jeune, je pensais quand même que j’étais attiré par le journalisme, tu vois j’étais fan de tout ce qui tournait autour des médias, je lisais pas mal les journaux, j’en faisais au collège. Après, au lycée, j’étais plus éteint même, comme personnalité, je sais pas trop ce qui s’est passé au lycée, du coup j’en n’étais plus si sûr que ça, tu vois j’étais dans un truc comme ça de pas trop savoir quoi faire et comme ça marchait bien les études en maths-français, donc voilà j’ai fait une terminale scientifique qui est la voie pour les bons élèves, et tout. Après, du coup, en restant sur cette idée de « où vont les bons élèves, c’est en prépa », donc voilà j’ai fait ça mais en même temps en terminale j’avais des dossiers pour un peu tout, tu vois, en commerce, en sciences po, je savais pas trop. Comme j’ai été pris dans une prépa, hop j’y suis allé. […] C’était une prépa intégrée, elle faisait partie de mon école d’ingénieurs. Après, en arrivant en école d’ingénieur, là par contre il y avait beaucoup moins de maths, beaucoup plus de physique, d’informatique, et tout, autant si je pouvais aimer m’épanouir intellectuellement avec des maths, c’est un truc assez ludique, pour moi je trouvais ça un peu ludique, donc ça m’allait bien. Par contre, le côté expérience, à faire des choses, ça ne m’allait pas du tout. Donc là je me rendais compte que j’étais complètement mal orienté, que ça n’allait pas, et tout ça. J’avais mes potes et tout mais point de vue études, j’étais assez malheureux. Donc du coup, j’ai commencé à re-réfléchir vraiment les écoles de journalisme, voir un peu le truc, machin, et donc c’était ça l’idée aussi de partir à l’étranger, "de quoi j’ai envie, pourquoi je veux être journaliste", à l’époque c’était pour voyager, rencontrer des gens, avoir un métier qui bouge, pas être enfermé dans un labo et tout, et je me disais faisons-le tout en étant ingénieur, quoi. Tu vois, je n’osais pas passer le cap franchement. Donc c’était ça l’idée d’aller bosser à l’étranger et tout. […] Je voulais partir parce que mes études ne me plaisaient pas tellement donc j’avais besoin d’un autre truc qui me stimule » (Cantin, 28 ans, Français, Québec).’

Ainsi, son rêve de devenir journaliste recommence à le hanter mais il n’ose pas « passer le cap franchement ». C’est au cours de son séjour d’études au Québec qu’il s’engage activement dans le journal de l’université et qu’il prend la décision de passer le concours pour entrer dans une école de journalisme en France : « Moi j’ai pris la décision, voyant que ça marchait bien au journal de l’université et tout, c’était sûr que je voulais faire du journalisme ». Il prépare donc le concours de l’école de Lille depuis Montréal, il obtient également un stage dans un journal de Montréal, puis rentre en France pour passer le concours. Au moment de l’entretien, il est journaliste à Paris pour un magazine mensuel scientifique. Dans ces cas de réorientation professionnelle, l’appropriation de l’espace international dans le cadre des études constitue une séquence de la carrière qui élargit le champ des possibles professionnels en même temps que la sortie du cadre sociétal permet à l’individu de se libérer de la pression sociale et des identités qu’il sent lui être socialement assignées dans sa société d’origine : « la voie pour les bons élèves… ». Les enquêtés sont nombreux à avoir mentionné la liberté d’action qu’ils ressentent à l’étranger : l’impression que le monde leur appartient, qu’ils prennent leur vie en main, que tout est possible… Avec de telles représentations subjectives du monde qui les entoure, il apparaît plus aisé de se tenir à l’affût de toutes les opportunités.

Dans un même ordre d’idées, les enquêtés français tendent à juger plus sévèrement que les Québécois les opportunités offertes à la jeunesse par leur société d’origine. Ceux-là considèrent que « la France » ne leur permet pas de tenter leur chance et de faire leurs preuves sur le plan professionnel, ce qui les incite à s’approprier l’espace international comme territoire d’action. Ici, il semble que l’ « Amérique » exerce une fascination particulière, projetant l’image d’une société jeune, dynamique, qui a « confiance dans l’avenir, dans les jeunes ».

