2.1 L’espace comme ressource de définition identitaire

Ce qui caractérise généralement les personnes qui ont une carrière de type multispatial intégré, c’est que la pluralité des actions et des situations objectives de leur biographie et les significations les plus subjectives et intimes qui les accompagnent présentent une sorte de cohérence et de continuité internes où l’espace joue un rôle central. Ces individus sont animés, depuis plus ou moins longtemps selon les cas, par une quête de soi qui origine d’événements ou de situations sociales diverses et qui se répercute sur l’ensemble de leurs rôles sociaux. Il peut s’agir, à titre d’exemple, de personnes adoptées lorsqu’elles étaient petites ou d’enfants issus de l’immigration. C’est le cas notamment de Frederic qui, rappelons-le, a vécu son enfance dans une ville québécoise francophone alors qu’il était d’origine allemande et scolarisé dans une école anglophone. Il explique par quoi était motivé son premier départ pour les études à Toronto, ses autres séjours d’études à l’étranger ainsi que le choix de son lieu d’insertion socioprofessionnelle :

‘« En tant qu’Allemand à Québec, surtout, j’avais toujours l’impression d’être étranger ici même si j’ai passé toute ma vie ici. Une fois que je suis allé au Canada anglophone, je me sentais encore plus comme étranger, ce qui me faisait bizarre aussi parce que normalement à Québec, je m’identifiais toujours plus anglophone, à cause de la langue. Alors une fois que je suis allé à Toronto, j’ai compris à quel point j’étais quand même devenu Québécois aussi, que j’étais vraiment pris entre plusieurs chaises. Maintenant, en Allemagne, on ne se doutait pas que je n’étais pas des leurs. Même si je n’avais pas fait l’école en allemand, tout le monde me prenait pour un Allemand. Maintenant, avec quelques années de recul, je suis très content d’être revenu au Québec. […] Je visais Montréal, c’était mon intention peut-être depuis Toronto. Depuis que j’ai compris que je ne serais jamais complètement content en Amérique du Nord et jamais complètement content en Europe, Montréal c’est quand même le meilleur entre les deux. Et aussi, à partir du moment où j’étais à Toronto, et en Allemagne, j’ai quand même découvert à quel point j’étais Québécois de formation, quand même plus Québécois que Canadien, finalement. Que j’aimerais contribuer aux connaissances de la société, ici » (Frederic, 34 ans, Québécois).’

Dans son cas, nous le voyons bien, le choix des sociétés de destination n’est pas uniquement motivé par des objectifs scolaires et professionnels mais s’allie à l’approfondissement de son identité culturelle pour évoluer au fur et à mesure des expériences vécues.

Il s’agit également des jeunes qui se sentent marginaux parce qu’ils sont homosexuels ou qu’ils refusent, pour des raisons liées à leur personnalité et à leurs contextes de socialisation, le modèle de société qui leur est transmis. L’extrait suivant montre comment l’ensemble des actions et des pratiques de la spatialité de cette jeune femme était porté par la recherche de « sa » place dans un monde qu’elle n’arrivait pas à faire sien :

‘« C’est ça que je retiens du 15 mois que j’ai passé au Brésil, c’est comme si je tournais une étape… comment je pourrais dire ça… je suis plus adulte qu’adolescente. Je parle au niveau symbolique, là. Je pense que ce qu’il y avait dans ma militance au Québec, il y avait quelque chose de très fuck the system. C’était personnalisé, quasiment. Je pouvais reprocher à mes parents, à ma famille, aux adultes qui m’entouraient, ce qu’ils avaient choisi comme culture. Fâchée. C’était ça ma principale impulsion pour partir à l’étranger, tu sais le voyage, c’était ça, c’était de trouver quel mode de vie allait me convenir finalement pour incarner mes valeurs. Ici, durant mon bacc et tout ça, c’était de militer, de m’impliquer. Mais je faisais parallèle à mes études à l’université. Toujours je me questionnais, ça va être quoi mon rôle dans la société. Et puis c’est comme si au Brésil il y a eu une fusion entre une espèce de quête d’identité professionnelle, quelle va être ma place dans cette société-là, et militante. Par l’approche de l’intervention psychosociale dans l’Institut dans lequel je travaillais. Par ma prise de conscience que j’avais un intérêt théorique pour le Forum social mondial. Mais que c’était une forme de militance aussi. Une forme adulte. Plus confiante. Me disant que je ne suis pas obligée de matraquer le modèle d’adulte que je vais devenir. Tu peux le construire, ton propre modèle. Tu vas, oui, ressembler un peu à ce que tu ne voulais jamais ressembler » (Martine, 24 ans, Québécoise).’

