1. Un outil théorique d’intelligibilité du réel : la typologie

La typologie – il peut être utile de le rappeler étant donné la mauvaise interprétation dont elle fait parfois l’objet 221 – n’est pas une fin en soi mais bien un outil théorique qui permet d’expliquer des relations sociales. Si, comme la méthode de classification, elle a pour avantage de clarifier des phénomènes sociaux complexes, elle ne s’y réduit pas. La typologie n’a pas pour tâche de classer ensemble les individus dont les comportements et les modes d’appréhension du monde se ressemblent, « mais d’élaborer la logique des relations abstraites qui permet de mieux comprendre les comportements et les discours observés et donne une nouvelle intelligibilité aux relations sociales » (Schnapper, 1999 : 113-114). Elle est une construction théorique qui contient en elle-même les principes explicatifs des conduites individuelles en les inscrivant dans l’ordre historique et structurel qui les produit. Si tantôt elle naît de façon inductive, c’est-à-dire de la confrontation du matériau empirique, par tâtonnements, à la théorie, elle peut tout aussi bien être initiée par déduction, à partir de la réflexion et de la connaissance sociologiques (Gagnon, 1996 : 6; Schnapper, 1999 : 111). Dans le cas qui nous occupe, la typologie des carrières spatiales et professionnelles a été élaborée en partant de l’idée macrosociologique de la montée accrue, avec les transformations des sociétés contemporaines, de la mobilité comme valeur sociale primordiale et de l’espace comme ressource individuelle et collective. Ainsi, les analyses des entretiens auprès des jeunes ayant réalisé au moins un séjour d’études à l’étranger ne semblent prendre leur sens que si nous les éclairons à l’aide des processus généraux que sont la globalisation et l’internationalisation de l’éducation et de l’émergence, dans ce contexte, de la dimension spatiale comme l’un des principes d’ordonnancement des sociétés. La construction des types de carrière implique que soit prise en compte la reconnaissance sociale accordée ou non aux expériences individuelles dans ce contexte. Elle doit rendre compte des effets des conditions sociales globales sur les expériences vécues.

L’analyse typologique s’inscrit de façon presque spontanée dans le cadre de cette recherche puisque, d’une part, il s’agit d’une méthode qui se donne pour ambition de comprendre l’interaction sociale. La typologie, en effet, tient compte du sens que les acteurs sociaux donnent à leur vécu dans un contexte social et historique donné. D’autre part, parce qu’elle met au jour les effets des structures et des conditions sociales générales sur les conduites, la typologie apparaît un instrument de recherche approprié pour une comparaison internationale. Elle permet de révéler les similarités et les dissimilitudes entre les sociétés, plus exactement entre les cadres structurels sociétaux objets de la comparaison : « Un tel instrument autorise d’une part la comparaison entre des tableaux de pensée et des faits et, d’autre part, la comparaison entre modèles nationaux, religieux… » (Lallement, 2003a : 111). À l’instar de Collet (2003) dans son étude comparative des modes d’intégration de conjoints étrangers en France et en Allemagne, nous avons choisi de ne pas construire la typologie des carrières spatiales en renvoyant dos à dos les sociétés québécoise et française. Cette façon de faire permet d’éviter de tomber dans ce que l’auteur appelle « le piège de la bipolarisation nationale » : « Il s’agit bien d’un piège car non seulement cette façon de faire maintient l’analyse à un niveau relativement descriptif mais aussi parce qu’elle pousse à accentuer les différences nationales de manière abusive » (Collet, 2003 : 239-240). Nous constaterons ainsi que derrière des logiques de carrière spatiale apparemment semblables se trouvent des situations et des significations divergeant d’une société à l’autre.

Il va de soi, faut-il le souligner, que ce que décrit la typologie ne se retrouve pas dans la réalité à l’état pur. Weber, dont on dit que le type idéal est « au centre de la doctrine épistémologique » (Aron, 1967 : 519), est clair sur ce point :

‘On obtient un idéaltype en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, que l’on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroit pas du tout, qu’on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène (einheitlich). On ne trouvera nulle part empiriquement un pareil tableau dans sa pureté conceptuelle : il est une utopie. Le travail historique aura pour tâche de déterminer dans chaque cas particulier combien la réalité se rapproche ou s’écarte de ce tableau idéal, dans quelle mesure il faut par exemple attribuer, au sens conceptuel, la qualité d’ « économie urbaine » aux conditions économiques d’une ville déterminée. Appliqué avec prudence, ce concept rend le service spécifique qu’on en attend au profit de la recherche et de la clarté (Weber, 1965 : 181).’

Cette caractéristique invite à une dernière remarque avant d’entamer la description de chacun des idéaux-types. Afin que la typologie ait une valeur heuristique, il est primordial qu’elle ne tombe pas dans la catégorisation de personnes. Ce ne sont pas les individus qui sont de tel ou tel type. Dans le cas qui nous occupe, ce sont les relations qu’ils ont à leurs activités sociales et à l’espace spatial qui donnent à voir une carrière de tel ou tel type. C’est pourquoi, à l’instar de Schnapper (1999 : 64) et en dépit de la lourdeur de cette formule, nous tenterons de parler le plus souvent d’individus « dont la carrière se rapproche le plus du type… ».