‘« Parce que je trouve ça quand même pas mal un pays où bon, c’est quand même pas l’eldorado, je sais bien que tout n’est pas possible mais au moins les gens le croient, au moins lorsqu’on est jeune on ne passe pas pour un moins que rien. En France, c’est évident! Quelqu’un qui est jeune, c’est quelqu’un qui n’a pas d’expérience, quelqu’un qui n’a pas d’expérience, c’est quelqu’un qui n’apporte rien. Déjà, c’est un pays où on valorise les jeunes. En France c’est « ce serait bien que tu fasses ça » alors qu’aux États-Unis c’est « c’est bien, tu as fait ça ». C’est bien aussi ce côté où on est considéré pour ce qu’on est » (Fabien, 27 ans, Français, États-Unis).’

Ainsi, certains jeunes Français qui réalisent leur séjour d’études aux États-Unis ou au Canada disent ressentir, à tort ou à raison, cette impression que l’Amérique offre la possibilité de faire ses preuves, en dépit du parcours antérieur, des écoles fréquentées, voire des diplômes obtenus. La jeune Française suivante, par exemple, qui fait un séjour d’études à Montréal dans le cadre d’une entente CREPUQ, reste en Amérique du Nord au terme de son année après avoir appris au tout dernier moment que le CDD sur lequel elle comptait à son retour en France est annulé. Se retrouvant sans activité pour l’année à venir – sans emploi, sans DESS, sans DEA – elle prend la décision de ne pas rentrer et de « balancer des CV partout », non sans l’aide du service d’offre d’emplois de l’université d’accueil, « très soucieuse du passage des études à la vie professionnelle de ses étudiants » et des compétences linguistiques de sa colocataire montréalaise anglophone. Elle trouve donc un emploi à New York qui n’a rien à voir avec ses études mais qui exige des connaissances en allemand (elle a auparavant fait un séjour linguistique en Allemagne) et en français. Pendant son séjour à New York, elle fait la connaissance d’une étudiante française en école de commerce qui l’encourage à changer d’orientation professionnelle : « écoute Brigitte, si tu penses que la géographie ça te mène nulle part, tu te reconvertis, tu n’es pas plus débile qu’une autre, de la comptabilité, tu dois savoir faire… » (Brigitte, 28 ans, Française, Québec). C’est ainsi qu’elle part en direction de la Sorbonne afin d’y entreprendre un DESS de gestion et qu’elle retourne ensuite à New York dans le but de bonifier son diplôme français fraîchement acquis. Le long extrait suivant est très illustratif. Il explique d’abord en quoi le séjour d’études à Montréal permet à l’enquêtée de prendre la mesure du fonctionnement des systèmes d’éducation et d’emploi nord-américains, à son avis plus ouverts qu’en France. Il montre ensuite comment l’enquêtée use de l’effet symbolique que l’espace « Amérique » et l’espace « France » exercent mutuellement l’un sur l’autre pour construire progressivement sa carrière spatiale et professionnelle et atteindre enfin à la reconnaissance sociale tant recherchée :

‘« Donc j’ai fait une double compétence en gestion et à la suite de ça je suis repartie à New York, cette fois pour 18 mois, j’ai travaillé dans un cabinet d’experts comptables en comptabilité-gestion. En fait, quand j’ai fait mon DESS de gestion, j’étais… j’avais un passé de géographe et de sociologue, et puis j’étais gestionnaire, et j’avais le sentiment qu’en France, personne ne me reconnaîtrait. Parce qu’en France, le système éducatif est quand même assez cloisonné, si tu veux prétendre à faire de la comptabilité ou de la gestion, tu as plutôt intérêt à avoir fait une école de commerce ou quelque chose comme ça et du coup j’ai pensé que ce serait plus facile pour moi de me vendre à New York que… j’ai fait mon DESS à la Sorbonne, donc c’est une école plutôt connue aux États-Unis et parce que je sais que les Américains, bien voilà, ils vont faire un bachelor en latin, en architecture ou n’importe quoi et ils vont faire un mastaire en gestion et ça gêne personne. Et ça, je l’avais compris à Montréal, j’avais rencontré un gars qui faisait de la recherche à New York, mais quand même, il m’avait un petit peu parlé de comment ça marche les études, etc. et j’avais compris qu’à la sortie de mon DESS de gestion, j’arriverais plus à me vendre pour avoir une belle expérience professionnelle aux États-Unis qu’en France et aussi j’avais envie de repartir et je n’avais pas envie… je ne sais pas si c’est un sentiment justifié ou pas, mais j’avais le sentiment qu’en France on ne croirait pas en moi et on ne me donnerait pas ma chance. Alors je suis repartie à New York chercher du travail. En fait, pendant deux mois j’ai balancé des emails depuis la France et je suis partie à New York, je me suis donnée trois semaines pour essayer d’avoir des entretiens, frapper aux portes, etc., et j’ai trouvé un employeur, donc un petit cabinet comptable adorable qui effectivement avait été… eux avaient besoin, sur un client, d’avoir quelqu’un de francophone, donc ça tombait bien, ils connaissaient Mc Gill, évidemment, parce que c’est en Amérique du Nord, et puis ils connaissaient la Sorbonne… Eux, les écoles de commerce et tout ça, ils y connaissaient rien. En plus, mon DESS de la Sorbonne, j’avais eu la bonne idée de nous faire un petit papier comme quoi c’était un MBA, un truc sorti sur Word, DESS de la Sorbonne, MBA de la Sorbonne, et du coup je savais qu’en termes d’images… et effectivement, j’ai été très bien reçue, humainement… Parce que l’expérience que j’avais acquise à New York, les gens pour qui je travaillais, j’étais vraiment valorisée, et c’est vrai que c’est des gens qui ont cru en moi et pendant un an et demi j’ai travaillé pour eux et c’était un petit peu pour moi, par rapport à la France, faire mes preuves et c’était : "ça y est". Et puis j’ai démissionné en août dernier parce que mon visa expirait et là, la question c’était "est-ce que je veux émigrer aux États-Unis, faire la green card etc.", et là je me sentais prête pour rentrer à la maison, "et voilà les petits gars, de quoi je suis capable", et de chercher du travail ici » (Brigitte, 28 ans, Française, États-Unis).’

