2.2 L’accumulation d’espaces et de compétences

L’accroissement progressif du capital spatial international, nous l’avons dit, est grandement favorisé par la position sociale de l’individu dans la structure sociale, laquelle offre un important bagage initial de ressources ainsi qu’un vaste accès 226 à d’autres ressources susceptibles de faciliter la maîtrise de sa position et de ses déplacements dans l’espace. Toutefois, il peut également être amorcé par certaines ouvertures et conditions structurelles favorables, comme c’est le cas de ces jeunes qui apprennent l’existence de programmes de mobilité juvénile internationale et réalisent leur première mobilité grâce à cette opportunité institutionnelle. Dans ce dernier cas, alors qu’ils apparaissent a priori objectivement peu disposés à s’approprier l’espace international, la pluralité des contextes d’interaction les soumet à un espace potentiel élargi d’action et la disponibilité de dispositifs de soutien et d’encadrement leur permet de vivre une mobilité internationale qui sera la première d’un long itinéraire spatialisé de définition de soi. Évoquons seulement l’exemple de Marie-Claude qui, contre la volonté affirmée de son père, est néanmoins partie deux mois à Toronto à l’âge de 15 ans après avoir appris l’existence d’un programme qui le permettait 227 . Ici, l’offre universitaire d’un séjour d’études à l’étranger joue également un rôle déterminant auprès de ces jeunes plus faiblement prédisposés à la mobilité internationale en proposant un encadrement organisationnel, voire tantôt une aide financière, qui suscite l’intérêt du jeune et facilite l’obtention de l’accord moral des parents.

Cela dit, il ne faut pas omettre que les conditions institutionnelles et structurelles dans lesquelles se trouvent les jeunes interviennent tout au long des séquences de mobilité qui teintent leur parcours, en tant qu’ouverture des possibles mais aussi en tant que fermeture. La construction progressive d’un répertoire essaimé de rôles sociaux et de ressources dans de multiples espaces et son ordonnancement en fonction d’un projet ne sont donc pas garantis dès lors que la carrière spatiale est lancée. Certains événements biographiques, des opportunités d’emploi ou des obstacles institutionnels se produisent pour provoquer l’arrêt volontaire ou forcé des pérégrinations, comme nous le verrons dans la présentation des types unispatiaux d’insertion professionnelle et de précarité. D’autres situations tant objectives que subjectives, a contrario, enclenchent une suite de séjours à l’étranger qui ne paraissent pas donner lieu à la consolidation des ressources et des rôles autour d’un engagement professionnel relativement bien délimité, comme dans le cas des carrières que nous avons qualifiées d’aléatoires. Chez les individus dont la carrière s’apparente au type multispatial intégré, toutefois, les ressources et les expériences semblent se renforcer de façon continue. Dans le cas du Québécois que nous avons prénommé Jean-Philippe, ce renforcement sera permis grâce à des ouvertures institutionnelles qui favoriseront l’acquisition de savoirs et grâce à des compétences spatiales, lesquelles agiront à leur tour sur les autres bagages de ressources, comme en une spirale ascendante. Il part une première fois en France dans le cadre d’un échange d’étudiants au cours de ses études de baccalauréat de philosophie, d’où il obtient une bourse pour un court séjour de langue en Allemagne. Ce séjour linguistique lui donne l’occasion de rencontrer le directeur du programme de philosophie de l’université allemande où il se trouve, lequel lui donne alors les informations et la lettre de référence qui lui permettront d’obtenir une bourse d’études destinée aux étrangers et grâce à laquelle il fera finalement une partie de ses études de maîtrise en Allemagne. Il préparera ensuite une demande de bourse doctorale pour la réalisation d’un projet d’études en philosophie allemande, financement qui lui sera octroyée et lui permettra de faire ses études de doctorat à Genève dans une université reconnue dans son domaine. Dans son cas, le répertoire d’engagements sociaux et de ressources pourtant dispersé dans l’espace national et international s’ordonne progressivement autour d’un type principal d’activité, ses études de philosophie, qu’il pense de plus en plus en termes professionnels au fur et à mesure qu’il avance dans sa carrière :