L’analyse des entretiens des 80 personnes que nous avons rencontrées montre une dynamique qui allie leur processus de socialisation professionnelle à leurs pratiques de la spatialité 222 . La typologie des carrières spatiales et des socialisations professionnelles de jeunes ayant expérimenté au moins un séjour d’études à l’étranger a donc été construite à partir, d’une part, de l’ensemble des engagements sociaux (le répertoire de rôles et de ressources) qui jalonnent leur parcours et, d’autre part, de leur rapport à l’espace international. Ces deux dimensions se combinent pour donner lieu à quatre types selon que les pratiques spatiales se déroulent dans un espace multiple ou unique et selon que le répertoire de rôles et de ressources propres aux diverses activités est dispersé et discontinu ou, au contraire, qu’il est ordonnancé vers l’exercice d’un rôle principal lié à un métier ou à une profession socialement jugée légitime.

Sur l’axe « spatial », nous avons distingué les parcours biographiques qui se caractérisent par l’appropriation répétée dans le temps d’espaces étrangers multiples et ceux qui donnent à voir des pratiques spatiales orientées vers un espace prédominant. Ces carrières multispatiales et unispatiales sont construites depuis que l’individu est en situation d’agir de manière relativement autonome sur sa destinée. Cela exclut donc les déplacements à l’international effectué durant l’enfance avec la famille même si le nombre et la valeur des ressources héritées interviennent, comme nous le verrons, dans la compréhension de la construction sociale de chacun des types.

Nous pouvons penser, à l’instar de Roulleau-Berger (1995) qui s’est penchée sur les mécanismes de sortie des espaces intermédiaires, que le processus de socialisation professionnelle connaît une certaine stabilisation – bien qu’il ne soit jamais achevé 223 – lorsque les rôles et les ressources dispersés dans divers espaces sociaux d’activités se concentrent autour d’un engagement de métier ou de profession conçu en tant qu’activité de production légitime sur le marché du travail. Ainsi, sur l’axe « socialisation professionnelle », nous avons défini qu’une logique d’agencement du répertoire de rôles et de ressourcessignifie que les ressources et les engagements sociaux des jeunes, malgré leur pluralité et parfois leur hétérogénéité (voyage, action politique, petit boulot, études universitaires, etc.), convergent progressivement vers l’occupation d’un rôle principal lié à un métier ou à une occupation professionnelle. Ici, les savoirs et les compétences développés dans des activités sociales a priori dispersées sont graduellement transposés à un engagement professionnel sur le marché du travail. Par opposition, la logique de dispersion du répertoire de rôles et de ressources donne plutôt à voir des activités ponctuelles qui ne présentent pas de constance et qui n’aboutissent pas à un renforcement marqué des ressources. Les engagements sociaux sont multiples et hétérogènes et s’ils donnent lieu au développement de compétences, celles-ci ne sont pas transférées dans un espace professionnel.

Mentionnons que ces logiques d’action ne renvoient pas à une vision instrumentale et purement rationnelle de l’action, au sens où les tenants de l’homo œconomicus l’entendent. Les jeunes peuvent agir sans avoir un objectif professionnel déterminé a priori. Toutefois, la manière dont ils composent avec leurs ressources selon les opportunités et les contraintes qui se présentent à eux au fur et à mesure qu’ils avancent dans leur parcours donne à voir plus ou moins de cohérence interne selon les cas. Les aspirations et buts poursuivis par les individus naissent et disparaissent, se modifient et évoluent au gré de leur parcours; les modalités d’agrégation de leurs actions dépendent de leur capacité d’ajustement et d’agencement des expériences et du degré de contrainte qui pèse sur eux.

Le tableau suivant offre une vue schématisée des types idéaux auxquels nous sommes ainsi parvenus.

Typologie à quatre types des carrières spatiales et professionnelles de jeunes scolarisés à l’international
Rapport à l’espace
Socialisation professionnelle
Multispatialité Unispatialité

Agencement du répertoire de rôles et de ressources

Carrière multispatiale
intégrée

Carrière unispatiale d’insertion professionnelle

Dispersion du répertoire de rôles et de ressources

Carrière multispatiale aléatoire

Carrière unispatiale
précaire

Notes
221.

« La méthode typologique est une des rares qui soit spécifique à la sociologie; c’est également une des plus controversées. Ces controverses reposent souvent sur des malentendus, du fait qu’on n’a pas pris la peine, lorsqu’on travaille de cette façon, de préciser la portée et les limites de la méthode, ou encore la modalité d’utilisation de cet instrument » (Gagnon, 1996 : 4).

222.

Une dynamique similaire est à la source de la distinction des formes migratoires observées par Roulleau-Berger en Chine continentale, lesquelles dépendent « des modes d’agencement entre espaces, savoir-circuler et activités économiques différenciées » (Roulleau-Berger et Shi, 2004 : 15).

223.

La socialisation professionnelle se poursuit tout au long de la vie active (Dubar, 1996), et nous sommes en droit de penser que cela est d’autant plus vrai dans une société économique qui fonctionne « par projet » (Boltanski et Chiapello, 1999) et qui valorise la formation continue.