L’expérience de la mobilité étudiante internationale, nous l’avons compris avec les deux cas présentés à l’instant, constitue un événement bifurcatif dans la carrière lorsqu’elle contribue à élargir les représentations que se fait l’individu de son champ des possibles, tant en termes spatial qu’en termes scolaire et professionnel. Celui-ci est alors en position de réinterpréter son parcours et ses aspirations et de les orienter dans une direction qu’il n’aurait probablement pas prise s’il était resté dans sa société d’origine, du moins pas à ce moment de sa carrière. L’expérience de la mobilité étudiante internationale constitue également un moment bifurcatif en ce qu’elle donne accès à un tout nouveau bassin de ressources sociales et économiques qui, lorsqu’elles sont mobilisées, offrent les moyens concrets d’opérer un virage de la carrière. Dans les prochains exemples, des liens créés lors de séjours antérieurs, certains plus forts que d’autres, facilitent l’obtention de certaines aides financières qui permettent d’approfondir l’élaboration d’un projet spatio-académique :

‘« Déjà là-bas [à Fribourg], quand j’avais fait le cours de langue, j’avais rencontré le directeur de la faculté d’allemand comme langue étrangère qui était un philosophe de formation. Je lui avais dit que je voulais éventuellement faire ma maîtrise à Fribourg, il m’avait dit "pas de problème, écoute si jamais tu fais une demande de bourse, envoie-moi ton projet, dis-moi que tu as étudié ici, que tu as fait le cours de langue ici, je vais t’envoyer une lettre d’invitation". J’ai eu la bourse comme ça » (Jean-Philippe, 32 ans, Québécois, Allemagne).’ ‘« En fait, j’ai fait mon année de maîtrise à Turin dans le cadre d’ERASMUS et une fois sur place, j’ai connu des personnes qui collaboraient avec des professeurs, qui m’ont parlé de l’existence d’un réseau européen de recherche dont sont membres entre autres les universités de Turin, Lyon et il y a Oxford, Barcelone… enfin bref. Donc je suis rentré à Lyon après ma maîtrise, j’ai fait un DEA en droit communautaire, et après mon DEA, en fait, ils m’ont proposé de revenir à Turin cette fois dans le cadre de ce réseau de recherche. Donc en fait, comment dire, j’étais payé par l’université, c’étaient des fonds européens qui étaient attribués aux universités… » (François, 26 ans, Français, Italie).’

Un premier séjour d’études à l’étranger soumet l’étudiant à des connaissances qu’il peut mobiliser dans l’élaboration d’un éventuel projet de maîtrise ou de doctorat, il offre l’occasion de rencontrer le futur directeur de thèse, il lui donne accès à des bourses : de recherche, linguistiques, etc. C’est ainsi que des étudiants qui se sont approprié les dispositifs de mobilité étudiante sans d’abord avoir un projet spatio-scolaire défini ont, au fil de leur séjour en terre d’accueil, accédé à des informations, à un réseau social, à des connaissances et à des ressources économiques utiles à la préparation d’une seconde mobilité étudiante, cette fois plus étroitement en lien avec un projet d’études et d’insertion professionnelle.