‘« Déjà en arrivant en Allemagne, je me disais "je commence ma dernière année de maîtrise, alors qu’est-ce qui vient après, c’est maintenant qu’il faut que je le sache". Et là, c’est là qu’il y avait l’aspect professionnel en compte, c’est là que je me suis dit "si je fais un doctorat, j’aimerais bien faire un doctorat, mais si je le fais, c’est pas juste parce que j’aime ça, c’est aussi parce que je vais pouvoir en vivre". Alors là je me dis "pour avoir un projet de rêve, les conditions minimales à remplir, il faut avoir un projet de rêve, il faut avoir un financement pour toute la durée du projet et il faut être dans une excellente université". Ça fait que j’avais ces paramètres-là, je m’étais assis devant Internet, et j’avais fait ça pendant un mois. Et puis je cherchais, en philo dans mon domaine, ce qu’il y avait dans le monde qui était excellent. Mais partout. J’étais même prêt à aller au Japon s’il le fallait. Moi je voulais un truc vraiment super sur le plan académique, mais académique dans le sens aussi de travailler après dans ce milieu-là. Comme ça, petit à petit, j’avais établi une liste de directeurs potentiels, j’ai contacté ces gars-là, je leur envoyais un petit e-mail avec un petit projet de thèse, un petit projet d’une page et demie. J’ai établi une liste il me semble de six candidats. Peut-être deux aux États-Unis et le reste était en Europe. Le gars à Genève m’avait répondu un peu bizarrement "mais avant de m’engager encore faut-il que je vous rencontre et que je vous lise". Alors j’ai dit, j’ai répondu "je ne suis pas très loin, je peux aller vous rencontrer quand vous voulez". […] Donc je suis allé le voir, je lui ai expliqué que je ne venais pas d’une bonne famille, que mon avenir professionnel allait être risqué là-dessus, que je n’étais pas riche, que si je n’avais pas de bourse je ne pouvais pas le faire. Je pense que le contact a été très bon des deux côtés » (Jean-Philippe, 30 ans, Québécois).’

Dans ce cas-ci, la première expérience de mobilité étudiante internationale donne accès à des ressources spatiales, économiques et sociales et entraîne le développement de compétences qui facilitent la mobilisation ultérieure d’autres ressources, elles-mêmes facilitées par la disponibilité de programmes de financement des études. Le tout s’accumule de manière relativement cohérente et le projet professionnel se précise continûment.

Ainsi, lorsque les ressources et les compétences développées sur des espaces multiples et à travers des activités plurielles s’accumulent de façon consistante et harmonieuse et s’agrègent autour d’un projet d’engagement professionnel, l’individu porteur d’un tel projet semble acquérir plus facilement la reconnaissance sociale, comme l’exprime l’un des représentants institutionnels rencontrés au cours de cette recherche :

‘« Notre mandat, c’est vraiment d’augmenter les échanges entre les jeunes du Québec et des Amériques dans une perspective de développement professionnel et de réseautage, donc de connaissances réciproques. Mais on ne s’arrête pas là sinon tout le monde irait faire tout de sorte d’échanges pour la découverte culturelle, pour mieux se connaître, etc. On le valorise, mais ça ne suffit pas. Quand on reçoit un projet, ce qu’on regarde c’est d’abord et avant tout est-ce qu’il y a un lien entre le profil de la personne et ce qu’elle veut aller faire. Est-ce que ça va l’amener un peu plus loin dans son cheminement. S’il n’y a pas ça, même s’il y a d’autres aspects très intéressants, ça ne suffit pas »228.’
Notes
226.

Rappelons les postulats macro sociaux exposés au chapitre premier selon lesquels les individus situés au haut de la hiérarchie disposent d’un accès facilité à tous les niveaux de l’échelon social. Voir Lin (1995).

227.

Revoir le chapitre 5.

228.

Extrait d’un entretien auprès d’un acteur de l’Office Québec-Amérique pour la jeunesse.