CHAPITRE 8. CARRIÈRES SPATIALES, SOCIALISATIONS PROFESSIONNELLES ET RECONNAISSANCE SOCIALE

La réflexion engagée au cours de ce travail repose sur l’idée que la dimension spatiale de la vie sociale tend à prendre de l’importance dans les sociétés en réseaux fondées sur le savoir ainsi que sur le postulat que l’activité économique – laquelle se présente sous diverses formes selon les acteurs sociaux et selon les phases du parcours biographique – constitue une dimension centrale des sociétés contemporaines et des individus qui les composent.

En ce qui concerne la première affirmation, rappelons que la déterritorialisation des activités de production et le développement des transports et des nouvelles technologies de l’information et de la télécommunication ont donné un élan aux circulations transfrontalières des capitaux, des biens, des informations et des individus. Le phénomène de la globalisation, auquel participent les gouvernements par l’adoption de mesures cherchant à faciliter les mouvements de certaines catégories de population (travailleurs qualifiés, échanges institutionnels d’étudiants, etc.), s’accompagne du développement d’un « imaginaire globalitaire » dans lequel la mobilité occupe le statut de vertu (Martin et al., 2003 : 288-289). Dans ce contexte global, l’espace en tant que lieu de positionnement des acteurs sociaux et en tant que ressource mobilisable connaît un intérêt inédit pour la compréhension des phénomènes sociaux.

En ce qui a trait à la seconde prémisse, nous avons évoqué plus tôt que les thèses projetant la fin prochaine du travail se vérifient difficilement dans les études empiriques de la réalité sociale 215 . Les sociétés, en l’occurrence la société française et la société québécoise, sont organisées de façon telle autour de l’activité de production que leurs membres interprètent, se positionnent, agissent plus ou moins fortement en fonction de la norme du travail. Il suffit de rappeler que les politiques publiques, sous l’effet des métamorphoses économiques des dernières décennies et du constat de l’inadéquation des qualifications des travailleurs aux nouvelles exigences du système productif, incitent à la prolongation de la scolarité afin d’y remédier et de rencontrer, parallèlement, le problème du chômage (Nicole-Drancourt et Roulleau-Berger, 2001 : 63). Il ne fait pas de doute que l’activité éducative se conçoit et s’aborde en lien étroit avec l’activité économique, à tort ou à raison 216 . Les individus se réfèrent au travail tant avant leur entrée sur les marchés de l’emploi, lors de leur formation plus ou moins formelle, que pendant – au moment de l’insertion, pendant la vie active proprement dite, lors des séquences prévues ou imposées d’inactivité, etc. – et après, au moment de la retraite 217 . Même s’ils n’épuisent pas l’ensemble de leurs identités individuelles, les rôles d’étudiant, d’employé précaire, de chômeur, de travailleur qualifié, de chercheur d’emploi, etc. caractérisent les parcours biographiques de manière plus ou moins primordiale selon les individus et les moments de leur vie.

Au demeurant, la question des identités sociales et professionnelles est probablement d’autant plus exacerbée que la globalisation des échanges et le développement de la nouvelle économie bouleversent les catégories traditionnelles d’identification et charrient leur lot d’inégalités et d’incertitudes 218 . Comme cela a été expliqué au chapitre 3, les inégalités sociales découlent de plus en plus de la participation ou non à la production du savoir dans les secteurs de pointe tels que la finance, l’électronique, l’informatique, etc. De surcroît, la distribution des inégalités s’effectue selon que les individus sont porteurs des compétences les plus privilégiées dans ce nouveau contexte, soient celles relatives à la mobilité et à la « connexité », à l’adaptabilité et à l’autonomie, à la flexibilité et à la capacité à créer et à entretenir des réseaux. Chaque individu, dans une économie du savoir et une structure organisationnelle du travail dite horizontale, est exhorté à acquérir les connaissances et les compétences exigées, ceux qui ne disposent pas des ressources pour y parvenir étant acculés à une précarisation toujours plus accrue.