Pour plusieurs enquêtés, la bifurcation opérée dans leur carrière a été causée par la rencontre de leur futur conjoint. Tel que nous l’avons déjà mentionné, ils sont effectivement deux enquêtées françaises et sept enquêtés québécois à vivre en couple avec une personne qu’ils ont rencontrée lors de leur séjour à l’étranger. Anna, par exemple, rencontre son futur mari lors de ses études de maîtrise aux États-Unis. Elle choisit alors de faire sa maîtrise en deux ans plutôt qu’une afin de pouvoir rester auprès de lui. Au terme de ses études, elle et son conjoint travaillent pendant encore une année en terre américaine, après quoi ils quittent les États-Unis pour se marier en France, ils partent en voyage en Asie du Sud-Est pendant une autre année, puis s’installent en France où ils donnent naissance à une petite fille. Nathalie, Québécoise d’origine portugaise partie étudier en France pendant un semestre, fait la rencontre de son ami Français à Paris. Au terme de cet échange universitaire, son ami l’accompagne à Montréal dans le cadre lui aussi d’un accord bilatéral entre une école française et une université québécoise. Puisque la fin de cette année d’échange interuniversitaire coïncide avec la fin des études de Nathalie, ils prennent la décision de rentrer ensemble en France, où Nathalie trouve un emploi. Ils y vivent pendant quatre ans, puis s’installent à Montréal pour une durée indéterminée. Ici, la création d’une union mixte est l’élément déclencheur d’un virage spatial, identitaire et scolaire et professionnel lorsqu’il implique l’adoption d’une autre nationalité par le mariage et que, pour rester ou pour suivre le conjoint, la personne modifie son plan de carrière initial.

Bien que nous n’ayons rencontré aucune personne dont le vécu corresponde à cette situation, il est possible d’imaginer que des étudiants choisissent de s’installer au pays d’accueil après y avoir obtenu un poste, cela sans qu’aucun conjoint n’intervienne dans la décision. Selon les données de l’OURIP, il apparaît que 10% des étudiants rhônalpins qui sont partis dans le cadre d’un dispositif de mobilité en 1997-1998 occupent, en 2001, un poste à l’étranger (Di Vito et Pichon, 2003 : 36). Ces données ne permettent cependant pas de connaître dans quelle mesure cette décision peut avoir potentiellement été influencée par un conjoint étranger.

Enfin, la séquence du séjour d’études à l’étranger peut constituer un moment fort de bifurcation si elle suscite des démarches d’immigration dans le pays d’accueil. Nous avons vu que le fait de se soustraire temporairement du regard de la société d’origine et des autres significatifs et d’être placé devant de nouvelles opportunités peut offrir les marges de liberté nécessaires afin d’opérer un changement d’identité sociale et professionnelle. Dans le cas de la jeune Française suivante, cette situation lui permet de revendiquer et de voir son identité homosexuelle positivement reconnue :

‘« J’ai forcément plus réfléchi parce qu’il y avait beaucoup de choses qui m’étaient renvoyées au Québec. Je suis lesbienne, donc en fait je pense que je me suis assumée réellement par rapport à Montréal parce que justement c’est plus facilement gérable parce que l’homosexualité n’est pas perçue de la même manière. Tous les non-dits d’ici n’existent pas là-bas. J’ai eu beaucoup de déceptions relationnelles ici » (Leslie, 31 ans, Française, Québec).’

Le manque de reconnaissance qu’elle ressent de la part de ses parents et de la société française en général, sur le plan à la fois de son identité homosexuelle et de son identité professionnelle – elle ne parvient pas à se trouver un emploi dans son domaine en France – l’incite à entamer des démarches d’émigration au Canada là où, en revanche, elle sent que s’accordent plus aisément ses identités pour soi et celles qui lui sont offertes par autrui (Goffman, 1975 : 127; de Queiroz et Ziolkowski, 1997 : 86) :