Les individus animés par une volonté de mobilité sociale ascendante en raison de la perte du statut social de la famille ou en réaction au milieu social d’origine, qu’ils cherchent à fuir, font aussi partie de ceux qui entrevoient l’espace international comme un terrain d’action susceptible de les aider à atteindre la position sociale convoitée. Cette jeune française d’origine laotienne, qui provient d’une famille d’ambassadeurs, souffre de la descente de l’échelon social subie par sa famille à son arrivée en France. Dans son cas, la quête de ses origines culturelles s’entremêle à la perte de statut social éprouvée par sa famille pour déterminer le choix de sa filière de formation, sa licence en Angleterre ainsi que ses études doctorales aux États-Unis. Elle aspire à une carrière diplomatique qui lui permettra de travailler pour son pays d’origine tout en redonnant à sa famille le prestige qu’elle considère lui revenir de plein droit :

‘« C’est une manière pour moi de retrouver un statut, de retrouver mes origines et de me retrouver une situation, un équilibre. Je l’ai, ce but là, même s’il s’est égaré de temps en temps, même si j’ai douté de temps en temps, je sais que je ne peux pas m’en éloigner. Depuis le lycée, depuis la seconde, depuis que les choses sont allées mal, en fait, je me dis… Même au début je voulais faire science po mais étant donné que je suis trop nul en culture générale… Donc je l’ai fait en économie. […] En fait, je veux faire ça pour retrouver un peu le statut qu’on a perdu » (Vanessa, 25 ans, Française).’

Notons que la définition de soi dont il est question ici n’est pas forcément amorcée par une épreuve négative ou une situation vécue dans la douleur. Toutefois, qu’il s’agisse de la volonté d’atteindre une position socioprofessionnelle satisfaisante ou d’intégrer un milieu culturel où on se sent « chez soi » 224 , les départs répondent à la recherche souvent précoce d’un environnement où les identifications sociales revendiquées pourront, il est espéré, obtenir une reconnaissance. L’inscription des actions dans une multitude d’espaces constitue alors une stratégie – bien que cette stratégie ne soit pas toujours présente à l’esprit et définie comme tel dès les premiers actes de mobilité – afin de conquérir les modèles de comportement et les repères sociaux, culturels et moraux susceptibles d’intervenir favorablement au cours de ce travail de définition identitaire. Ici, l’ensemble des expériences vécues de mobilité sont interprétés en lien avec cette quête, du premier séjour linguistique aux études universitaires à l’étranger, en passant par l’engagement politique. L’acteur social est amené à concentrer ses ressources autour d’un questionnement existentiel qui s’exprime comme projet; la quête identitaire devient le moteur de la cohérence interne de l’itinéraire spatial. Les pratiques spatiales, c’est-à-dire les territoires de destination et les activités réalisées lors du déplacement s’accumulent, s’agencent, se complètent et s’enchaînent de telle sorte qu’elles favorisent le renforcement mutuel des ressources. Les jeunes qui ont une carrière qui se rapproche le plus du type multispatial intégré sont souvent ceux qui entreprennent eux-mêmes les démarches auprès des institutions et des représentants de la mobilité étudiante internationale 225 .

Notes
224.

Les enquêtés utilisent souvent des expressions comme « trouver ma place », « me sentir bien », « me sentir chez moi », etc.

225.

Voir les logiques de transaction entre les jeunes et les institutions de la mobilité présentées au chapitre 6.