Dès le chapitre 1, nous avons vu que la mise au travail des jeunes devait se comprendre davantage comme un processus de socialisation professionnelle que comme un événement qui serait celui de l’entrée sur le marché du travail. Si les modalités de prise en charge de cette socialisation se sont modifiées depuis la fin des Trente glorieuses 219 , les apprentissages tendent toujours à se faire de façon progressive et dans la pluriactivité. Par activité, rappelons que nous entendons « l’ensemble des engagements sociaux des jeunes » (Nicole-Drancourt et Roulleau-Berger, 2001 : 21). Pour le dire autrement, le développement des connaissances et des compétences se produit successivement et simultanément dans des activités qui se déroulent aussi bien à l’école et dans l’espace marchand que dans des espaces non marchands. De fait, les personnes dont les pratiques de la spatialité font ici l’objet d’analyses s’inscrivent au cours de leur parcours dans de multiples rôles sociaux, d’ailleurs réversibles, dans des espaces d’activités tout aussi multiples (scolaires, économiques, associatives, artistiques, politiques, etc.). Ils suivent une formation scolaire, occupent un emploi rémunéré à mi-temps, font du théâtre ou de la danse, sont engagés politiquement, pratiquent un sport de compétition, travaillent à temps plein, et ainsi de suite.

Ce dernier chapitre se penche plus précisément sur cette dimension qui fait partie intégrante de la vie juvénile, le processus de socialisation professionnelle, en l’adjoignant minutieusement à la dimension spatiale de la vie sociale. En ayant recours à la typologie, l’un des instruments de recherche privilégiés pour comprendre la réalité sociale, nous présenterons tour à tour chacun des types idéaux de carrières spatiales et professionnelles qui ont été dégagés de l’analyse 220 .

Notes
215.

Voir le chapitre 3.

216.

Selon certains, la primauté allouée à la production des travailleurs éloigne l’école de sa vocation première : « Il fut donc d’autant plus facile de négliger le fait que nous remplacions, sous prétexte de réforme, une institution scolaire qui avait en vue le maître de l’État (le citoyen) par un système qui avait en vue le serviteur du besoin (le travailleur) et que nous le faisions sans fournir le moindre effort de les articuler l’un à l’autre. Deux nobles tâches éducatives disparurent ainsi l’une dans l’autre, l’autonomie intellectuelle du travailleur étant oubliée en même temps que l’autorité politique du citoyen, et le système put se rabattre en toute bonne conscience sur l’employabilité du salarié » (Gagné, 1999 : 13).

217.

Les études sont nombreuses sur les expériences vécues par les individus autour du rapport à la production, en ce qui a trait à la fois aux personnes en situation de non-emploi (Castel, 1991), aux jeunes en situation précaire (Nicole-Drancourt et Roulleau-Berger, 2001), aux jeunes professionnels (Bouffartigue, 1994), aux retraités (Guillemard, 1972), etc.

218.

« Si l’on introduit l’hypothèse que chaque période d’équilibre relatif, de croissance continue et de règles claires, de politique stable et d’institutions légitimes s’accompagne d’un ensemble de catégories partagées par le plus grand nombre, d’un système symbolique de désignation et de classement fortement intériorisé, alors la rupture de cet équilibre doit constituer une dimension importante et spécifique de la crise » (Dubar, 2000 : 11).

219.

Passant notamment d’une prise en charge par le marché (années 60) à une prise en charge individuelle. Pour plus d’informations, revoir le troisième chapitre ou consulter Nicole-Drancourt et Roulleau-Berger (2001).

220.

Rappelons que le concept de carrière réunit le caractère interactionnel et temporel du phénomène social étudié. Il peut se résumer comme l’organisation séquentielle des différents engagements sociaux d’un individu en un mode de vie particulier. Pour une définition plus complète, nous invitons le lecteur à consulter le chapitre premier de la thèse.