‘« … ici j’ai écrit à tous les théâtres plusieurs fois. J’ai réussi une fois à avoir la directrice d’un théâtre au téléphone, ça n’a abouti à rien, j’ai même pas pu la rencontrer. En 15 jours, j’ai pu rencontrer le directeur d’un grand théâtre à Montréal. Il m’a permis d’avoir un entretien d’une demi heure avec lui, il m’a permis de comprendre un peu mieux le fonctionnement des théâtres au Québec, par rapport aux demandes de subventions et tout ça. Ici, c’est des portes fermées. Ça s’ouvre, miracle! Il faut saisir sa chance. Il faut tellement saisir sa chance qu’après on prend plus de risque. Je trouve ça dommage parce qu’on risque de s’enterrer dans un poste qui ne nous convient pas parce qu’on a peur. Moi j’ai pas envie de ça. […] L’aspect familial est très fort. Petite, j’étais très, très famille. Depuis, mes grands-parents sont décédés, il y a eu des divorces… Aujourd’hui, je passe Noël avec mes parents, peut-être avec ma sœur si elle revient de Chine. Mais ça, je peux pas le réparer. Je dois dire que j’aimais la relation que j’avais avec mes parents au téléphone pendant que j’étais au Québec. Ça faisait du bien de leur parler avec le sourire et non en se déchirant, comme ici… Peut-être aussi pour sauver ma famille, pour sauver mon équilibre, mon indépendance » (Leslie, 31 ans, Française, Québec).’

Comme c’est le cas d’autres formes de mobilité (aide communautaire, séjour linguistique, voyage, etc.), l’expatriation pour études participe à l’élargissement de l’horizon spatial, scolaire et professionnel des possibles, et donne accès à un bassin de ressources que les individus mobilisent pour reformuler leurs aspirations et réorienter leur carrière spatiale et professionnelle. En ce sens, le séjour d’études constitue une forme d’appropriation de l’espace facilitée par des dispositifs institutionnels qui permettent à des jeunes de parcourir un plus vaste espace, de décupler les ressources accessibles et de développer des savoir-circuler et des savoir-communiquer. Ce premier séjour d’études rendu possible grâce à son inscription dans un cadre institutionnel joue d’autant plus un rôle bifurcatif que les jeunes étaient initialement et objectivement peu disposés à construire leur carrière dans un espace international. Il est à noter que si une majorité des enquêtés à la fois québécois et français louangent les vertus d’un séjour à l’étranger pour, notamment, l’éclatement des carcans sociaux qu’il provoque, certains Français semblent avoir des représentations plus négatives de leur société d’origine que ce n’est le cas des Québécois. Simultanément, ils apparaissent idéaliser fortement le degré d’opportunités diverses offertes internationalement, particulièrement dans l’espace circonscrit qu’est l’Amérique du Nord. Ils disent se sentir à l’étroit en France, contraints structurellement par un chômage élevé d’une part, ainsi que par un système d’éducation et des marchés du travail jugés fermement cloisonnés, d’autre part.

Si la première mobilité étudiante internationale n’entraîne pas un changement de direction majeur de toutes les carrières, elle constitue une séquence au cours de laquelle sont cumulées des qualifications objectives, des compétences personnelles et des ressources potentiellement mobilisables. Celles-là peuvent demeurer à l’état plus ou moins latent jusqu’à ce que s’opère le passage ultérieur d’une phase à une autre. Par ailleurs, certaines compétences développées à travers la mobilité ne sont pas toujours mesurables objectivement et peuvent donc agir de manière diffuse et plus ou moins consciente. L’ouverture à l’autre, la tolérance et les capacités à communiquer et à présenter une certaine image de soi sont des attitudes plus que des qualifications objectivées sur un CV. Elles ont sans doute aussi leur effet dans une situation interactionnelle décisive, par exemple lors d’un entretien d’embauche. Si la mobilité étudiante internationale, bien qu’elle n’en ait pas le monopole exclusif, est considérée participer au développement de ces attitudes 200 , ne contribuerait-elle pas dans ce cas à développer les « compétences cachées » auxquelles certains auteurs attribuent un pouvoir de distinction sur des marchés du travail de plus en plus individualisés 201 ? Voyons maintenant dans quelles conditions les étudiants rentrent au pays et comment leur expérience à l’étranger est reconnue par leur établissement d’enseignement d’attache. Il sera notamment constaté qu’une certaine individualisation de traitement y a parfois cours.

Notes
199.

Voir l’exemple de Martine au chapitre précédent.

200.

Voir notamment Klineberg et Hull (1979), Martin (1989), Carlson et al. (1990) et Kauffmann et al. (1992).

201.

Voir le chapitre 3 à ce sujet.